Après dix ans d’enquête brouillonne et tendue, le procès des assassins d’André Cools s’ouvre enfin devant la cour d’assises de Liège. Plus de 400 témoins sont attendus. Les débats risquent d’être agités.
Récit d’une affaire judiciaire rocambolesque
Lorsqu’elle entend la voix de l’officier de la police judiciaire au bout du fil, ce jeudi matin, la juge Véronique Ancia n’en croit pas ses oreilles. Un homicide, à Cointe, avenue de l’Observatoire. Un mort par balles et une blessée. Les noms des victimes : André Cools et Marie-Hélène Joiret, sa compagne. Quoi ! L’ancien ministre socialiste wallon ? Le patron du PS liégeois ? Le » maître de Flémalle » ? Lui-même ! Nous sommes le 18 juillet 1991, il est à peine 8 heures. D’abord stupéfaite par l’ampleur de la nouvelle, la jeune juge d’instruction, de garde depuis la veille, se ressaisit et quitte immédiatement son domicile.
Bien qu’elle n’ait jamais défrayé la chronique durant ses premières années de magistrature, elle ne passe pas inaperçue en descendant de sa voiture, sur les hauteurs huppées de la Cité ardente. Sous un ciel chargé et au milieu d’enquêteurs en jeans et en baskets, son tailleur moutarde la rend particulièrement élégante. Gendarmes, policiers, ambulanciers, magistrats du parquet s’agitent déjà autour de la scène du crime, épiés par d’inévitables badauds. Léon Giet, le procureur général de Liège, a précédé la juge de quelques minutes. Il a été alerté par le commissaire principal de la PJ. Grièvement blessée, Marie-Hélène Joiret vient d’être évacuée en ambulance. Sur le macadam du parking de l’immeuble qu’il venait de quitter, André Cools gît sans vie, légèrement recroquevillé, la tête enfouie dans son veston gris, à moins d’un mètre de son Audi Quattro.
Une heure plus tôt, vers 7 h 25, deux hommes l’ont surpris, alors qu’il allait monter dans sa voiture. L’un d’eux a tiré trois coups de feu. Deux balles ont atteint leur cible : une dans la gorge, l’autre dans la tempe. André Cools s’est écroulé comme une masse. Marie-Hélène Joiret a surgi de l’Audi en hurlant. Le même tireur l’a visée. Un nouveau coup de feu. Touchée à l’épaule droite, la compagne de Cools a rapidement perdu connaissance. La balle a traversé les poumons, avant de se loger dans un rein. Les assassins, eux, se sont évanouis dans la nature en direction du quartier des Guillemins, où les attendait une Ford Escort, rue Varin.
En apprenant la mort violente d’André Cools, les Belges, en vacances, sont sous le choc. Après les tueries du Brabant, dans les années 1980, la Belgique doit affronter un nouvel épisode sanglant hors de l’ordinaire. Le monde politique est bouleversé. Un homme d’Etat sauvagement abattu, c’est loin d’être banal. Il faut remonter jusqu’au 18 août 1950 pour trouver un précédent dans l’histoire de la Belgique : en pleine querelle sur la question royale, le président du parti communiste, Julien Lahaut, avait alors été assassiné par balles, dans sa maison de Seraing.
Une lettre anonyme
Désormais, le dossier n°D/37.375 » assassinat de M. André Cools, ministre d’Etat » dominera le bureau de Véronique Ancia, comme une singulière obsession. L’ancien juge de la jeunesse, étiquetée PSC, est consciente qu’elle vient, par le hasard des tours de garde, de recevoir un cadeau empoisonné. Vedette malgré elle, sous le feu harassant des médias venus du monde entier, elle tentera de garder la tête sur les épaules et fera preuve d’une remarquable obstination au cours de son instruction, au point de se voir élire Femme de l’année, en janvier 1993, par un jury de journalistes.
Durant les premiers jours de l’enquête, elle convoque au palais de justice de Liège les mandataires de tous les partis, proches ou adversaires de Cools, notamment Guy Spitaels, Paul Vanden Boeynants, Jean Gol, Michel Daerden, Philippe Moureaux, Guy Mathot et… Alain Van der Biest. Pour l’anecdote : parce que son amie habite l’immeuble au pied duquel Cools a été tué, Daerden est interrogé davantage que les autres. En vain.
Le 26 juillet, une lettre anonyme parvient à Ancia, via la police judiciaire. L’auteur de la missive met en cause Alain Van der Biest, ministre wallon des Affaires intérieures, et accuse directement, sans le nommer, son secrétaire particulier et ancien chauffeur, Richard Taxquet. Le premier est réentendu par la juge. Le second est longuement cuisiné. On organise une confrontation avec Marie-Hélène Joiret, qui ne le reconnaît pas. Fausse piste ?
Il y en aura d’autres, comme celle du super-canon destiné à l’Irak, celle des déchets toxiques du Val Saint-Lambert, celle du projet avorté d’un centre médical à Alleur… La juge Ancia voit aussi surgir û et elle en verra encore ! û des témoins farfelus, dont les pseudo-convictions trahissent des ranc£urs personnelles. L’un d’eux prétendra même que Marie-Hélène Joiret est mêlée à la préparation de l’assassinat… dont elle a réchappé de justesse. Bref, l’instruction liégeoise progresse en eaux troubles.
C’est qu’André Cools était une personnalité hors du commun, complexe, un homme de pouvoir, redoutable et redouté, omniprésent, aux bras tentaculaires (lire encadré ci-dessous). Il fascinait et dérangeait. Ses ennemis étaient nombreux. Quelques semaines avant sa mort, lors d’un cocktail mondain, il confiait à Lily Portugaels, journaliste à la Gazette de Liège : » Je suis décidé à frapper un grand coup ! Tu auras de quoi écrire en septembre. » A peu près à la même période, une personne, qui n’a pas dévoilé son identité, a cherché à le prévenir qu’on voulait attenter à sa vie. Cools étant malade, c’est Marie-Hélène Joiret qui a approché le quidam, lequel lui aurait confié : » Quelqu’un de ma famille en état d’ébriété menace de tuer André Cools… » Ce témoin ne sera jamais retrouvé par la justice.
Dès la fin de 1991, l’enquête de Véronique Ancia s’oriente une première fois vers Alain Van der Biest. En effet, quelques mois après l’envoi de la lettre anonyme, Maurice Demolin, ex-secrétaire de la fédération liégeoise du PS, fait part à la juge d’instruction de ses soupçons à l’égard de Taxquet et du ministre wallon. Demolin et Van der Biest sont d’anciens amis. Ils siègent ensemble au conseil communal de Grâce-Hollogne, l’un comme échevin de l’Instruction publique, l’autre comme bourgmestre. Mais leur complicité n’a pas résisté au divorce entre Cools et son ex-poulain (lire encadré ci-dessous). Les déclarations de Demolin ont un parfum de règlement de comptes. Pour l’heure, Alain Van der Biest n’est pas trop inquiété.
Mais, huit mois plus tard, coup de théâtre. Et coup de massue. Carlo Todarello, un truand d’origine italienne et oncle par alliance de Richard Taxquet, se répand dans la presse, dénonçant û encore eux ! û son neveu et Alain Van der Biest en tant que commanditaires de l’assassinat de Cools. Ses révélations semblent incroyables. Il implique également Pino Di Mauro, qui a été chauffeur au cabinet Van der Biest, et évoque le nom de Guy Mathot ainsi que celui d’un certain » Schlitz » ou » Schmit « . Dans ses accusations, qui seront ultérieurement actées par la juge Ancia, Todarello explique que Taxquet lui a remis 750 000 francs pour payer une première partie de la somme promise aux assassins de Cools. Les tueurs devaient être amenés en Belgique par les soins de Cosimo Solazzo, un malfrat liégeois, qui, en 1991, dirigeait une modeste entreprise de nettoyage. Todarello raconte enfin qu’en juin de la même année, dans un café de Montegnée, il a été présenté comme le tueur à Van der Biest, pour le calmer, car ce dernier était impatient d’en finir avec Cools.
L’étau se resserre
Pourquoi Carlo Todarello, petit homme grisonnant, insignifiant et roublard, fait-il ces déclarations explosives à ce moment-là ? L’individu est inculpé dans un dossier d’écoulement de titres volés à Zaventem, dont une partie ont été négociés, sans succès, en novembre 1991, au Liechtenstein. C’est le juge d’instruction Jean-Marc Connerotte de Neufchâteau qui vient de démanteler ce vaste trafic, évalué à plusieurs dizaines de millions de francs, et dont les autres protagonistes se nomment… Richard Taxquet, Pino Di Mauro, Cosimo Solazzo. Todarello divulgue le complot contre Cools au lendemain de l’arrestation de Taxquet par le juge Connerotte, le 9 juin 1992. Espère-t-il se protéger ? Négocier ses aveux ? Quoi qu’il en soit, ses révélations sur Van der Biest et consorts ont l’effet d’une bombe. Considéré alors comme un témoin capital, Todarello est déplacé en voiture blindée, vêtu d’un gilet pare-balles et encadré par une escouade de policiers armés jusqu’aux dents !
Alain Van der Biest, qui n’est plus ministre depuis le début cette année-là, voit l’étau de la justice se resserrer autour de lui. Toutes les télévisions, françaises, allemandes, hollandaises, mais aussi américaines, s’intéressent à son cas. C’est, pour l’ancien protégé de Cools, le début de la descente aux enfers. Il est confronté à un inimaginable scandale : des membres de son ex-cabinet sont accusés d’avoir trempé dans une sombre affaire de titres volés ! Et, pour tenter de revendre ces titres au Liechtenstein, ils ont utilisé une voiture du ministère, en faisant le plein d’essence avec une carte de crédit du cabinet ! Pis : lui-même est soupçonné d’avoir commandité l’assassinat de Cools ! En outre, dans ses confidences, Todarello lie les deux dossiers. Selon lui, la mort d’André Cools permettait de » libérer » les titres… Il n’en fallait pas davantage à Ancia et à Connerotte pour s’intéresser désormais de très près au bourgmestre de Grâce-Hollogne. Les deux juges mènent ensemble des perquisitions à son domicile. Van der Biest est » cuisiné » tant à Liège qu’à Neufchâteau.
Le 10 juillet 1992, au vu des développements de l’instruction liégeoise, une cellule d’enquête de vingt hommes, constituée de gendarmes et de membres de la police judiciaire, dirigée par le commissaire Raymond Brose, est mise à la disposition de la juge Ancia. L’initiative vient du procureur général Léon Giet, sur les conseils insistants de… Philippe Moureaux. Le » dossier Cools » ne prendra cependant pas la tournure que le procureur escompte. L’enquête criminelle se dirigera vers d’autres sphères et permettra de mettre au jour des scandales politico-financiers qui éclabousseront abondamment le Parti socialiste, dont Giet est un proche.
Le combat des chefs
Certes, de son côté, le juge Connerotte restera persuadé que les titres volés constituent le mobile ou, en tout cas, le détonateur de l’assassinat de Cools. Il s’acharnera, bec et ongles, sur cette proie. Avec Silvio De Benedictis, un autre oncle de Taxquet, et Mauro De Santis, on dénombre pas moins de six suspects communs aux deux affaires. Pour le magistrat chestrolais, la démonstration est faite. A Liège, Léon Giet et l’avocat général Armand Spirlet (ancien chef de cabinet adjoint de Philippe Moureaux, lorsque celui-ci était ministre de la Justice) se disent, eux aussi, convaincus que les titres volés sont à l’origine du complot meurtrier. Mais Véronique Ancia, elle, préférera flairer d’autres pistes. D’autant que Todarello reviendra rapidement sur ses accusations, apparaissant comme un témoin finalement peu fiable.
La juge liégeoise suspecte qu’avec le dossier des titres » on » essaie de l’écarter du véritable mobile de l’assassinat du 18 juillet 1991. Depuis quelques mois, elle enquête sur l’attribution, en 1988, par le ministère de la Défense, d’un marché d’une cinquantaine d’hélicoptères à la firme italienne Agusta. André Cools menaçait-il de dénoncer les pots-de-vin italiens reçus par certains caciques de son parti, après avoir compris que la province de Liège risquait d’être écartée des retombées économiques de ce juteux marché ? L’a- t-on supprimé parce qu’il faisait chanter l’un ou l’autre hiérarque du PS ? Pour Ancia, Agusta se révèle, sinon le bon filon, du moins un gros poisson qu’il faut ferrer fermement. Elle ne le lâchera pas. On sait ce qu’il en adviendra, avec le retentissant procès sur le financement occulte des partis socialistes qui se terminera, en 1998, par la condamnation, entre autres, de Guy Spitaels, de Guy Coëme et de Willy Claes, mais au cours duquel le nom de Cools sera à peine évoqué.
Deux enquêtes, deux hypothèses, deux styles différents. Le climat se gâte rapidement entre Liège et Neufchâteau. Rien ne va plus entre Ancia et Connerotte, qui ont désormais des visions diamétralement opposées sur le dossier Cools. De part et d’autre, des fuites sont orchestrées vers la presse, qui se fait le relais de ce qu’on appellera la » guerre des juges « . Ce conflit lamentable met aussi û et peut-être surtout û aux prises les chefs d’enquête et, à travers eux, les différents services de police du pays. D’un côté, Raymond Brose, de la police judiciaire, dirige une cellule mixte (qui deviendra vite majoritairement » péjiste « ) ; de l’autre, l’adjudant-chef Verduykt, de la gendarmerie, ne travaille qu’avec des gendarmes des BSR locales. Les deux chefs se méprisent et s’épient. Neufchâteau ira jusqu’à faire suivre Brose par des membres du Posa, un peloton de la gendarmerie spécialisé dans la surveillance. Pire encore : un gendarme de la BSR de Bastogne se fera passer pour un membre de la cellule Cools afin d’interroger un témoin de la juge Ancia. Et cette dernière portera plainte. Ambiance !
Après deux années de piteuses chamailleries, la Cour de cassation siffle la fin de la récréation. Le 1er juin 1994 restera une date particulièrement marquante dans le dossier Cools. Ce jour-là, le juge Connerotte, toujours convaincu qu’André Cools a pu être assassiné dans le cadre de l’affaire des titres volés, signe des mandats d’arrêt à l’encontre de Richard Taxquet, Pino Di Mauro et Silvio De Benedictis. Le même jour, la Cour de cassation prononce le dessaisissement de Connerotte dans les deux dossiers : assassinat de Cools et titres volés. Elle en confie l’instruction exclusive à la juge Ancia. Deux semaines plus tard, Taxquet et consorts sont libérés. Certains reprocheront au procureur général de la Cour de cassation de l’époque, Jacques Velu, d’avoir torpillé l’enquête criminelle pour voir prospérer d’autres dossiers gênants pour le PS, comme l’affaire Agusta. Pourtant, le magistrat portait l’étiquette socialiste. Velu le traître ? Ou Velu l’intègre ?
Quoi qu’il en soit, Véronique Ancia continuera, pendant de longs mois encore, à exhumer les pratiques financières douteuses du PS et du SP. Les hélicoptères d’Agusta prennent beaucoup de place dans l’enquête Cools. A partir de 1994, la juge se penchera également sur une autre piste financière : celle de la Smap, dont André Cools présidait le conseil d’administration. Au début de juillet 1994, Léon Lewalle, le patron de la compagnie d’assurances, est inculpé de faux, d’escroquerie et de détournement de fonds. Il est arrêté, en même temps que son prédécesseur Joseph Haverland et l’assureur suisse Léon Genoud. On connaît l’affaire du matelas financier planqué en Suisse, dont Cools aurait menacé de révéler l’existence. Le procès en première instance des trois prévenus de la Smap s’est terminé il y a peu, à Liège, par des condamnations à des peines de prison avec sursis. Mais, ici non plus, il n’a pas été question, dans les débats, de l’assassinat du maître de Flémalle.
Un témoin à 8 briques !
Si la juge liégeoise n’abandonne pas complètement la piste de la mouvance Van der Biest, ni celle des titres volés, elle s’écarte tout de même de l’enquête criminelle proprement dite. De 1994 à 1996, les affaires Agusta et Smap constituent ses principales préoccupations. Au sein de la cellule Cools, réduite à 14 enquêteurs, à peine 3 hommes travaillent encore sur la piste » assassinat « . Au printemps de 1996, le procureur du roi de Liège, Anne Bourguignont, réunit Léon Giet, procureur général, Hubert Massa, avocat général, ainsi que les substituts chargés des différents dossiers tournant autour de l’affaire Cools. Tous concluent qu’aucune piste sérieuse n’a été découverte à ce jour. Bourguignont propose de clôturer l’instruction pour la fin de l’année ! On va sonner le glas de l’affaire Cools…
Mais, à la fin du mois de juin 1996, un rebondissement spectaculaire ressuscite le dossier. Comme dans les bons films à suspense. Un témoin qui exige de garder l’anonymat se présente aux enquêteurs. Il dit avoir des informations détaillées sur l’assassinat de 1991, mais il veut se faire rétribuer. D’âpres négociations s’ouvrent alors entre le parquet de Liège et le ministre de la Justice d’alors, Stefaan De Clerck (CVP). Le témoin obtiendra un peu plus de 8 millions de francs (quelque 200 000 euros). Ses révélations, actées dans un PV daté du 3 septembre 1996 et dont certaines recoupent les accusations proférées par Todarello en 1992, décrivent en quinze points très précis le modus operandi de l’assassinat d’André Cools. A savoir : l’origine des tueurs, l’identité des intermédiaires chargés de les recruter, l’endroit où les assassins ont été hébergés à Liège, l’origine des armes, la manière dont les tueurs ont été évacués en Sicile… Le témoin désigne, en outre, Pino Di Mauro, Carlo Todarello, Cosimo Solazzo, Richard Taxquet, Alain Van der Biest et Guy Mathot comme étant les organisateurs de l’assassinat. A partir de là, l’enquête liégeoise, qui vient subitement de changer de cap, va se précipiter.
Plusieurs des points exposés par le témoin sont rapidement confirmés, comme la planque des tueurs, en plein centre de Liège, boulevard de Laveleye. La juge Ancia place sous mandat d’arrêt Solazzo, Todarello, Di Mauro, Taxquet et Van der Biest, ainsi que deux nouveaux suspects, Domenico Castellino et Luigi Contrino, avant de les libérer tous, quelques mois plus tard. Quant à Guy Mathot, à nouveau cité dans ce dossier, il ne sera finalement pas incriminé. La justice ne trouvera rien contre lui. Le 8 septembre 1996, sur la base d’indications fournies par Castellino, des plongeurs du 3e Génie repêchent, dans l’Ourthe, une mallette contenant les armes utilisées à Cointe. Deux calibres de 7.65 mm : un FN Browning belge et un Star Parabellum espagnol. Coup de chance pour les enquêteurs, la mallette, coincée entre deux pierres, n’avait pas dérivé depuis cinq ans, et ce malgré les deux crues très importantes que le cours d’eau avait connues durant cette période.
Enfin, le 30 septembre, les tueurs tunisiens, Abdelmajid et Abdeljalil, sont arrêtés dans la banlieue de Tunis. Ils avouent leur crime et reconnaissent formellement plusieurs protagonistes du complot. Ils confirment avoir été recrutés à Canicatti, en Sicile, via un certain Calogero Todaro, dans le vignoble duquel ils travaillaient. C’est ce même Todaro qui les a amenés à Liège, en juillet 1991, soi-disant pour participer à un trafic de drogue. Sur place, on leur a expliqué qu’ils devaient éliminer un trafiquant gênant. Ils ont été entraînés au tir. Di Mauro leur a fourni armes et faux papiers. Solazzo les a hébergés. Castellino les a aidés à fuir, avant de les reconduire en Sicile.
Petites frappes
Avec ces nouveaux éléments, l’enquête est près d’être bouclée. Ancia tient les tueurs et les organisateurs de l’assassinat. Manque le commanditaire. Taxquet ? Van der Biest ? Les deux anciens compagnons vont s’accuser mutuellement. Pour l’ex-gendarme, Van der Biest voulait succéder à Cools. Dans des carnets intimes saisis par les enquêteurs, le bourgmestre de Grâce-Hollogne évoque, dès la fin de 1989, son ambition politique. Certains passages sont très durs à l’égard de son ancien mentor, qu’il souhaitait voir » crever « . Pour Van der Biest, Taxquet avait davantage de raisons d’en vouloir à Cools. Ce dernier ne l’appréciait guère et avait même exigé du ministre wallon qu’il se débarrasse de son » joueur de mandoline « .
L’histoire pourrait s’arrêter là. Car, à ce jour, la justice n’a toujours pas réussi à démasquer le commanditaire, ni à découvrir le véritable mobile du meurtre de Cools. Les titres volés ? En juin 1998, le dossier est jugé devant le tribunal correctionnel de Liège. Van der Biest a été blanchi avant le procès. Di Mauro, De Santis, De Benedictis, Solazzo et Todarello sont condamnés à des peines de prison. Taxquet est acquitté. » La disparition de Cools libérait les titres « , avait déclaré Carlo Todarello, en 1992. Cinq ans plus tard, l’affaire s’est quelque peu dégonflée devant la justice, qui ne semble plus voir aucun lien entre ce trafic crapuleux et la mort du ministre d’Etat. N’y a-t-il vraiment aucun rapport entre les deux affaires ? Ce ne sera peut-être pas l’avis de la cour d’assises de Liège, qui examinera le dossier, au cours des prochaines semaines.
Autre mobile possible : le divorce entre Cools et Van der Biest, vers la mi-1990. Le premier voulait écarter de la scène politique belge celui qui était alors ministre wallon des Affaires intérieures, en l’envoyant au Parlement européen. Parce qu’il avait des yeux et des oreilles partout, le » padre » se méfiait, en outre, de certains membres du cabinet et aussi des petites frappes mafieuses qui gravitaient alentour. Il faut dire que, pour Taxquet et consorts, le ministère représentait une couverture providentielle leur permettant de mener des activités parallèles peu orthodoxes. En juin 1997, le procès relatif à la gestion du cabinet Van der Biest a d’ailleurs démontré comment ceux-ci se sont servis des voitures officielles, des mobilophones et même des cartes de crédit du ministre pour effectuer leurs petits trafics. Des condamnations à des peines de prison avec sursis ont été infligées, entre autres, à Van der Biest, Taxquet, Di Mauro et aussi à Cosimo Solazzo, dont l’entreprise de nettoyage, la Sodenet, avait obtenu des contrats avec le cabinet. Cools a-t-il signé son arrêt de mort en voulant mettre fin aux activités de ces mafiosi de seconde zone ? C’est une hypothèse que semble retenir aujourd’hui la justice, et qui devrait nourrir les débats devant la cour d’assises.
S’il aboutit û enfin ! û devant un jury populaire, le dossier Cools laisse néanmoins la plupart des observateurs sur leur faim. Certes, les tueurs tunisiens ont été jugés et condamnés à vingt-cinq ans de prison, dans leur pays, en 1998. Véronique Ancia a transmis le dossier répressif au parquet, le 22 octobre 1999. L’enquête ne semble pourtant pas tout à fait accomplie. Il reste des zones d’ombre et des questions en suspens, à commencer par l’identité du ou des commanditaire(s) et le mobile de l’assassinat. En cause ? Des années d’errements dues à une rivalité stupide entre deux parquets et entre deux chefs d’enquête pourtant compétents et que personne, au sein de la justice, n’a réussi à accorder. Quel pitoyable constat d’échec !
D’autant que l’assassinat de Cools, bien que longuement préparé, a révélé, à certains égards, de la part de ses organisateurs, un certain amateurisme qui aurait dû faciliter le travail des enquêteurs. Des exemples ? Le pistolet Star du second tueur était inutilisable, car chargé avec des balles Hirtenberger Patronen 9 mm, or l’arme était d’un calibre de 7.65 mm. De même qu’un tueur professionnel aurait » achevé » Marie-Hélène Joiret, celle-ci a seulement été blessée par les Tunisiens, devenant ainsi un témoin capital dans le dossier.
Bref, les jurés devront se contenter de ce qu’ils auront. Avec le risque de devoir acquitter certains accusés, faute d’éléments suffisamment probants. Car, pour se forger une intime conviction de culpabilité (c’est le devoir des jurés), il faut des arguments solides.
Si l’avocate générale Marianne Lejeune, qui représentera le ministère public, paraît sereine avant le début du procès, le jury, lui, n’aura pas la tâche facile. Espérons que les 400 témoins appelés à la barre l’aideront plutôt qu’ils ne l’embrouilleront. Par ailleurs, on peut craindre que le procès soit hanté par le spectre du fameux témoin anonyme. Georges Dehousse, l’avocat de la famille Cools, affirme connaître son identité, mais refuse de la dévoiler. La défense s’en est offusquée durant la procédure de renvoi devant la chambre des mises en accusation. Cette inégalité de taille entre les parties pourrait entacher les débats, en suscitant à nouveau une belle polémique. Surtout qu’il est peu probable que le témoin anonyme, qui affirme en savoir davantage sur l’assassinat que ce qu’il a déjà déclaré, ne se présente à la barre.
Qui a commandité l’assassinat d’André Cools ? Le procès d’assises permettra-t-il de percer enfin le mystère ? La joute autour de cette question a néanmoins déjà débuté, avec la demande de récusation par la famille Cools du président Henri Paul Godin. A l’issue d’une réunion préparatoire avec les avocats, les clients de Me Dehousse craignaient que le magistrat ne tienne pas suffisamment compte du contexte politique du complot. Mais ils n’ont pas obtenu gain de cause devant la Cour de cassation. Voilà une première passe d’armes qui promet pour la suite… Th.D.
Le procès sera hanté par le spectre du témoin anonyme