L’une est à Glain, l’autre à Fléron. Deux mosquées à l’étroit qui rêvaient d’un nouveau lieu de culte. Deux projets qui ont suscité des levées de boucliers. Mais si le premier a réussi à faire l’unanimité, le second s’empêtre dans les polémiques aux relents nauséeux. Et si la différence résidait dans la discussion ?
Enfoui dans la végétation, le panneau en bois est le seul vestige de l’enquête publique qui a déchaîné les passions. L’affichette jaune a disparu, mais le sujet reste de toutes les conversations. Dans cette rue aux villas quatre-façades vieillissantes, où l’on soulève précautionneusement le rideau en dentelle avant d’ouvrir (ou pas) la porte à un visiteur, les habitants sont remontés.
» Déjà d’une église, j’en voudrais pas. Alors ce truc-là, non merci ! « , maugrée l’un d’eux. » J’ai acheté dans un quartier résidentiel, c’est pas pour avoir ça en face de chez moi, renchérit un autre. Mais ça n’a rien à voir avec l’islam ! » A les entendre, le voisinage serait unanime : une mosquée, hors de question. Quitte à garder sous leurs fenêtres un hangar abandonné depuis belle lurette.
C’est sur ce terrain désaffecté que la communauté turque de Fléron entend construire un nouveau lieu de culte. La genèse de ce dossier remonte à une dizaine d’années. A l’époque, la liaison autoroutière Cerexhe-Heuseux-Beaufays n’était pas encore politiquement enterrée. La rue du Fort à Fléron faisait partie de celles sacrifiées par le tracé. La mosquée Mevlana, qui y est installée depuis 1972, devait déménager. D’autant que ses locaux – trois maisons ouvrières rassemblées au fil des années – devenaient exigus et inadaptés. La communauté turque chercha longtemps un terrain. Après quelques localisations recalées par les autorités, elle fit l’acquisition de ce terrain rue de Liéry, avec l’aval du collège échevinal.
Le projet resta ensuite entre parenthèses. Jusqu’à cette enquête publique, initiée fin juin dernier. Les riverains découvrent alors les plans de cet édifice capable d’accueillir jusqu’à 350 fidèles, abritant salles de prière, logement de l’imam et centre culturel. Levée de boucliers. La taille du bâtiment effraie, tout comme d’éventuels problèmes de mobilité et de parking.
Surtout, le minaret et sa hauteur – environ 20 mètres – affolent. La communauté turque a beau répéter qu’il s’agit d’un symbole, » au même titre qu’un clocher pour une église « , et qu’aucun appel à la prière ne sera effectué, bon nombre de Fléronnais se cabrent.
Summum du mauvais goût
Pétitions, irruption citoyenne au conseil communal, réunions d’information manquant de tourner au pugilat… La limite du mauvais goût est franchie lorsque des têtes de cochons sont déposées devant le hangar désaffecté. L’intolérance et le racisme s’enflamment sur les réseaux sociaux. Morceaux choisis (fautes d’orthographe incluses) : » Chaque briques posées seront explosé. Nous ne voulons pas d’une Belgique colonisée « , » On la fera peter avec tout sais crasse vive les cochonnnnnn ronnn ronn « , » Bientôt une nouvelle Nuit de Cristal vous verrez et ils le cherche « …
De son côté, Mevlana ouvre un site sur lequel elle tente d’apaiser les craintes, lance une page Facebook dans l’espoir que le nombre d’adhérents dépassera celui des opposants. » On ne s’attendait pas à ça, regrette Tamer Bagran, membre de l’asbl. Même si, depuis les attentats de Paris, nous sommes en contact avec la police fédérale, qui nous avait prévenus que des militants de l’extrême droite pourraient s’insérer parmi les riverains. »
» La mosquée actuelle n’a jamais posé de problème. Beaucoup de Fléronnais ignorent qu’elle existe !, pointe Linda Musin, ancienne bourgmestre (PS), désormais conseillère communale. On peut comprendre cette volonté de construire un lieu de culte. Mais ce projet arrive dans une période où les gens sont inquiets. L’actualité internationale provoque une peur irrationnelle. »
A la suite de l’enquête publique, qui récolta 840 avis valables, le collège communal fut amené à rendre un avis. Négatif. » Nous ne voulons pas de projet sur ce site, il n’est pas approprié, synthétise le bourgmestre Roger Lespagnard (CDH). J’ai suivi ce que la population avait décidé. Recevoir une pétition de 2 000 signatures dans une commune de 16 000 habitants, c’est rare ! » Sans doute le maïeur oublie-t-il que les signataires ne résident pas tous sur ses terres. Et qu’une autre pétition, de soutien cette fois, avait quant à elle réuni plus de 1 100 paraphes…
Refus par défaut
Qu’à cela ne tienne : c’était à la Région wallonne de trancher. Le fonctionnaire délégué, André Delecour, devait se prononcer au plus tard le 7 septembre. Il n’en a rien fait. » Cela équivaut à un refus par défaut, explique-t-il. Je cherche toujours à être dans des conditions favorables pour rendre un avis. A Fléron, ce n’était pas le cas. Quand j’ai reçu la position du collège, j’ai proposé d’organiser une réunion entre toutes les parties afin de réfléchir à des amendements. Mais les dates proposées ne convenaient pas aux autorités communales. » » Je ne vois pas pourquoi j’irais à des réunions de discussion alors que c’est à la Région de donner sa réponse ! « , réplique Roger Lespagnard.
La concertation est au point mort. L’asbl Mevlana se dit pourtant prête à discuter. » Nous avons fait notre autocritique, assure Tamer Bagran. Nous avons par exemple recensé le nombre de fidèles, afin de voir si nous avions vraiment besoin d’un bâtiment si grand. Notre mosquée est ouverte à tous. Les gens ne le savent pas. Peut-être qu’il y a un problème de notre côté sur ce point. »
La communauté turque étudie la possibilité d’introduire un recours. » Bien que cela soit difficile, puisque la décision de la Région n’est pas motivée « , souligne Kursat Bilge, avocat de la Diyanet de Belgique, le département turc des affaires religieuses, qui a accordé un prêt à Mevlana pour l’achat du terrain. Autre piste : réintroduire une demande de permis, cette fois pour un projet remanié. » On est fort déçu, mais cela nous a ressoudés, affirme Tamer Bagran. La mosquée se fera ! A Glain aussi, il y avait des problèmes. Pourtant, ils y sont arrivés. »
» Une copie de Sainte-Sophie »
Glain, à une quinzaine de kilomètres de là. Dans ce quartier de Liège, on a aussi beaucoup polémiqué autour d’un projet de mosquée. Dès 2008, lorsque les habitants découvrirent un avis d’enquête publique rue des Hotteuses. Même tollé qu’à Fléron. » Nos réclamations n’étaient en rien philosophiques, se souvient Myriam Grandjean, alors présidente du comité de quartier. Ce qui heurtait les gens, c’était les deux minarets de 30 mètres et cette architecture très » ancienne mouture « . Presque une copie de Sainte-Sophie à Istanbul ! »
La première version portée par l’asbl Kanuni Sultan Süleyman fut recalée de toutes parts. » J’ai encore trois boîtes à archives remplies de réclamations !, signale André Delecour. Ce genre de bâtiment, on ne peut pas le faire entrer au chausse-pied dans un quartier. Les éléments symboliques doivent exprimer la fonction de l’édifice sans écraser tout le reste. » Sentant la ville gênée aux entournures, le fonctionnaire délégué proposa de remettre l’ouvrage sur le métier, en sollicitant des architectes réputés.
Au terme d’un concours, c’est Pierre Blondel qui fut retenu, en association avec Nicolas Duvivier. Autant le premier projet était conservateur, autant le second sera contemporain. Volumes cubiques, façades en saillies, minaret stylisé en acier pour rappeler la contribution de la population turque au travail dans les mines… » J’avais aussi prévu un grand jardin accessible à tous, signe d’ouverture sur le quartier, décrit Pierre Blondel. On a finalement eu l’adhésion de tout le monde. Je peux vous dire que ce n’était pas gagné ! » » On est passé d’un projet excessif à un projet mieux dimensionné, moins ostentatoire, mieux intégré dans le quartier, avec une volonté de maillage « , résume Michel Peters, habitant de Glain et conseiller communal MR.
Vote unanime
Parallèlement, un » médiateur » avait été désigné. Mehmet Aydogdu, conseiller communal PS issu de la communauté turque, multiplia les discussions. » Nous avons fait un travail de questionnement sur soi, notamment par rapport au nombre de fidèles concernés. On est passé de 2 500 à 1 000. Nous avons aussi mis en place un comité d’accompagnement, composé notamment de deux femmes. La méconnaissance ne peut entraîner que la méfiance. Il fallait mettre fin à ce cercle vicieux. Quand le projet est passé au conseil communal, tout le monde a voté pour. Même l’élu d’extrême droite ! »
La mosquée de Glain est actuellement en cours de construction. Malheureusement, le happy end est terni par un conflit qui oppose les architectes au maître d’ouvrage. Alors que le contrat avec une entreprise de construction allait être signé, les responsables de l’asbl sollicitèrent au dernier moment un autre entrepreneur. Issu de la communauté turque, mais présentant peu de références. » Seulement deux ou trois maisons. Or, c’est un projet difficile ; je leur ai conseillé d’être vigilants. Le lendemain, une lettre me signifiait qu’on était mis à la porte, déplore Pierre Blondel. Je n’ai pas compris. Je n’ai jamais réussi à avoir une explication de personnes avec qui j’étais devenu très proche. »
Après avoir longtemps rongé son frein par crainte que cet épisode ne soit politiquement récupéré, l’architecte et son avocat entendent entamer une procédure en justice. Moins en raison d’honoraires qui n’auraient pas été versés qu’à cause d’un non-respect supposé du permis de bâtir et d’une atteinte à ses droits d’auteur. » C’est triste, nous nous sommes battus pour ce projet, abonde Nicolas Duvivier. J’ai l’impression d’avoir été utilisé pour faire passer coûte que coûte le permis. »
Mehmet Aydogdu ne conteste pas une divergence concernant la désignation de l’entrepreneur ( » celui proposé par M. Blondel était un peu trop cher et la communauté, qui finance le projet elle-même, ne pouvait pas continuer dans des marges impossibles financièrement « ), mais affirme que la séparation s’est faite » à l’amiable « . Dommage. La mosquée de Glain était presque devenue un exemple à suivre.
Par Mélanie Geelkens – Photos : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express