Quelles sont nos armes ?

Le nouveau Califat a déclaré le djihad contre le modèle de société occidental, au nom de l’islam. Une idéologie mortifère, qui a ses supporters chez nous. Comme ce fut le cas autrefois contre l’extrême gauche ou l’extrême droite, et déjà en Europe, il faut assécher le vivier où Daech, aujourd’hui, recrute massivement.

La guerre. Les générations d’Européens qui ne l’ont pas connue (sauf en ex-Yougoslavie, dans les années 1990) ont du mal avec ce mot.  » Je ne suis pas du tout convaincu qu’il y a beaucoup de bénéfice à utiliser ce terme, réfléchit Michel Liégeois, professeur de relations internationales (UCL). C’est une posture martiale qui vise à montrer qu’on a pris la mesure du défi, mais il ne permet pas de rendre compte de la complexité de la situation.  » Ce n’est pas une bataille rangée, front contre front, mais c’est quand même un acte de guerre qui a touché le coeur de Paris, le vendredi 13 novembre, causant 129 morts, principalement des jeunes de moins de 30 ans, et faisant plus de 352 blessés, dont certains encore dans un état très grave.  » On est face à un terrorisme inconnu, contre lequel l’éventail des ripostes est bien plus vaste que simplement militaire « , insiste Michel Liégeois.

Les cibles sont clairement désignées : en tête, la France, la Belgique, l’Italie, l’Espagne. A l’origine de cette guerre asymétrique d’un genre nouveau se trouve le Califat. L’acronyme Daech et toutes les feuilles de vigne posée sur  » le groupe terroriste Etat islamique  » avaient pour mission de ne pas légitimer le proto-Etat établi à cheval sur l’Irak et la Syrie. C’eût été lui faire trop d’honneur et surtout risquer d’alimenter la fatale attraction qu’il exerce sur les radicaux depuis que son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, s’est proclamé calife, le 29 juin 2014. Sa revendication du leadership musulman a été blâmée par tout ce que la région compte d’Etats sunnites. Et pour cause : c’est un point très sensible. Il faut remonter à la source de cette cristallisation dangereuse…

L’abolition par la Turquie laïque de l’institution califale (1924), pouvoir religieux s’exerçant sur l’ensemble de la communauté des croyants sunnites, a fortement contribué au sentiment de dénuement et d’abandon du monde musulman, surtout dans sa partie arabe, colonisée par les Occidentaux aux XIX et XXe siècles, après avoir été gérée pendant des centaines d’années par l’Empire ottoman. Recréer ce califat et inspirer la peur permettraient de laver un siècle d’humiliation que tous les penseurs dits réformistes de l’islam ont attribué à l’abandon des préceptes de la religion.

Le parallèle avec l’extrême gauche violente

Mais à quel prix ! L’embrasement du monde, la chute dans la barbarie, avant le retour attendu de la paix, comme le Grand Soir était attendu par les communistes et le Reich de mille ans par les nazis.

Michel Liégeois ne réfute pas cette analogie.  » Je fais, depuis très longtemps, un parallèle entre l’idéologie djihadiste et l’extrémisme de gauche qui est apparu dans les années 1970, explique-t-il. Pour deux raisons : d’une part, ces deux mouvements dévoient l’idéologie qu’ils sont censés servir car ni Marx ni le Coran n’ont jamais prétendu qu’il fallait tuer des innocents ; d’autre part, leur projet se mue en totalitarisme. Dans les années 1970, l’extrême gauche radicale prétendait répondre par la violence à ce qu’elle appelait la « violence structurelle ». L’islamisme est devenu une régression obscurantiste au service d’un projet politique tout à fait sordide. Le fait que certaines minorités aient du mal à s’intégrer ne justifie pas le déchaînement d’une violence indistincte.  » Au lieu de prêcher, à l’instar des Frères musulmans, une  » réislamisation  » qui prend son temps, Daech présente la reconquista musulmane sur un plateau sanglant. Dans une vidéo de propagande diffusée en juin 2014, l’organisation terroriste proclamait ainsi la  » fin de Sykes-Picot « . Clairement dit : la fin de la colonisation. En 1916, les diplomates britanniques et français Mark Sykes et François Georges-Picot s’accordèrent sur un cadre fixant des zones d’influence au Moyen-Orient sur les restes de l’Empire ottoman. Le découpage actuel du Moyen-Orient date de cette époque. En établissant son califat autoproclamé en Irak et en Syrie, Abou Bakr al-Baghdadi se targue d’avoir mis un terme à l’ordre établi par les puissances occidentales, biffant d’un coup de propagande magique des réalités géopolitiques plus complexes et le rôle des acteurs locaux dans la mosaïque de tribus, de religions et de dynasties de l’  » Orient compliqué « .

Spécialiste du fait religieux, le psychanalyste tunisien Fethi Benslama décryptait, dans Le Monde du 14 novembre, les ressorts de la folie djihadiste, en évoquant le traumatisme causé par l’effondrement de 1 400 ans de califat :  » Le symptôme de cette cassure historique est la naissance, en 1928, des Frères musulmans, qui est la traduction, en organisation, de ce qu’on pourrait nommer « l’idéal islamique blessé » à venger. L’islamisme promet le rétablissement du califat par la défaite des Etats. Cette réaction est protéiforme : littéraliste, puritaniste, scientiste, politique ou guerrière. Elle véhicule le souvenir du traumatisme et le projette sur l’actualité désastreuse de populations qui souffrent, les expéditions militaires occidentales et les guerres civiles.  » Le projet califal de Daech entre en résonance avec l’état d’esprit de jeunes en révolte contre la société, préalablement radicalisés dans la délinquance et déjà, pour la plupart, en rupture de ban.  » Pour les désespérés, l’islamisme radical est un produit excitant, souligne Benslama. Certains jeunes préfèrent aujourd’hui l’ordre rassurant d’une communauté avec ses normes contraignantes, l’assignation à un cadre autoritaire qui les soulage du désarroi de leur liberté et d’une responsabilité personnelle sans ressources.  »

Jadis, ces jeunes auraient peut-être été attirés par les Brigades rouges italiennes, la RAF allemande ou Action directe en France. Mais ces groupes d’extrême gauche choisissaient des cibles représentant l' » ennemi de classe « , essentiellement, des patrons d’entreprise. Le carnage de Paris évoque plutôt le terrorisme d’extrême droite, caractérisé par des massacres aveugles, comme celui de la gare de Bologne (85 morts, plus de 200 blessés), en 1980, qui était destiné à frapper la population de stupeur et à plonger l’Italie dans le chaos pour lui faire abandonner la démocratie au profit d’un pouvoir fort. L’objectif explicite de l’Etat islamique n’est pas très éloigné de ce projet apocalyptique : il veut dresser les populations majoritaires et les minorités musulmanes les unes contre les autres et provoquer des guerres civiles. Un chaos dont il tirera profit pour assiéger l’Europe et prendre, rien de moins que Rome.  » Nous allons conquérir votre Rome, briser vos croix et faire de vos femmes nos esclaves, a promis Abou Muhammad al-Adnani, le porte-parole de Daech. Et si nous n’y parvenons pas cette fois, alors, nos enfants et nos petits-enfants y arriveront et ils vendront vos fils au marché aux esclaves…  »

La remise en cause de l’interprétation littérale du Coran

Malgré ce langage de psychopathe, le Califat est un groupe religieux et militaire bien organisé, qui veille toujours à valider ses exactions ou ses imprécations par des versets coraniques, dits de Médine, qui prônent la soumission des infidèles par les armes. Sans les replacer dans leur contexte. Il n’y aura donc pas de lutte contre le terrorisme sans remise en cause de l’interprétation littérale du Coran, favorisée par l’école juridique hanbalite qui tient actuellement le haut du pavé, sous le nom de wahhabisme ou salafisme.

Dans leur version belliqueuse ou quiétiste, les idéologies islamistes contemporaines découlent, en effet, du wahhabisme (Arabie saoudite) ou de l’organisation des Frères musulmans pour ses aspects politiques. Elles ont été formées sur un patron identique à celui du fascisme : proclamation de la supériorité d’une religion (avatar de la race) avec un antichiisme et un antisémitisme consubstantiels (théories du complot), imposition du modèle patriarcal (inégalité entre les hommes et les femmes, rejet de l’homosexualité), contrôle de la vie privée, haine de la culture et des divertissements  » frivoles « , expansion militaire. Oussama ben Laden désignait sa cible dans l’acte de naissance d’Al-Qaeda : les  » croisés et les Juifs « . La France a beau être un pays laïque, c’est, néanmoins, dans des termes similaires que les attentats du 13 novembre ont été revendiqués :  » Dans une attaque bénie dont Allah a facilité les causes, un groupe de croyants des soldats du Califat […] a pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix en Europe, Paris.  »

Le combat idéologique

Au-delà des mesures militaires et sécuritaires à prendre contre le djihadisme, la question doctrinale reste ouverte, au-delà de ce qui est réprimé pénalement, à savoir la discrimination et l’appel au racisme. L’ancien diplomate européen, le Belge Bernard Philippe, longtemps en poste au Proche-Orient, insistait dans Le Vif/L’Express du 6 novembre pour que le Service européen d’action extérieure de l’Union s’empare de toute urgence de la question de la légitimation religieuse de la violence.

 » Inutile de condamner les actes sans condamner l’idéologie qui les guide « , a tweeté, au lendemain des attentats de Paris, Ali A. Rizvi, un écrivain pakistano-canadien, laïque de culture musulmane, l’auteur d’une  » Lettre ouverte aux musulmans modérés  » parue en 2014 dans le Huffington Post. Le franco-libanais Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes, scandait le même refrain sur France 2.  » Après les attentats du 11-Septembre, on a découvert que l’idéologie salafiste avait guidé les terroristes. Qu’a- t-on fait depuis contre ces idéologies diffusées dans les manuels scolaires, lors des prêches intégristes des imams ? Contre l’idéologie pernicieuse des Frères musulmans ? Qu’a-t-on fait ? Aujourd’hui, on les reçoit et on signe des contrats. On laisse se propager des propos anti-français, haineux vis-à-vis de la France. Tant que l’on ne s’attaque pas à l’idéologie, ne nous étonnons pas d’être confrontés à de telles horreurs.  » Le franco-algérien Mohamed Sifaoui va un pont plus loin, qui propose de criminaliser le salafisme et d’interdire les organisations liées aux Frères musulmans.  » Ne pas dénoncer cette idéologie largement diffusée en Europe au travers de nombreux canaux, y compris en douceur par les Frères musulmans, c’est trahir les valeurs qui ont construit les démocraties « , martèle-t-il.

La critique argumentée de l’islam politique reste, dans notre pays, un exercice sous haute surveillance. Beaucoup préfèrent enrober l’analyse du radicalisme musulman d’une épaisse couche d’explications socio-économiques (chômage, exclusion, racisme) ou géostratégiques (critique du colonialisme, de l’occupation israélienne, de l’interventionnisme américain). Au point de frôler la désinformation. Car l’idéologie islamiste a ses propres ressorts, sa propre histoire, sa propre organisation. La radicalisation ne naît pas uniquement d’une situation difficile comme tentent de le faire croire ceux qui présentent notre société sous ses aspects les plus négatifs et les musulmans comme les victimes désignées du système. Aujourd’hui, cette victimisation/culpabilisation apparaît coupée de la réalité. Menées sur une telle base, les opérations de  » déradicalisation  » ne vont pas aller très loin. Elles ne font que renforcer le fonds de commerce des islamistes, qui jouent sur l’opposition entre  » eux  » et  » nous « .

Les propagandistes de l’islam politique présentent l’Europe comme un continent malade que l’islam va régénérer. A rebours de cette présentation dénigrante, les spécialistes du contre-discours recommandent de mettre l’accent sur ce qui, dans notre société, vaut la peine qu’on la défende, en se rendant digne de respect par la cohérence des principes et des actes en se faisant, de fait, respecter.  » Il faut gagner la bataille du coeur, précise un spécialiste de la radicalisation. Apaiser les musulmans en les coupant de ceux qui les radicalisent.  » Pour le professeur Michel Liégeois,  » c’est notre mode de vie qu’on veut nous faire changer. Il faut savoir ce que nous sommes et nous y tenir. Après toutes les crises que nous avons traversées, nous avons mis au point des processus institutionnels qui nous permettent de résoudre pacifiquement nos conflits. C’est ce modèle de société que nous défendons. Cela n’a rien à voir avec une affaire religieuse. L’Etat islamique se donne un vernis religieux pour attirer des gens en déshérence.  »

Le refus de la violence

Spécialiste des zones de conflit, Michel Liégeois a vu se développer, en Afrique de l’ouest, une propagande qui a transformé l’islam africain paisible, imprégné de maraboutisme, en tout autre chose, que dépeint fort bien le film Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako.  » Beaucoup de spécialistes disent qu’un grand nombre de musulmans belges sont hors de contrôle, poursuit le professeur de l’ULg. Cette problématique-là ne sera pas résolue par la violence. Admettons que quinze ans aient été perdus, maintenant, il faut éviter que la crise ne s’aggrave. La communauté musulmane ne se pense pas comme un groupe homogène. On peut toujours espérer une grande manifestation du genre « Pas en notre nom » mais les musulmans ne sont pas assez à leur aise pour oser cette affirmation parce qu’ils se sentent stigmatisés, ce serait beaucoup leur demander d’endosser une responsabilité qui n’est pas la leur.  »

Alors, quoi ?  » Nous sommes dans une société ouverte. C’est ce qui fait notre vulnérabilité. Il faut renforcer la surveillance de ceux qui incitent à la haine et à la violence, mais on ne peut pas interdire telle ou telle version de l’islam sous peine de se transformer en Etat policier. Il faut lutter contre l’idéologie et refuser toute justification qui utilise l’argument de la violence du faible contre l’oppression.  »

Par Marie-Cécile Royen

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