Ennemis jurés depuis des décennies, Grecs et Turcs apprennent peu à peu à se connaître, voire à s’apprécier. C’est que les uns et les autres ont souvent plus en commun qu’ils ne l’imaginent
L’air est doux et le soleil, radieux. Une tortue se prélasse à l’ombre d’un orme. Quelques mètres plus loin, une lourde grille rouge et blanche barre la route : bienvenue au poste frontière de Karaagaç. Fusil-mitrailleur en bandoulière, deux soldats montent la garde. Leurs visages sont encore ceux d’adolescents. Des miliciens, sans doute. A 300 mètres de la guérite, au bout d’un étroit no man’s land, des lettres bleues se détachent d’un large panneau blanc. Ellas, peut-on lire. La Grèce. Côté turc, le caporal de faction affiche un air détendu. » Vous voulez prendre des photos ? Normalement, ce n’est pas autorisé. Mais allez-y… Pour moi, il n’y a aucun problème. » Habitués à se regarder en chiens de faïence, Grecs et Turcs ont enregistré ces dernières années une embellie dans leurs relations. Un fameux pas franchi par ces deux Etats qui cultivent un nationalisme farouche, parfois jusqu’au délire. L’attribution de quelques îlots inhabités en mer Egée, le partage des eaux territoriales, sans oublier l’épineuse question de Chypre, demeurent bien entendu des sujets de litiges. Mais, au regard du passé, il s’agirait presque de broutilles.
Flash-back, indispensable. Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’empire ottoman compte parmi les vaincus. Son territoire est démembré, et plusieurs morceaux sont attribués à la Grèce. Mais, à la tête des nationalistes turcs, le général Mustafa Kemal s’emploie bientôt à les reconquérir, par la force. Les combats, terribles, ne prennent fin qu’en 1922. L’année suivante, le traité de Lausanne entérine la victoire des Turcs. Il s’ensuit un gigantesque échange de populations. Près d’un million de chrétiens orthodoxes, dont certains étaient établis sur les bords de la mer Noire depuis l’Antiquité, doivent émigrer en Grèce. En sens inverse, 400 000 musulmans de Grèce, d’origines diverses, sont rapatriés à l’intérieur des frontières turques. Ces transferts forcés transforment les deux pays en nations homogènes, du moins sur le plan religieux. Aujourd’hui, seuls quelques groupes minoritaires témoignent de la diversité qui était de mise au début du XXe siècle. Le nord-est de la Grèce abrite encore 120 000 musulmans, tandis que quelques milliers de chrétiens grécophones vivent toujours en Turquie, essentiellement à Istanbul.
A Karaagaç, néanmoins, les gardes-frontières ne semblent pas vraiment concernés par ces guerres d’une autre époque. L’ambiance à la douane est tranquille. Erkin Yediperi a installé un petit bar ambulant à deux pas de là. Sur sa carriole : deux bouilloires, quelques sachets de thé et un paquet de Nescafé. De temps à autre, un automobiliste s’arrête à sa hauteur et lui commande une boisson chaude. » La plupart de mes clients sont des Grecs. Je ne parle pas leur langue, mais on se comprend. Ils apprécient beaucoup mon thé « , raconte Erkin. Ses grands-parents faisaient partie de ces musulmans déplacés à la suite du traité de Lausanne. D’ailleurs, Yediperi est un petit patelin situé là-bas, de l’autre côté de la frontière. Lorsque Mustafa Kemal a rendu obligatoire l’usage d’un nom de famille, en 1928, le grand-père d’Erkin a tout naturellement choisi celui de son village d’origine, en Grèce…
Depuis la zone frontalière, une longue avenue recouverte de petits pavés mène à Edirne, l’ancienne Andrinople. Au fur et à mesure que la ville se rapproche, la circulation devient plus intense. Quelques carrioles tirées par des cheveux au galop se mêlent au trafic, et tentent de concurrencer les grosses cylindrées japonaises. La présence de maisons en bois datant de l’époque ottomane donne à certains quartiers un petit air de cité balnéaire des Caraïbes. L’impressionnante mosquée Üçserefeli fait face à une artère commerçante, moderne et aseptisée. Du rock s’échappe d’un salon de coiffure branché. Plusieurs vitrines arborent des inscriptions en grec. » Ici, on vend des yufka ! » peut-on lire à l’entrée d’un magasin de fruits secs. » Il s’agit de crêpes typiques de la région, indique Tarik Yetis, le vendeur. Les Grecs en raffolent. Mais, chez eux, ça coûte deux fois plus cher. »
» De nombreux Grecs viennent faire leurs courses à Edirne. Des Bulgares, aussi. Ils achètent des détergents, des shampooings, des olives. Tous ces produits sont meilleur marché en Turquie « , commente Rifat Mitrani. L’homme est propriétaire d’un des plus grands supermarchés de la ville. Et, en apparence, rien ne saurait le distinguer de n’importe quel homme d’affaires turc. Il appartient pourtant à l’une des trois dernières familles juives d’Edirne. Les autres ont presque toutes émigré à Istanbul, victimes d’une violente campagne antisémite en 1934. Mais Rifat Mitrani préfère ne pas s’étendre sur le sujet. » Pourquoi irais-je en Israël ? Je me sens bien en Turquie. Je n’ai jamais rencontré le moindre problème parce que j’étais juif. Même lors de mon service militaire, je n’ai ressenti aucune hostilité. »
Douze heures tapantes. Au Besler Lokantasi, petit restaurant d’Havsa, deux camionneurs bulgares sont occupés à composer leur assiette. Aubergines farcies, brochettes de mouton, feuilles de vigne… » Ma spécialité, c’est la moussaka. Et pour le dessert, je vous conseille les baklavas « , s’exclame Taner Çigla, le patron, cheveux roux et visage rond. Bref, à peu de chose près, le menu est identique à celui proposé par les restaurants grecs, à quelques kilomètres de là. L’épouse de Taner, elle, s’amuse de le voir s’activer avec un tel sérieux derrière les fourneaux. » Ici, il fait le boss. Mais, à la maison, je ne l’ai jamais vu toucher aux casseroles. »
Un peu plus au nord, le village de Sogütlüdere est presque exclusivement peuplé de familles originaires de Grèce, » transférées » en 1923. » Pendant longtemps, nous avons eu la haine en nous. Mais, à présent, c’est fini. Certains jours, des Grecs venus faire leurs emplettes dans la région s’arrêtent ici pour prendre un verre. Alors, on s’assied à la même table et on discute « , raconte Ridvan Türkoglu, le maire. Il est interrompu par la sonnerie de son GSM – une mélodie d’Elena Paparizou, la chanteuse grecque qui a remporté l’Eurovision en 2005. Tout autour du village : des champs, des champs et encore des champs. A perte de vue. Grâce à des terres fertiles et peu accidentées, la Thrace (c’est-à-dire la partie de la Turquie située sur le continent européen) est tout entière vouée à l’agriculture. On y cultive le blé, le tournesol, le maïs, ainsi que le raisin. » Dans notre village, on dénombre 60 voitures et 120 tracteurs « , s’enorgueillit un habitant d’Arpaç, attablé devant un verre d’ ayran, un yoghourt salé artisanal, fabriqué avec le lait de ses propres vaches.
Les gitans : fans de Mustafa Kemal
Comme chaque samedi, le centre de Kesan est sens dessus dessous. Voilà ce qu’il en coûte d’accueillir le deuxième plus grand marché de Thrace, juste après celui d’Edirne… Un invraisemblable tohu-bohu a envahi la ville. Sur la place principale, les étalages fournissent de tout, de la paire de sandales aux ustensiles agricoles dernier cri. Au milieu de ce capharnaüm, Alican attend tranquillement que les clients viennent à lui. Bras croisés et sourire aux lèvres, il jette un £il satisfait sur sa marchandise : un tabac savoureux et corsé, provenant du sud-est de la Turquie. » Les cigarettes Marlboro contiennent au moins 12 % de nicotine. Dans mon tabac, vous n’en trouverez pas un seul gramme. C’est un produit totalement naturel « , argumente-t-il. Mais le marché de Kesan n’aurait peut-être pas le même éclat sans la présence de nombreux maraîchers gitans. Leurs chevaux ont fière allure, avec leur crinière teinte au henné et leur harnais orné de foulards rouges et jaunes.
Selon les sources, la Turquie compterait entre 400 000 et 1,5 million de çingene (gitans). Ceux-ci sont souvent de fervents admirateurs de Mustafa Kemal. Il est vrai que, depuis sa fondation, en 1923, la République turque a beaucoup fait pour améliorer leur sort : réforme agraire, programmes d’alphabétisation, proclamation de l’égalité entre tous les citoyens, etc. Est-ce pour cette raison que les gitans sont plutôt réticents lorsqu’il s’agit de revendiquer publiquement un quelconque particularisme ? » Les gens nous considèrent comme un peuple d’éternels fêtards, mais je ne suis pas du tout d’accord. Nous sommes aussi travailleurs que les autres Turcs. Nous pratiquons l’islam avec la même dévotion qu’eux « , se plaint Erdinç Çekiç, président des différentes organisations çingene de Thrace. Levent Kirtil est du même avis : » Je connais à peine quelques mots en romani. Seuls les anciens le parlent encore correctement. Mais ce n’est pas grave. A présent, nous sommes turcs, et le plus important est de savoir parler la langue de là où l’on vit. » Reste que les gitans demeurent largement à l’écart de la vie politique et culturelle du pays. » Ils subissent de nombreuses discriminations au quotidien. Et certains articles de la législation turque continuent à les mentionner comme des personnes forcément suspectes, au même titre que les anarchistes ou les agents secrets « , dénonce Hacer Foggo, collaboratrice de l’association UYD, qui veille notamment au respect des minorités culturelles.
A Yörük Mahallesi, un quartier de Kesan où la proportion de gitans avoisine les 85 %, règne une ambiance particulière. Presque toutes les façades des maisons sont peintes en des tons pastel. Maîtres de la rue, les enfants balancent des blagues salaces et multiplient les mimiques obscènes. Sur le pas de leur porte, les femmes tricotent en bavardant, assises par groupes de cinq ou six. Une radiocassette, posée sur un appui de fenêtre, crachote un mélange de techno boum-boum et de mélopée tsigane : c’est le dernier album de Tarik Mengüç, l’idole de la communauté. » Chez nous, on mange de la viande tous les jours. C’est pour cette raison que nos enfants sont mieux développés et que nos femmes ont toutes de gros seins « , affirme fièrement Ali. Soudain, un bruit de vitre cassée émane de la place voisine. Un homme en colère vient de jeter une pierre sur le pare-brise d’une voiture. Le chauffeur sort de son véhicule, furibard. Mieux vaut ne pas traîner dans les parages : ça va barder.
François Brabant l Photos : Johanna de Tessières