Que les petits salaires lèvent le doigt !

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour avoir fait mon lit toute la semaine : 3 francs. (…) Pour avoir descendu la corbeille à papiers : 75 centimes. (…) Pour avoir arrosé les fleurs sur le balcon : 25 centimes. Total : 9 francs et 85 centimes.  » C’était en 1974. La Française Marie Laforet chantait l’histoire d’un petit garçon en mal d’argent de poche. De quoi faire pleurer dans les chaumières. Trente ans plus tard, les salaires déclenchent toujours les mêmes polémiques. On l’a vu lorsque les rémunérations des conducteurs des TEC ont été publiées dans la presse. Certains de ces chauffeurs font partie des 550 000 travailleurs qui ne touchent, chaque mois, pas plus de 1 570 euros brut, ou 1 330 euros net. C’est peu, s’il faut faire vivre une famille avec un seul salaire. L’enquête effectuée en 2003 sur le revenu et les conditions de vie des ménages belges révèle d’ailleurs que 6,4 % des ménages comptant au moins un travailleur sont sous le seuil de pauvreté.

Le risque de basculer dans la précarité est réel : dans les secteurs les moins rémunérateurs, comme l’Horeca, le textile ou le petit commerce, les salaires sont notoirement au plancher (voir tableau). Ce n’est pas le Pérou non plus pour les coiffeurs débutants (1 140 euros brut), les aide-prothésistes dentaires (1 155 euros), les puéricultrices (1 222 euros), les ouvriers employés dans la floriculture (1 269 euros) ou les caissières de cinéma (1 249 euros). Rien n’empêche pourtant un employeur de proposer davantage que les barèmes légaux à son personnel.

En Belgique, ce sont les secteurs d’activité qui fixent le niveau minimum des salaires. Un man£uvre non qualifié, un cuisinier ou un chauffeur bénéficient donc de salaires différents selon qu’ils travaillent dans un secteur considéré comme généreux (le pétrole, l’énergie, la pharmacie, par exemple), ou non.

Pour éviter que le gouffre se creuse entre les mieux lotis et les autres, le gouvernement a instauré un revenu minimum moyen mensuel garanti : il s’élève actuellement à 1 210 euros brut par mois, pour les plus de 21 ans. Théoriquement, aucun travailleur n’est censé gagner moins. Ils seraient pourtant une centaine de milliers dans le cas : les travailleurs de moins de 21 ans ne touchent qu’une partie de ce salaire minimum, pas plus que le personnel qui bénéficie de pourboires et de commissions. Sans parler des ouvriers et employés occupés à temps partiel et des travailleurs clandestins, employés au noir, notamment dans les secteurs de l’Horeca, de l’horticulture et de la construction.

Les employeurs qui ne respectent pas ce salaire minimum et qui sont pris sur le fait par les contrôleurs de l’Inspection sociale s’en tirent généralement avec un paiement rétroactif des sommes dues à leur personnel.

Pour prendre le pouls des salaires, la CSC a lancé, en novembre dernier, le site Internet www.votresalaire.be. Il permet à tous les travailleurs de comparer leur salaire avec les barèmes officiels. A ce jour, 8 000 formulaires ont été complétés, un nombre qui dépasse les espérances des gestionnaires du site. Au total, 15 000 formulaires sont attendus. Ils seront analysés par l’Institut supérieur du travail d’Anvers (Hiva) qui publiera ses premières conclusions dans quelques semaines. Lancé aux Pays-Bas et soutenu par des fonds européens, le projet a, depuis lors, essaimé en Finlande, en Pologne, en Italie, en Allemagne et en Belgique. Il vise, notamment, à égaliser les salaires des hommes et des femmes.  » Aux Pays-Bas, le gouvernement s’est même inspiré de cette enquête pour élaborer une nouvelle convention destinée au secteur des soins « , explique Franci Larondelle, qui supervise le site de la CSC.

Aucune statistique

Depuis le début des années 1990, l’écart entre le revenu minimum et le salaire moyen tend à se creuser (graphique p.20).  » Jusqu’au début des années 1980, le salaire minimum augmentait plus vite que le salaire moyen des travailleurs « , relève Philippe Defeyt, économiste à l’Institut pour le développement durable. Depuis lors, pour préserver la compétitivité des entreprises, le gouvernement a décidé de ne plus toucher au coût salarial. A part via l’indexation, le revenu minimum n’a plus été relevé depuis une petite quinzaine d’années. Lors de la négociation du dernier accord interprofessionnel, qui fixe les conditions salariales minimales à appliquer aux 2,2 millions de travailleurs du secteur privé, les syndicats ont, en vain, réclamé l’augmentation du revenu minimum garanti. En revanche, les cotisations personnelles prélevées sur les salaires les plus bas ont été réduites, augmentant d’autant le  » salaire-poche  » des personnes concernées. Mais le système, appelé  » bonus à l’emploi « , a ses limites.  » On risque, en outre, de piéger les travailleurs dans des bas salaires « , ajoute Gilbert De Swert, responsable du service d’études de la CSC. En quittant cette catégorie de revenus, les employeurs et les salariés seraient financièrement pénalisés. La mesure pourrait bien rendre plus tentant encore le recours au travail au noir…

 » Cela démontre que les relais politiques et syndicaux sont insuffisants pour défendre ceux qui gagnent le moins, estime Philippe Defeyt. En revanche, le salaire des cadres, lui, progresse. On assiste même à un double accroissement des inégalités : plus on monte dans l’échelle des salaires, plus on bénéficie d’avantages variés, comme les chèques repas, les voitures de société, les contrats d’assurance-groupe… Or tous ces avantages sont moins taxés que le salaire normal.  »

Aussi incroyable que cela paraisse, il n’existe aucune statistique sur le nombre de travailleurs payés au revenu minimum en Belgique.  » Sauf chez les indépendants, il y a peu de travailleurs pauvres en Belgique, avance le député CDH Benoît Drèze. Si le salaire qui leur est proposé est insuffisant, ils restent allocataires sociaux : ils seraient financièrement perdants en acceptant le poste.  »

Le problème est connu et récurrent, surtout dans les rangs des femmes à la tête d’une famille monoparentale. La différence entre les allocations sociales les plus élevées et le salaire le plus bas n’est pas suffisamment importante pour les attirer sur le marché du travail, lorsque des postes s’ouvrent. Les coûts qu’engendre le nouvel emploi, en garde d’enfants, en transport et en perte d’allocations familiales majorées, allègent sensiblement le portefeuille du travailleur engagé au prix le plus bas.

Le marché des salaires

Calculé en fonction de la formation, des compétences et de l’âge du travailleur, le salaire est lui aussi soumis à la loi de l’offre et de la demande. Pour les professions les plus recherchées, les employeurs ne suivent pas du tout les barèmes fixés officiellement dans leur secteur d’activités.

 » Moins les salariés sont remplaçables et plus le marché joue pour établir leur salaire, explique Véronique Pironet, responsable des ressources humaines dans une PME. Les employeurs se réfèrent alors le plus souvent à des études de marché comparatives, parfois élaborées par des secrétariats sociaux spécialisés, afin de savoir comment attirer puis retenir leurs employés en leur proposant les salaires en vigueur pour leur fonction. Plus les fonctions sont cruciales et rares, plus elles sont rémunérées. Dans ces cas-là, les employeurs n’ont aucun intérêt à appliquer les barèmes officiels, bien souvent en décalage avec la réalité du marché.  » C’est tout le contraire dans les professions où la main-d’£uvre est surabondante.

Le poids des années

Soucieux de limiter le coût du personnel, des voix se font désormais entendre, dans les rangs du patronat, pour obtenir la fin des augmentations salariales automatiques, liées à l’âge ou à l’ancienneté. Seuls les employés voient ainsi leur salaire augmenter tous les ans, alors que, pour des raisons historiques, les ouvriers ne bénéficient pas de cette mesure. Entre le début et la fin de la carrière, le salaire des employés augmente quasi de moitié. Ce qui n’incite guère les employeurs à garder les plus âgés, parfois moins productifs au fur et à mesure que leurs cheveux grisonnent. Or le gouvernement fédéral, sous la pression des pouvoirs européens, tente de maintenir les seniors au travail.  » Les augmentations liées à l’ancienneté ont des effets pervers sur le marché de l’emploi, relève Arnout De Koster, directeur des affaires sociales à la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). En outre, elles instituent une politique de rémunération injuste au sein de l’entreprise.  » Les employeurs, eux, sont davantage tentés par une rémunération fixée en fonction des mérites ou des compétences de leurs salariés, quel que soit leur âge.  » On pourrait réduire l’importance du critère de l’âge ou de l’ancienneté, au profit d’une évaluation individuelle, poursuit Arnout De Koster. Les salariés sont nombreux à redouter le caractère subjectif de cette évaluation, mais les entreprises n’ont aucun intérêt à être arbitraires avec leur personnel.  »

Du côté syndical, il est hors de question de toucher à ces augmentations barémiques.  » En calculant les salaires au mérite, on met fin à tout système collectif, analyse Raphael Lamas, responsable du service d’études économiques à la FGTB. On risque une explosion des rémunérations pour les cadres et un écart beaucoup plus grand entre les salaires les plus élevés et les salaires les plus bas. Dans ce cas, je ne suis pas sûr que l’on puisse garder le contrôle sur l’évolution des coûts salariaux.  » Les débats sur les salaires sentent toujours le soufre…

Laurence van Ruymbeke

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