Que fait-on vraiment dans les loges maçonniques ? Equerre, compas, delta lumineux, étoile flamboyante… Le Vif/L’Express décrypte les mystérieux symboles des maçons et vous entraîne dans un voyage initiatique au cour de Bruxelles. Un dossier qui bouscule tous les fantasmes et les clichés du dernier best-seller de Dan Brown.
Hier Dan Brown agaçait le Vatican, aujourd’hui, il irrite la franc-maçonnerie. Au point que les francs-maçons américains ont créé un site pour » redresser certaines légendes » du Symbole perdu. Eh oui : Dan Brown n’est pas historien, et son livre n’est qu’un… roman. On y retrouve le héros du Da Vinci Code, Robert Langdon, qui vole au secours de son ami Peter Salomon (référence – très subtile ! – au roi Salomon), victime d’un kidnapping. Pour le sauver, Langdon enquête sur » les secrets perdus » : ceux détenus par les maçons (les frères du 33e degré) et qui, s’ils étaient révélés, changeraient le monde ! S’ensuit une visite guidée dans une forêt de symboles maçonniques. Mais, déjà, les premières pages interpellent : les » francs-macs » boivent dans des crânes humains ! Une image qui fera sursauter plus d’un lecteur et un » fils de la Veuve « .
Car peut-être rêvez-vous d’entrer en loge. Eh bien, rangez vite le Dan Brown, et plongez-vous dans un livre de référence sur la franc-maçonnerie, et lisez ceci. Sachez qu’il faut avoir (au moins) 21 ans… et qu’on vient vous chercher. La franc-maçonnerie recrute surtout par cooptation (20 % des frères frappent spontanément à la porte du temple). Il faut aussi deux frères : telle est la première condition pour poser sa candidature. Deux parrains, donc, prêts à certifier devant leurs pairs que vous êtes » franc et probe « , c’est-à-dire » pas sous influence « . Ce sont eux qui vous aideront à trouver la loge qui vous convient le mieux et à y introduire votre dossier. Ensuite, » on » passera vous voir. Des gens que vous ne connaissez pas et qui, en principe, ne se connaissent pas non plus. Par souci de discrétion et d’indépendance : si vous êtes refusé, ils n’encourent pas le risque d’être dénoncés.
Passé la première épreuve, il en vient vite une autre à franchir : » Le passage sous le bandeau « . Invité dans votre futur atelier, les yeux bandés, on vous interroge sur votre vie, vos idéaux, vos convictions… Sur votre sincérité également, histoire d’écarter les opportunistes. Le grand oral s’achève par un scrutin secret, où seuls les maîtres (trois ans au moins de maçonnerie) votent. Si vous obtenez plus de la majorité des voix, il ne vous reste plus qu’à attendre la belle cérémonie d’initiation. Il y en a une ou deux seulement par an et par loge. Surtout soyez patient – l’ensemble du parcours prend environ deux ans.
Le jour tant attendu, celui de l’initiation : » dépouillé de vos métaux » (bijoux, argent… tout ce qui symbolise les passions destructrices), les yeux bandés, vous êtes enfermé dans un » cabinet de réflexion « , une pièce minuscule, seul, face à vous-même. Une bougie éclaire une table, sur laquelle est posé un crâne humain (un faux ! – il évoque la mort du profane qui renaît à la vraie vie par l’initiation), un sablier, un bout de miroir ébréché et trois coupelles contenant des éléments d’alchimie. Sur un mur noir, une inscription : V.I.T.R.I.O.L. (Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem – » Visite l’intérieur de la terre, et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée. « ) En termes plus clairs : » Descends dans les entrailles de la terre, au plus profond de toi-même et trouve le noyau insécable sur lequel tu pourras bâtir une autre personnalité, un homme nouveau. » Sur le mur encore, un coq dessiné, surmonté de l’inscription » Vigilance « . Vous disposez d’une heure pour rédiger votre » testament philosophique « , le bilan de votre vie profane. En général, il est brûlé sans être lu.
Au sortir du cabinet, on vous conduit à la loge, les yeux masqués, un bras de chemise et une jambe de pantalon retroussés, la poitrine à moitié découverte. » Etes-vous certain de le vouloir ? » » De respecter vos engagements ? » » De ne jamais révéler ce que vous avez vu et entendu en loge ? » Le ton du Vénérable est sec, impérieux. A la fin, le nouveau venu enlève le ruban qui gène sa vue, et la lumière lui est révélée. Ses frères lui offrent un tablier et des gants blancs : le premier parce que » l’homme est sans cesse condamné au travail « , les seconds parce que » la candeur doit toujours régner dans l’âme d’un honnête homme « . Ensuite, on rit beaucoup, on félicite les apprentis, et la soirée s’achève par un banquet… » C’est une expérience intime. Il y a un avant et un après. Demandez à une mère de décrire ses émotions lors de son accouchement, elle bafouillera, confie Jean, fonctionnaire de 37 ans, maçon à la Grande Loge de Belgique (GLB). Je peux lire une somme de bouquins sur le sujet, si on ne vit pas un accouchement soi-même, il restera un mystère. » Mais ce n’est que le début de l’aventure. » L’initiation dure toute une vie. Le maçon va s’initier lui-même par un travail long et constant « , affirme Arnaud, 42 ans, directeur d’école, membre du Droit humain (DH) depuis quinze ans.
Après l’initiation débute donc le travail de l’apprenti, appelé à se délivrer des obstacles qui entravent son perfectionnement intérieur. Pendant les tenues, il » fait v£u de silence « , puisque, au premier degré, il faut savoir se taire. Ça prend du temps : les tenues ont lieu deux à quatre soirs par mois, durant trois heures ; on célèbre les rituels avec des frères et (ou) s£urs, et on travaille » au progrès de l’humanité « . Puis il y a le bar et les agapes. » Dans un monde où on vous livre une pizza en vingt minutes, la franc-maçonnerie est une école de patience et d’humilité « , reconnaît Daniel, retraité, au Grand Orient (GO) depuis trente ans.
C’est le soir que tout s’anime
Dans les loges, c’est le soir que tout s’anime. La journée, on croise peut-être le personnel administratif, quelques chercheurs dans les bibliothèques. Le non-initié doit se contenter du musée, celui par exemple de la rue de Laeken, à Bruxelles. Après 18 heures, à moins d’être invité à une » tenue blanche ouverte » (réunion ouverte aux non-initiés), plus aucun profane n’est accepté. Peu avant 20 heures, les frères se retrouvent. Ils passent d’abord au vestiaire, où ils prennent leurs » décors « , les accessoires nécessaires aux tenues, qui se poursuivront jusqu’à 23 heures : le tablier, qui indique le rang du maçon, les gants blancs et le » cordon « , un ruban qui barre la poitrine et qui varie selon les grades. » Le smoking est de moins en moins exigé « , déplore Alain, compagnon au Grand Orient (GO). Tout de même, il faut respecter un dress code : la » tenue » n’est pas une soirée entre potes. Chaque » obédience « , une fédération de loges, pratique son rite : français, écossais ancien et accepté, notamment. La Belgique compte cinq obédiences, masculines – les plus nombreuses dont le GO qui rassemble environ 10 000 membres sur les quelque 25 000 francs-maçons belges -, féminines (la Grande Loge féminine) et une mixte (le DH), qui compte un tiers d’hommes.
Ensuite les maçons se rendent au » temple » et attendent en silence l’entrée du collège des officiers et du Vénérable maître. La tenue va commencer. » Frère second surveillant, quel est le premier devoir d’un surveillant en loge ? » » Vénérable maître, c’est de s’assurer que la loge est à couvert ( NDLR : à l’abri des profanes)… » Mais qu’y fait-on ? Une » planche » (un sujet) est généralement exposée par un maître et un débat suit : elle porte sur le rite, l’histoire, le symbolisme de la maçonnerie, sur la démarche initiatique ou encore, suivant les obédiences, sur des questions de société. Jamais sur la religion ou la politique. Pas de bavardage ni de messe basse. Les maçons ne peuvent s’interrompre et doivent toujours demander la parole au Vénérable. » Ce que j’aime avant tout, c’est la sérénité des échanges : tout le monde s’écoute dans un esprit de tolérance absolue. Les personnes qui souhaitent s’exprimer le font, les unes après les autres « , poursuit Alain. Après la fermeture des travaux, juste avant la sortie, les maçons se dégantent et pratiquent la » chaîne de l’union « , un cercle formé par les frères les mains jointes, symbolisant la fraternité. Puis s’échappent vers la » salle humide » – le bar ! » C’est surtout vrai en province, où les agapes se poursuivent facilement jusqu’à 1 heure du matin. A Bruxelles, beaucoup rentrent directement chez eux après les tenues « , précise une franc-maçonne du DH.
Une hiérarchie parallèle
Mais revenons à notre nouvel apprenti. Tout au long de sa vie, explique Decharneux, » le maçon franchit des étapes personnelles ( NDLR : passage d’un degré à un autre) vers la connaissance en passant par des rites initiatiques, qui le confrontent à des symboles « . Comme une poupée russe, en somme : les degrés s’empilent et le frère se construit en complétant ses connaissances d’un grade par les connaissances des grades suivants. Quand l’atelier estime qu’il est prêt à devenir compagnon, il lui est demandé de » plancher » sur un sujet de son degré. Et sur lequel les maîtres voteront pour décider de son » augmentation de salaire « . En général, il s’écoule un an, voire davantage, entre les degrés. Il n’y a pas de » passage automatique « . Puis vient le grade de maître. Au cours de la cérémonie d’élévation, la légende de l’assassinat d’Hiram (l’architecte du temple de Salomon, selon la Bible) est jouée comme au théâtre avec, dans le rôle d’Hiram, le candidat ; dans ceux de trois mauvais compagnons, le Vénérable et les premier et second surveillants.
C’est tout ? » Il y a un seul secret dans nos traditions et dans nos textes : le secret de l’initiation « , déclare Baudouin Decharneux. Qu’en est-il des hauts grades ? Ceux-là mêmes qui sont au c£ur de l’intrigue du Symbole perdu, de Dan Brown, une » confrérie » infaillible pour fabriquer un best-seller mondial. La maçonnerie compte en effet 33 degrés (parfois, dans certaines obédiences, 98). Passé le 3e degré (celui de maître), on parle de haut grade. Chaque grade est lié à une légende : prince de Jérusalem, grand pontife, grand inspecteur inquisiteur commandeur… Tout est symbole. Comme au xviiie siècle, qui les a vus naître, les hauts grades forment encore aujourd’hui l’aristocratie des obédiences. Ils constituent même une sorte de hiérarchie parallèle, avec pour symbole le chevalier Kadosh – 30e degré. Le Grand Maître d’une loge, lui, n’est élu que pour trois ans par ses pairs, alors que les titulaires du 33e degré siègent à vie au sein du Suprême Conseil : un gouvernement inaccessible au franc-maçon de base (les hauts grades se réunissent dans d’autres lieux et à d’autres dates) et qui détient le pouvoir de la longévité. Pour preuve : un Grand Maître qui veut faire son chemin dans des ateliers supérieurs doit être chaperonné par un plus gradé que lui. Qu’est-ce qui anime ces frères très titrés ? Se perfectionner soi-même pour améliorer la société dans le pur esprit de la chevalerie.
Le Symbole perdu est plutôt loin de la vie des francs-maçons de Belgique. Après l’avoir lu, n’imaginez pas vous faire passer pour un vrai-faux maçon. Vous ne franchirez pas le » tuilage « , cet interrogatoire qui permet de savoir si l’interlocuteur connaît les codes et rituels ignorés des profanes. Si on vous demande votre âge, par exemple, il est conseillé de répondre » 7 ans » et non d’indiquer votre âge véritable. Ce n’est là qu’une des nombreuses chausse-trapes du » tuilage « .
Soraya Ghali
SORAYA GHALI et olivier rogeau
» La maçonnerie est une école de patience et d’humilité «