Les dépenses liées aux cultes n’ont beau représenter qu’une goutte d’eau dans le budget, à Seraing la coupe est pleine. Le bourgmestre Alain Mathot (PS) veut rationaliser. L’évêché de Liège ne l’entend pas de cette oreille. Un conflit qui est loin d’être isolé en Wallonie.
Il n’est pas encore 9 heures du matin, mais un fumet de pains saucisses embaume déjà la place des Quatre Grands. Les terrasses déployées par les deux cafés du coin ne resteront pas vides longtemps. Par beau temps, les tables sont toutes occupées et débordent légèrement sur le parvis de l’église voisine, Saint-Lambert. Les photos d’archive dépeignent un édifice religieux qui, fin du XIXe siècle, dominait de son haut clocher cette artère importante de Jemeppe-sur-Meuse. Au fil des années, les commerces ont colonisé la rue de ce quartier populaire. Désormais coincée entre deux tavernes et une droguerie bon marché, la maison de Dieu semble rabougrie, effacée derrière quelques arbres. D’ailleurs, de multiples feuillus poussent çà et là sur sa façade aux dalles noircies par un incessant ballet de voitures et de bus.
Le vendredi matin est normalement un jour de messe, mais ce jour-là les bancs sont vides. Un homme finit par entrer, s’agenouille en se signant, puis s’installe à la dernière rangée, yeux fermés, tête baissée. Derrière lui, une bénévole s’applique à brosser le sol. Mais l’endroit aurait besoin de bien plus qu’un coup de balai.
Aux murs, la peinture blanche a fini par former des croûtes laissant apparaître les briques nues par endroits. Quelques voûtes en bois sont consumées par l’humidité, des panneaux contreplaqués remplacent les vitraux au-dessus du porche. Des barrières Nadar empêchent les fidèles de s’assoir sur tous les sièges du collatéral droit, tant la maçonnerie est en piteux état.
» Il faut vraiment le vouloir »
Des douze églises que compte la commune de Seraing, Saint-Lambert présente l’état de dégradation le plus avancé. » Il y pleut à verse, par mauvais temps !, peste le vicaire épiscopal Raphaël Collinet, en charge des fabriques d’église dans le diocèse de Liège. Pour venir ici, il faut vraiment le vouloir. »
L’édifice n’a plus bénéficié de travaux depuis des lustres. Ses voisines n’ont pas été mieux loties. En 2012, une architecte estimait à 3,4 millions d’euros (minimum) l’investissement nécessaire pour remettre en état les cinq lieux de culte sérésiens les plus délabrés.
Selon une loi héritée du régime napoléonien, c’est aux communes qu’il incombe de payer la note des gros travaux d’entretien des bâtiments catholiques, tout comme elles doivent couvrir l’éventuel déficit des fabriques et payer le logement mis à disposition des prêtres.
Mais à Seraing, le bourgmestre socialiste Alain Mathot ne l’entend plus de cette oreille. En décembre 2013 déjà, il appelait de ses voeux une fusion des 12 fabriques. Il venait alors d’annoncer un plan d’austérité courant de 2014 à 2018. La Ville allait devoir trouver 67,5 millions d’euros pour que ses comptes ne sombrent pas dans le rouge. Dans ce contexte budgétaire rendu d’autant plus aride par la fin de l’activité sidérurgique, même Dieu n’était plus intouchable.
Une rencontre eut lieu le 23 janvier 2014. Autour de la table : Alain Mathot, les directeurs général et financier, ainsi que l’abbé Raphaël Collinet. L’échevin des cultes Philippe Grosjean, n’eut par contre pas voix au chapitre. » C’est comme ça, à Seraing. Le bourgmestre est en charge de tout « , raille Fabian Culot, chef de file de l’opposition MR.
Le torchon brûle
Cette première réunion fut en réalité aussi la dernière. Aucun accord ne fut dégagé, chacun restant campé sur ses positions. Le socialiste et le vicaire épiscopal ne se sont plus reparlé. Ce qui n’empêcha pas le débat de se poursuivre par presse interposée. Début juin, le maïeur remet le sujet sur le tapis dans les colonnes du journal La Meuse. » Je dois choisir entre entretenir et réparer les écoles, les bâtiments communaux et les églises, où il y a de moins en moins de fidèles… avec de moins en moins de moyens « , déclare-t-il.
Et de relancer les trois propositions déjà formulées en 2013 : fusionner les fabriques afin qu’elles se partagent un montant unique (200 000 euros par an), forcer les plus riches d’entre elles à mettre leurs moyens financiers à disposition des plus pauvres, voire envisager la désacralisation de l’un ou l’autre édifice. Après tout, d’autres aux Pays-Bas ne sont-ils pas devenus des hôtels, des restaurants, des musées et même des boîtes de nuit ?
L’évêque de Liège, Mgr Jean-Pierre Delville, a refusé catégoriquement. » Ce que nous demande Alain Mathot est illégal, a-t-il répondu. Il ne faut pas contourner la loi. La Ville de Seraing a le devoir de valoriser son patrimoine, dont ses églises. »
Lors du conseil communal du 15 juin dernier, Fabian Culot profita d’un point à l’ordre du jour sur des travaux de sécurisation dans un édifice de culte pour s’inquiéter de ce bras de fer clérico-socialiste. » Au vu des difficultés que traverse la commune, tout le monde doit faire des efforts, on ne peut pas tout assumer, estime le libéral. Mais il faut faire preuve de respect vis-à-vis des catholiques. Les partis de gauche sont proches des milieux laïques et on sent bien que les points concernant les fabriques sont votés à contrecoeur. Je crains que le débat n’avance pas à cause d’une certaine méfiance entre deux parties qui se connaissent mal. Il y aurait un intérêt à associer d’autres groupes politiques à la réflexion. »
Un comportement » jésuitique »
A la suite de l’interpellation du MR, Alain Mathot a répondu qu’il ne rencontrait aucun problème avec l’évêque, avec qui il s’entendait » assez bien « . Mais que le dialogue était par contre plus tendu avec un » chanoine » au comportement (il chercha ses mots)… » jésuitique « .
Il ne cita aucun nom en séance publique, mais nul doute que Raphaël Collinet se serait senti visé. Manifestement, le courant n’est pas passé entre les deux hommes. » Alain Mathot donne l’impression qu’il veut se faire une église, qu’il veut la suppression d’une ou deux paroisses à son chapeau, réplique l’abbé. Il n’y a pas de bras de fer, nous ne nous sommes vus qu’une fois. Mais je ne veux pas d’une nouvelle rencontre dans ce climat agressif. »
Une fusion n’est envisageable que sur base volontaire, précise le vicaire épiscopal. Or les fabriciens n’en veulent pas. » Cela doit rester à la mesure du bénévolat. Gérer douze sites serait un travail bien trop lourd. » Une solidarité financière entre les fabriques ? » A Seraing, aucune n’est véritablement riche. Toutes s’en tirent tout juste à l’ordinaire. Puis j’aime citer Rockefeller, qui disait : » Je veux bien donner tout mon argent aux pauvres, ça fera un pauvre de plus ». »
Quant à l’affectation de l’un ou l’autre édifice à d’autres usages, il assure qu’il n’y est pas opposé. » On pourrait ouvrir à des activités culturelles, sociales… Pourvu que ce ne soit pas à l’exclusion du culte. Or, lorsque j’ai demandé au bourgmestre ce qu’il voudrait y faire, il m’a répondu par le silence. » Raphaël Collinet craint surtout qu’en lieu et place d’une désacralisation, l’objectif soit la démolition. Or, assure-t-il, les paroisses sérésiennes ne sont pas désertées. Une messe à Saint-Lambert attire entre 50 et 60 chrétiens.
Une fois n’est pas coutume, Alain Mathot est soutenu sur le fond par presque toute l’opposition. Seul le CDH ne sait trop qu’en penser. Par contre, pour le PTB, » il faut parvenir à réaliser des économies d’échelle et poser le débat pour que certains bâtiments soient désacralisés « , encourage le conseiller communal Damien Robert. » S’il faut respecter les obligations légales, il ne faut pas que l’église soit un gouffre à fric « , renchérit Jean Thiel, chef de groupe Ecolo.
Une goutte d’eau
Un gouffre ? Pour son budget 2015, la Ville a inscrit à l’ordinaire une dépense de 105 845,55 euros pour le culte catholique. C’est certes plus que les 20 243,66 euros destinés au Centre d’action laïque et à la Maison de la laïcité. Si ce n’est que ce subside communal est légalement facultatif. Normalement, le financement de la laïcité incombe uniquement aux provinces. Cela reste en tout cas une goutte d’eau par rapport aux dépenses totales, qui s’élèveront à 109 millions. A l’extraordinaire, 7 000 euros sont planifiés, sur 26,7 millions d’investissements prévus.
Difficile de ne pas déceler dans ce débat des pointes d’idéologie… Bien que la question d’une fusion ne se pose pas qu’à Seraing. Un décret instauré par le ministre wallon des Pouvoirs locaux, Paul Furlan, entré en vigueur le 1er janvier dernier, semble avoir fait pousser des ailes aux communes qui rechignent à dépenser de l’argent pour les cultes. Le texte prévoit que les autorités locales ne doivent plus seulement donner un avis sur les comptes des fabriques d’églises, mais désormais les approuver.
Mécontents, les évêques ont introduit un recours (non suspensif) devant la Cour constitutionnelle. Il est toujours pendant. En attendant, des discussions sur la fusion des fabriques sont en cours à Gerpinnes, Ciney, Hannut, Gesves, Braives, Mont-de-l’Enclus, Vresse-sur-Semois… D’autres entités ont déjà franchi le pas, comme Tournai, Erezée, Bièvre ou Jalhay.
1 % des dépenses
» Le financement des cultes représente en moyenne 1 % des dépenses communales, souligne Jean-François Husson, secrétaire général du Centre de recherche en action publique. Certains jugeront que c’est peu, d’autres beaucoup, mais vu la crise sérieuse que traversent les finances communales, tout le monde cherche des postes sur lesquels réaliser des économies. »
Les petites entités sont souvent en première ligne. Car la fusion des communes de 1976 n’a pas été accompagnée d’une répartition des fabriques. Certains petits territoires abritent dès lors de très nombreuses églises. Parfois, les fabriciens se regroupent volontairement. Mais pour la majorité d’entre eux, le cap reste difficile à franchir. » Notamment parce qu’ils n’ont pas d’incitant financier à le faire. Pourquoi se priver d’argent public ?, analyse Caroline Sägesser, collaboratrice scientifique du Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité. Aussi, pendant longtemps, l’Eglise a vu sa désaffection comme un phénomène temporaire, pensant qu’un jour les lieux de culte seraient à nouveau remplis. »
Le miracle ne s’est pas produit. Aujourd’hui, à peine 5 % de la population belge fréquente les messes dominicales. Un nombre si restreint de fidèles justifie-t-il que la commune mette la main au portefeuille comme par le passé ? En attendant que le politique et le clergé trouvent un terrain d’entente, l’église Saint-Lambert de Jemeppe dépérit. Comme tant d’autres.
Par Mélanie Geelkens