Quand la Wallonie était une terre promise
Le journaliste Pascal Verbeken a sillonné la Wallonie sur les traces de 500 000 ouvriers flamands qui ont émigré vers La Louvière, Charleroi ou Seraing. Il en a tiré un livre poignant.
On a du mal à s’imaginer. A l’aube du xxe siècle, la Belgique est la troisième puissance économique mondiale. Le pays doit son rang à la florissante industrie wallonne du charbon, du verre et de l’acier. Le sillon Haine-Sambre-Meuse-Vesdre se développe à toute vitesse. La Louvière et Courcelles sont des villes-champignons, grouillantes, qui sortent de terre en quelques années. La Wallonie ressemble à une sorte de Far West, où le charbon remplace le pétrole. Une terre promise, où rien ne semble capable d’enrayer le progrès social et les avancées technologiques.
A quelques dizaines de kilomètres de Liège ou Charleroi s’étale une Flandre paysanne, misérable. Où les hommes, les femmes et les enfants crèvent de faim. Pour beaucoup, le seul espoir d’une vie plus digne réside dans l’émigration, le plus souvent vers la riche Wallonie. Des pans entiers du territoire flamand se dépeuplent. Rillaar, près d’Aarschot, devient het dorp der blinden, le village des volets : à la belle saison, la quasi-totalité des habitants s’en va travailler dans les champs wallons et les volets des maisons restent clos. Le village ne reprend vie qu’en hiver. En d’autres lieux, les gens partent définitivement. Au total, 500 000 Flamands auraient abandonné leur maison pour s’établir en Wallonie.
Une histoire oubliée
C’est cette histoire oubliée que ressuscite La Terre promise, un livre émouvant du journaliste gantois Pascal Verbeken, à partir duquel le sénateur Luckas Vander Taelen (Groen !) a réalisé un documentaire, qui sera prochainement diffusé sur la RTBF. Jusqu’ici, curieusement, l’exode massif des ouvriers flamands n’avait pas intéressé grand monde. Aucune étude globale n’existe sur le sujet. Tout indique que cette histoire est devenue gênante, tant pour les Flamands que pour les Wallons. La Flandre préfère tourner le dos à son passé : l’émigration forcée de milliers de pauvres hères contredit le marketing triomphaliste d’une région pour qui seule compte désormais la prospérité. La Wallonie, elle, n’aime pas se souvenir de la part de Flandre qui vit en elle. Elle préfère mettre en avant sa tolérance ; elle insiste sur l’inexistence de l’extrême droite locale, oubliant que les ouvriers flamands ont été la cible des moqueries, et que leur intégration n’a rien eu d’une partie de plaisir.
» Mes grands-parents provenaient des environs de Grammont, raconte Pascal Verbeken. Ils ont quitté leur terre natale pour trouver du travail dans les faubourgs industriels de Gand. Mais la plupart des autres habitants de la région sont partis pour La Louvière. J’aurais pu être un Wallon, au fond. » Avec sa moto, il a traversé le Brabant wallon pour arriver à Charleroi, puis à Châtelet, Farciennes, Auvelais, La Louvière, Morlanwelz, Cuesmes, Quaregnon, Seraing, Flémalle… Partout, il cherche les derniers témoins directs des vagues d’immigration flamande, scrute les vestiges que celle-ci a laissés en Wallonie. En contrepoint, Pascal Verbeken se réfère abondamment à Auguste De Winne, qui a effectué le même reportage que lui, un siècle plus tôt, mais en sens inverse. D’abord publié en feuilleton dans le journal Le Peuple, puis paru sous forme de livre en 1902, A travers les Flandres est le récit d’un voyage désespérant : lui-même fils d’un Flamand de Ninove forcé d’émigrer à Bruxelles, Auguste De Winne, qui sera après la Première Guerre mondiale l’une des grandes figures du socialisme belge, y décrit avec effroi une Flandre qui agonise. Une sorte d’Irlande sur le continent.
L’émigration flamande vers les bassins industriels wallons durera jusqu’au début des années 1950. Ensuite, tout change. Les multinationales s’installent en Flandre, tandis qu’au même moment le déclin de la Wallonie s’accélère. En 1967, la Constitution belge est – enfin – officiellement traduite en néerlandais. La même année, pour la première fois, le produit intérieur brut de la Flandre dépasse celui de la Wallonie. La Terre promise est aussi un livre sur la roue qui tourne.
Ironie de l’histoire
Récit écrit à hauteur d’homme, à la fois road-movie à la Kerouac, investigation journalistique, monologue intérieur, réflexion sur la justice et la solidarité, La Terre promise est un objet littéraire hybride. Si on devait le rapprocher d’un livre récent, on penserait à Gomorra, plongée dans la Mafia napolitaine écrite par le journaliste italien Roberto Saviano. Comme dans Gomorra, on est frappé par le jusqu’au-boutisme de la démarche. Pascal Verbeken veut voir, veut savoir, il ne lâche rien. Les deux livres trouvent des échos inattendus. Comme lorsque Pascal Verbeken constate, à son arrivée dans le Borinage, » une napolisation évidente » : » Ici aussi, la xénophobie menace. »
Très politique pour qui lit entre les lignes, Pascal Verbeken fait preuve du même mordant à l’égard d’une Flandre repliée sur elle-même qu’envers une Wallonie incapable de vaincre ses vieux démons, clientélisme et autres. Il évoque le parcours de Jean-Claude Van Cauwenberghe, ex-ministre-président wallon, arrière-petit-fils d’un mineur flamand. Il rencontre longuement Gaston Onkelinx : le père de Laurette, ancien bourgmestre de Seraing, a quitté son Limbourg natal pour s’installer à Ougrée en 1953. Sa famille tenait un café en face des usines Cockerill. » C’est inimaginable mais, il y a cinquante ans, Seraing était riche « , se souvient Gaston Onkelinx, dépité. La mélancolie est omniprésente dans La Terre promise. A tel point qu’on ne peut s’empêcher de juger partielle, » exotisante « , voire un tantinet misérabiliste, la description de la Wallonie de Pascal Verbeken. » Je peins la réalité, mais toujours avec respect, se défend Pascal Verbeken. Il n’y a pas un chômeur, pas un marginal, dans ce livre ! Mais les quartiers où ces 500 000 Flamands se sont installés, ce sont aujourd’hui les plus misérables et les plus déshérités de Wallonie. C’est ça, la grande ironie de cette histoire ! » Le documentaire tiré de La Terre promise montre les images d’une action choc de la N-VA, en 2005 : histoire de dénoncer les transferts Nord-Sud, des camions avaient déversé des liasses de faux billets au pied des ascenseurs de Strépy-Thieu. Quelle ironie, là aussi, de voir les militants nationalistes agiter leurs drapeaux jaune et noir, au beau milieu de cette région du Centre où tant de Flamands sont venus chercher une vie meilleure.
Enfin, La Terre promise ébauche une réflexion originale sur l’identité belge. Pascal Verbeken confie qu’il a parfois été heurté, au cours de ses pérégrinations wallonnes, par la pauvreté qui sévit dans certains anciens bastions industriels, mais qu’il ne s’y est jamais senti dépaysé. » Je crois qu’il existe quelque chose comme un décor belge : les maisons en briques rouges, les murs en béton, les petits jardins familiaux. On ne retrouve ça ni en Allemagne, ni aux Pays-Bas, ni en France, sauf autour de Lille. Quand je suis arrivé à Marcinelle, je me suis dit : tiens, ça ressemble à Ledeberg, un quartier populaire de Gand. Les médias pointent toujours les différences entre la Flandre et la Wallonie. Mais les correspondances existent aussi ! Nous avons un passé commun, notamment en raison de toute cette histoire de migration. »
Pascal Verbeken, La Terre promise, Le Castor Astral. En librairie à partir du 4 février.
FRANCOIS BRABANT
» Une histoire gÊnante pour les Flamands et les Wallons «
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