Quand la croyance aux esprits tue

Le décès, au cours d’un exorcisme, de la jeune Latifa, de Schaerbeek, est à rapprocher du premier cas de désenvoûtement brutal d’un  » enfant sorcier  » de 5 ans, à Auderghem, en mars dernier. On sait désormais que la croyance aux esprits peut tuer au cour même de la capitale de l’Europe

A 23 ans, Latifa H. se désespérait de ne pas avoir d’enfant. Elle ne sortait qu’entièrement couverte et gantée de noir, vivant dans un milieu bruxellois un peu particulier, musulman radical à tendance sectaire – salafiste -, enclin à s’inquiéter si une jeune femme n’est pas enceinte au bout de quelques semaines de mariage. Forcément, l’£uvre du Malin. D’après le mari, Mourad M., 26 ans, aujourd’hui en prison, la jeune femme aurait demandé elle-même à être exorcisée. Ils s’y sont mis à deux, Jamila Z., 37 ans, une magicienne marocaine qui vient régulièrement exercer ses talents à Bruxelles, et Alain  » Selim  » M., 26 ans, un converti, ancien employé de la Stib (Société des transports intercommunaux bruxellois). Les deux exorcistes comptaient bien se faire rétribuer. Le mari et deux autres femmes ont assisté aux sévices, qui se sont étalés sur une dizaine de jours.

Des démons s’étant soi-disant installés dans différentes parties du corps de Latifa, on usa de tous les moyens pour les en déloger : la quasi-noyade dans la baignoire familiale, la compression des artères et de la veine jugulaire au niveau du cou, les coups de bâton enroulés de bandelettes sacrées, le tout sur fond d’incantations magiques et de récitation de versets du Coran. Au cours de ces séances, la  » possédée  » résista, sous les ruades des djinns (esprits) indignés… !

Lorsque, le 4 août, la jeune femme perd connaissance, on lui met sur les oreilles un baladeur débitant en boucle des formules rituelles. Le lendemain, elle ou plutôt, les  » démons  » qui l’habitaient subissent d’ultimes assauts. Seul un mauvais génie est expulsé. Les autres se seraient vengés cruellement en tuant Latifa. S’apercevant enfin de la gravité de la situation, le jeune époux appelle les secours – il était 13 h 30 – et leur présente une histoire invraisemblable pour expliquer l’état désespéré de son épouse. En fin de journée, Latifa mourait au Centre hospitalier Paul Brien, à Schaerbeek, à moins de dix minutes de son domicile de la rue Waelhem.

L’autopsie a révélé la présence de multiples hématomes sur plusieurs parties du corps, un éclatement de la rate et une hémorragie thyroïde, indice d’étranglement. Le mari et les deux exorcistes, en aveux, ont été arrêtés et inculpés pour coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Quant aux deux matrones, elles ont été inculpées pour non-assistance à personne en danger, mais laissées en liberté.

Le parquet de Bruxelles relie clairement ce drame à l’influence qu’ont pu exercer sur le groupe d’apprentis sorciers deux associations, La Plume et L’Elite conseillère, installées également rue Waelhem, à deux pas d’une mosquée connue pour ses tendances salafistes, rétrogrades et vindicatives. La Plume (atelier créatif) et L’Elite conseillère (groupe de femmes musulmanes) sont les enseignes sous lesquelles se poursuivent en douce les activités du Centre islamique de Belgique (CIB), précédemment installé à Molenbeek-Saint-Jean. Ce centre a nourri en son sein les futurs assassins du commandant Massoud en Afghanistan. Il s’exprimait sur un site Internet dont les gestionnaires ont été assignés en justice pour incitation à la haine raciale et négationnisme. L’animateur du CIB, le Franco-Syrien Ayachi Bassam, contre lequel la justice n’a jamais rien retenu, est également réputé pratiquer la magie. D’abondantes explications sur la sorcellerie, le mauvais £il, la possession et les djinns s’étalent sur un site français où un groupe belge proche du CIB, Al-Mourabitoune, diffuse les conseils d’un certain  » frère Sayfoudine « . On y découvre notamment les  » erreurs des soignants  » en matière de désenvoûtement, parmi lesquelles l’exagération des coups, les chocs électriques, l’étranglement, l’utilisation des plantes et de certains encens, ou encore le fait de pratiquer la roqiya (magie) sur une femme en l’absence d’un mahram (chaperon). Le  » frère Sayfoudine  » affirme ainsi que les coups – qui s’adressent au djinn et non au malade – ont le pouvoir de chasser les mauvais esprits. Seule leur  » exagération  » est dénoncée.

Les aspects folkloriques de certains émules d’Ayachi Bassam, se promenant à Bruxelles habillés comme des talibans, ont longtemps contribué à les soustraire à la vigilance des autorités. C’est moins le cas actuellement : le parquet fédéral a reçu la mission d’orchestrer la lutte contre les dérives inquiétantes d’une frange marginale, mais hyperactive, de la communauté musulmane.  » Ces choses – sorcellerie, mauvais £il, etc.- existent dans le monde arabo-musulman au sens large, explique un membre de cette communauté. Qui ne va pas chez le petit marabout du coin ? Mais la procédure de désenvoûtement est beaucoup plus forte chez les salafistes.  »

Des croyances animistes sont encore présentes dans l’islam orthodoxe, qui fait de l’existence des djinns et de leurs manifestations, positives ou négatives, un article de foi. On les retrouve également en Afrique subsaharienne, où certaines sectes chrétiennes d’origine évangélique se taillent des parts appréciables du marché religieux en prétendant lutter contre les mauvais esprits.

Le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN), qui dépend du Parlement, établit un rapprochement entre le fait divers dramatique de Schaerbeek et la révélation, en avril dernier, à Auderghem, du premier cas de désenvoûtement d’un  » enfant sorcier  » en Belgique. Un petit garçon d’origine congolaise, âgé de 5 ans, avait été lourdement agressé, à coups de câble métallique, par un oncle (32 ans) et une cousine (22 ans). Profitant d’une absence du père, ceux-ci voulaient délivrer l’enfant du mauvais esprit qui causait sans doute du tort à leur famille. L’oncle et la tante ont été inculpés de coups et blessures volontaires ayant entraîné une incapacité, avec la circonstance aggravante que les coups ont été portés à un mineur sur lequel ils avaient autorité. Ce phénomène n’est pas neuf, mais il est en pleine recrudescence. En juin dernier, l’Organisation mondiale contre la torture lançait un cri d’alarme contre le fléau social des  » enfants sorciers « , devenus les boucs émissaires, depuis une dizaine d’années, d’une société africaine en crise morale et socio-économique.

 » Loin d’être une survivance du Moyen-Age, explique le Dr Philippe Woitchik, qui dirige la consultation d’ethnopsychiatrie de l’hôpital Brugmann, à Bruxelles, ces pratiques sont, au contraire, très modernes. Elles offrent une réponse perverse à la désagrégation des liens sociaux, suite à la montée de l’individualisme et à la mondialisation. On est confronté de plus en plus à des histoires de violence physique totalement illégales et à des tendances sectaires, également chez les Occidentaux. Je précise que nos systèmes thérapeutiques ne sont pas, non plus, à l’abri de tout reproche. Dans certaines situations, les familles ne sont pas très bien dans un cadre classique, qui culpabilise les parents d’enfants qui posent des problèmes ou qui décide de placements en institution, quand d’autres solutions n’ont pas été envisagées. Après une expérience pénible avec un marabout, les gens qui se sont fait piéger n’osent pas porter plainte. La situation s’aggrave actuellement du fait que l’idéologie et l’argent s’en mêlent. Il y a une quinzaine d’années, c’était les vieux qui, du jour au lendemain viraient intégristes, au grand dam de leurs femmes. Aujourd’hui, ce sont les jeunes qui se font manipuler dans les mosquées. Et, au lieu que les pères se sentent soutenus par les élites quand ils disent que cet islam-là n’est pas le ô vrai islam « , la société leur renvoie que tous les musulmans sont des extrémistes…  » En réaction, les médias minimisent l’événement,  » pour ne pas faire le jeu de l’extrême droite « . Résultat : la réprobation sociale reste timide.  » Des personnes issues de l’immigration combattent ce genre de choses, confirme un Belge d’origine marocaine. Mais elles se sentent parfois bien seules.  »

Marie-Cécile Royen

Des croyances animistes sont encore présentes dans l’islam orthodoxe

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