Du puits de Sodome au puits de Haggar, du puits de Moïse à celui de la Samaritaine, le partage de l’eau en apprend beaucoup sur l’origine de la violence
Nous n’y pensons plus aujourd’hui, habitués que nous sommes à recevoir l’eau dans nos demeures. Mais, aux temps nomades bibliques, la vie de la cité et du campement dépendait du puits d’eau situé à l’extérieur des tentes et des maisons. La jeune fille qui s’y rend ne se contente pas de remplir sa cruche. Elle y rencontre d’autres jeunes filles et des bergers, entre avec eux en dialogue et même en alliance. Le puits est un espace de communication décisif pour la vie du groupe, un lieu qui permet de s’ouvrir à autrui. De grands événements, rapportés par la Torah, les Evangiles et le Coran, s’y jouent. C’est là que s’engage l’aventure de la guerre ou de la paix, de la justice ou de l’inégalité, de l’accueil ou du rejet de l’étranger. Spécialiste de la tradition juive, grand connaisseur du Nouveau Testament et des textes sacrés de l’islam, Armand Abécassis, professeur de philosophie à Bordeaux, explore ces rencontres inédites dans Puits de guerre, sources de paix (Seuil), son dernier ouvrage, qui prend une résonance particulière au moment où, dans le désert irakien, on s’est battu près des puits… de pétrole.
Le premier puits dont parle la Torah se rapporte à une civilisation centrée sur les valeurs guerrières. Des combats sanglants opposent quatre rois à cinq autres souverains. Des textes découverts au bord de l’Euphrate témoignent de ces campagnes conduites par des rois coalisés il y a près de 4 000 ans. C’est là une guerre entre deux coupables ou deux innocents. L’armée des cinq occupe injustement le territoire des quatre, mais les peuples occupés sont réputés immoraux et barbares. Ou encore, les quatre rois colonisent les pays des cinq pour leur apprendre la justice et y imposer un ordre de droit – on dirait aujourd’hui » pour y instaurer la démocratie » ou » remodeler le Moyen-Orient » -, mais les cinq rois ont peut-être raison eux aussi : chacun est libre sur son propre territoire et une invasion est illégale en vertu du principe de non-ingérence.
Juifs et Arabes
Voici qu’au terme de leur septième victoire, au bord de la mer Morte, les quatre rois pillent les territoires occupés et déportent des habitants. Dont Loth, le neveu d’Abraham, qui habite Sodome. Le patriarche est tenu d’intervenir. Il réussit à libérer les otages. Il vient, par la même occasion, au secours des rois de Sodome et de Gomorrhe, qui avaient fui le champ de bataille et s’étaient cachés dans un » puits de bitume « , le premier puits de la Bible. Abraham ne veut aucune récompense. Il garde sa réserve à l’égard du roi de Sodome, dont il sait l’inhumanité. Il a seulement voulu défendre le droit et la justice, même en faveur de ceux qui, sur d’autres plans, sont condamnables.
Le deuxième puits biblique est celui de la séparation. Saray, l’épouse d’Abraham l’Hébreu, est stérile. Elle convainc son mari de prendre sa servante égyptienne, Haggar, comme seconde épouse, qui portera l’enfant tant attendu. Enceinte, Haggar, ingrate, méprise Saray. Et celle-ci réagit en maltraitant l’Egyptienne, qui s’enfuit au désert. Près d’une source, considérée aussi comme un puits, un envoyé de Yahvé lui demande de retourner chez sa maîtresse et lui annonce qu’il multipliera sa descendance. Les rabbins enseignent que le monde arabo-musulman issu d’Ismaël, le fils d’Haggar, a hérité de cette fécondité bénie, alors que le peuple juif issu d’Isaac, le fils que finit par avoir Saray, n’a jamais été une nation numériquement importante. Mais la question centrale de ce récit de la Genèse est celle de la cohabitation conflictuelle, en Terre promise, de deux peuples aux vocations différentes. Comment sortir du cercle vicieux du mépris réciproque ?
Pour Abécassis, les divergences entre les trois monothéismes se dessinent déjà là, à travers les deux vocations d’Israël et d’Ismaël, où s’enracine la distinction entre judaïsme et islam. Ou encore à travers les deux réponses, juive et chrétienne, à la quête humaine de paix, que l’auteur lit dans la rencontre entre Jésus et la Samaritaine. Entre ces deux temps forts, il passe en revue d’autres événements qui, d’Isaac à Moïse, le futur libérateur des Hébreux au temps où il n’était qu’un assassin en fuite dans le désert de Madian, se jouent autour d’un puits. Aujourd’hui, le puits n’est plus un espace de communication extérieur à la cité. Il est installé à l’intérieur d’un territoire sur lequel un Etat exerce un pouvoir absolu. » On continue à l’appeler puits, mais ce qui en jaillit, ce n’est plus de l’eau mais du pétrole, écrit Abécassis. Les guerres que cet or noir provoque sont plus sanguinaires que jamais. Elles menacent même d’embraser toute la planète. »
Olivier Rogeau