Psychopathe fétichiste

A la Monnaie, Krzysztof Warlikowski donne au chef-d’oeuvre de Mozart sa teinte la plus sombre. Et le séducteur devient tueur…

Pour illustrer l’une des plus terrifiantes ouvertures de l’art lyrique (tempo de feu ! hurlements mêlés de désir et de colère !), que Mozart aurait composée, à l’automne 1787, d’un seul jet à la veille de la première, Krzysztof Warlikowski, metteur en scène aussi troublant que tourmenté, n’y va pas mezza voce : dans un film en noir et blanc projeté sur toute la hauteur de la salle, un Don Giovanni aux allures de psychopathe s’adonne à son passe-temps favori : la prédation. Tournée par Denis Guéguin dans le métro bruxellois, la vidéo le montre divaguant, insatisfait, en quête de femelles à dompter, et trouvant finalement soulagement dans une chambre d’hôtel où s’échangent argent sale et fluides corporels. Un premier rôle de porno star pour le baryton français Jean-Sébastien Bou, un ton d’emblée pas marrant et, sans doute, l’ouverture mozartienne la plus chaude jamais jouée à la Monnaie.

Maelström de comportements tordus

Une fois n’est pas coutume, passons directement au terminus : Don Giovanni, qui (ultime bravade) a invité à dîner la statue du Commandeur (le père de Donna Anna, qu’il a occis deux heures plus tôt parce qu’il entravait ses plans de drague), se retrouve à préparer la popote pour son horrifique hôte de pierre. Couteau de boucher, viande crue, jeux de lumière extravagants : la mise en scène est à ce point violente, léchée, calibrée, tip top, qu’elle appelle l’admiration à chaque mesure. Warlikowski, maître absolu des rendus théâtraux marginaux, précis et percutants, brille comme la boule disco qui pend du plafond. Pourtant, entre ces deux extrêmes, les premières notes et le final archiconnus, le dramaturge peine, çà et là, à nous entraîner dans sa logique. A côté des incessantes illustrations sexuelles (et pas que des allusions !), il y a – comment dire ? -, des bugs de compréhension. Don Juan est un vrai salaud (comme l’indiquent les surtitres, en lieu et place du mot scélérat, sans doute devenu ringard), il incarne un méchant de chez méchant, un malade obsessionnel que son addiction appelle à tuer sans l’once d’un remords. Mais il faudra expliquer aux spectateurs ce que représente, aux yeux de cette personnalité antisociale, impulsive, instable et intolérante aux frustrations, l’innocente demoiselle sautant à la corde dont il renifle avec envie les petits orteils, ou l’incroyable danseuse  » africaine  » (en vérité, elle est blanche), dont les contorsions monopolisent le regard, à multiples reprises, dans ce spectacle souvent cent queues (sic) ni tête.

C’est peut-être un peu injuste, car la production de Warlikowski regorge, par ailleurs, de trouvailles absolument extraordinaires. Psychologiques, avant tout. Sa vision d’un Don Juan aussi torve que fascinant met tout le monde d’accord : Leporello (Andreas Wolf) subit le même attrait pour ce dingue que les femmes qu’à deux, ils embobinent. Et ces dernières, Anna, Elvira et Zerlina (Barbara Hannigan, Rinat Shaham et Julie Mathevet), passablement consentantes, sont loin d’être toujours innocentes. Esthétiques et contemporaines, aussi, avec l’air du catalogue mis en images par le défilé des visages pleurnichards ou hilares des conquêtes que le séducteur a enregistrées, via Skype, sur son PC. Dans ce maelström de comportements tordus dépeints sur une musique divine (sous la baguette du talentueux Ludovic Morlot), on saura gré à Warli d’avoir évité le grand tabou de la pédophilie. Ou alors, de l’avoir juste à peine (à peine !) effleuré.

Don Giovanni, de Wolfgang Amadeus Mozart, à La Monnaie, jusqu’au 30 décembre 2014. www.lamonnaie.be.

Valérie Colin

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