Le parlement flamand s’est offert le Premier ministre néerlandais pour une visite aussi historique que décomplexée à ses » chers voisins « . Attirer le chef du gouvernement français à Namur pour un salut sympa aux élus wallons relève d’un exploit hors de portée.
Jeudi 15 octobre 2015, le parlement flamand a rendez-vous avec l’histoire. Mark Rutte, ministre-président des Pays-Bas, est annoncé pour une prise de parole. Le N-VA Jan Peumans, président de séance, chauffe la salle : » Pour la première fois dans l’histoire, nous recevons un ministre-président néerlandais dans notre parlement flamand. Mieux même, c’est la première fois dans l’histoire qu’un chef de gouvernement étranger prend ici la parole. » Plus fort encore : » Votre venue est presque une primeur en Belgique. Seuls deux chefs de gouvernement vous ont précédé à la Chambre fédérale, et non des moindres : Winston Churchill et Dwight Eisenhower. »
L’assistance glousse de plaisir. Pareille présence doit être appréciée à sa juste valeur : » Votre visite est une reconnaissance de la Flandre comme interlocutrice à part entière et partenaire légitime. » En droit de traiter d’égale à égale avec sa grande voisine du nord, même si elle ne joue pas (encore ?) dans la même division.
Qu’on se le dise : le tandem Flandre – Pays-Bas devient une affaire qui roule. L’opération win-win vient encore de faire ses preuves lors d’une mission commerciale commune, la deuxième du genre, menée aux Etats-Unis. Le libéral Mark Rutte reste sous le charme de l’expérience flamando-batave. Au premier rang, le ministre-président flamand Geert Bourgeois opine du chef.
Trêve de différences et de contentieux : » Ce qui nous lie est bien plus important que ce qui nous sépare. Une amitié croît. » Le Premier néerlandais s’avance en terrain conquis en confiant son ressenti. Jan Peumans l’a devancé en prenant à témoin les ministres-présidents : » Mark et Geert, je ne parlerai plus de mission extérieure lorsque vous vous rendrez visite mutuellement. Nous sommes plus que de simples voisins, nous sommes de chers voisins. » A ce stade, on s’échange du » beste Jan « , du » beste Mark » et du » beste Geert » avec une familiarité toute anglo-saxonne. On s’engage à prolonger l’idylle. Et plus, si affinités ?
Dans une Belgique plus trop sûre de son avenir, cette séance de mamours aurait de quoi faire jaser. Ne serait-ce pas une future Grande-Néerlande qui se mijote là en cet instant » historique » ? Hypothèse saugrenue. Flamands et Néerlandais affichent leurs atomes crochus, en tout bien tout honneur. Sans aucune arrière-pensée géopolitique. Tout appel du pied à une réunion serait de toute façon tombé dans le vide, faute de militants flamands ralliés à la cause pan-néerlandaise.
La presse a donc pu se concentrer sur l’essentiel : ce soutien de Mark Rutte aux Diables Rouges qualifiés pour l’Euro 2016, lancé au nez et à la barbe des nationalistes flamands bien embarrassés . Le jour de gloire de Jan Peumans s’est ainsi réduit à un événement politique banalisé. Rik Coolsaet, spécialiste en relations internationales à l’Université de Gand, recadre l’enjeu de cette » première » avant tout symbolique. » La démarche de la Flandre n’est rien d’autre que la copie conforme de ce que le jeune Etat belge a entrepris au cours du XIXe siècle : obtenir à l’étranger une légitimité en tant que nation à part entière. »
La France a pour tradition de ne traiter que d’Etat à Etat
Au tour du parlement wallon d’entrer dans l’histoire. Tapis rouge pour la venue à Namur du socialiste Manuel Valls. C’est un président d’assemblée aux anges, André Antoine (CDH), qui accueille le chef du gouvernement français. Assaut d’amabilités, promesses d’intensifier les relations de bon voisinage. On annonce même une mission commerciale conjointe franco-wallonne. Le Premier français se laisse aller à constater » une amitié qui grandit « . » Chers Manuel et Paul, je ne parlerai plus de mission extérieure lorsque vous vous rendrez visite mutuellement « , renchérit André Antoine. Paul Magnette (PS), locataire de l’Elysette, boit du petit lait. On se quitte très bons amis.
Retour sur terre. Cela n’était que pure fiction. Pas de Manuel Valls en vue en bord de Meuse. Aucune invitation officielle lancée par Namur vers Matignon.
Le parlement wallon a pourtant brûlé la politesse à son alter ego flamand : en mars dernier, il recevait son premier chef de gouvernement étranger, le luxembourgeois Xavier Bettel. Viser la tête d’affiche, accrocher à son palmarès un Premier ministre français, doit être grisant. Chiche ? Sollicité en vain par Le Vif/L’Express, le président Antoine en est resté sans réaction.
» Et pourquoi pas ? », lance Jean-Luc Crucke. Le bouillant député régional MR de l’opposition est partant : » J’en serais le premier ravi. Je ne vois pas l’incompatibilité. Il est plus que temps que les Wallons s’émancipent et resserrent les liens avec notre partenaire privilégié qu’est la France, sans y voir des arrière-pensées politiques ou une déclaration de guerre. Nous n’avons pas à avoir plus de scrupules que n’en ont les Flamands. C’est cela aussi, la maturité d’une assemblée parlementaire : savoir aller dans le sens de l’histoire. »
Allô Paris ? La conversation risque d’être brève. Visite de courtoisie au parlement de Wallonie, mission commerciale conjointe franco-wallonne : vous êtes gentils, les Wallons, mais non merci, sans façon. La République a pour tradition jacobine de ne traiter que d’égal à égal : d’Etat à Etat. » La France s’est toujours méfiée de l’autonomie régionale. Elle n’a aucune envie d’encourager à l’extérieur de ses frontières ce qu’elle craint à l’intérieur : le fait corse, breton, basque « , explique l’historien Hervé Hasquin, ancien ministre-président MR de la Communauté française. Manuel Valls dans l’hémicycle wallon : Pierre Verjans, politologue à l’Université de Liège, a bien du mal à s’imaginer la scène. » Il y aurait là un déni de parisianisme. »
Surtout que ce déplacement, lui, aura du mal à passer inaperçu. Le saut de puce d’un chef de gouvernement français passerait vite pour le tour du futur propriétaire, un agenda caché en poche. » Cette visite serait ressentie comme une ingérence de la France dans les affaires intérieures wallonnes « , pense l’essayiste politique et rattachiste Jules Gheude.
» La France, soupçonnée de garder toujours un fer au feu en Wallonie »
Le courant rattachiste battra le rappel de ses maigres troupes. La mouvance nationaliste flamande se fera un plaisir d’insinuer qu’il y a bien un plan B francophone là-derrière. On ne manquera pas de scanner le moindre signe de familiarité ni d’exhumer le passé pour » monter » un dossier : il y a septante ans, un congrès national wallon n’appelait-il pas massivement à la réunion au puissant voisin du sud ? » La France reste soupçonnée de garder toujours un fer au feu en Wallonie. D’où sa prudence de Sioux quand il est question de la Belgique « , souligne l’historien Philippe Destatte, directeur général de l’Institut Destrée.
Christophe Collignon, chef de groupe PS au parlement wallon, ne voudrait pas tomber dans le piège : » On ne ferait pas venir le président Hollande ou Manuel Valls au parlement wallon pour y clamer une volonté de rattachement à la France. Je ne jouerai pas dans une pièce qui consisterait à nourrir une arrière-pensée que je pourrais prêter au parlement flamand dans ses relations avec les Pays-Bas. »
Chacun sa vie de » couple « . Décomplexée et pragmatique entre Bruxelles-capitale de Flandre et La Haye, plus embarrassée et émotionnelle entre Namur et Paris. Matignon y regardera à deux fois avant de mettre un début d’orteil dans la capitale wallonne. Message bien reçu en bord de Meuse. Où on se gardera de faire à l’Hexagone un cadeau aussi empoisonné et de s’exposer à une humiliante fin de non- recevoir.
Par Pierre Havaux