Pourquoi les Juifs ont peur

Le vieil antisémitisme européen a muté. Il est devenu antisioniste radical. Il a remis en selle le négationnisme et s’est islamisé. Des ados en harcèlent d’autres parce qu’ils sont juifs. La Shoah n’est plus respectée. Chez les antisionistes radicaux, on pilonne Israël sans répit ni nuance. Résultat : les Juifs belges sont inquiets pour l’avenir de leurs enfants.

Le tabassage d’Océane, une jeune Juive de 13 ans, par cinq filles à Neder-over-Heembeek (Bruxelles) n’est pas un fait divers comme les autres, provoqué par une poignée d’ados marocaines mal dans leur peau ( lire page 37). A l’Ecole européenne de Uccle, qui attire les rejetons de la bureaucratie européenne et de la diplomatie, Camille, 15 ans, a été harcelée par deux adolescents de 16 ans, qui l’accusaient de soutenir Israël et l’on traitée de  » sale juive « . Faute de réaction appropriée de l’école, Camille a été inscrite à l’athénée juif Ganenou, à Bruxelles ( lire page 36).

Ces deux histoires ne sont que la partie émergée de l’iceberg. A Bruxelles, d’autres parents (pas seulement juifs) ont retiré leurs enfants des écoles publiques pour des raisons de sécurité, malgré leur désir de les voir grandir dans un environnement ouvert. De jeunes garçons et des adultes, lorsqu’ils se déplacent à Bruxelles pour un service religieux, évitent de porter la kippa. Les Juifs orthodoxes d’Anvers, plus reconnaissables, renoncent souvent à porter plainte lorsqu’ils sont moqués ou bousculés par des Maghrébins et des Polonais ( lire page 35) . Petit à petit, une forme de ségrégation s’est imposée aux Belges de culture juive.

A cause de ce climat étrange, le thème de l’émigration revient sans cesse dans les conversations. Faut-il envisager un autre avenir pour ses enfants ? Les huit dixièmes de la population juive mondiale vivent désormais aux Etats-Unis ou en Israël. Partout, la diaspora se réduit. Malgré les rares protestations de soutien d’hommes politiques – comme le Premier ministre Yves Leterme (CD&V), lors du récent dîner de gala du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB) -, la Belgique semble s’installer dans l’acceptation molle et fuyante d’un certain niveau d’antisémitisme. Yves Leterme répondait à un discours percutant du président du CCOJB, Maurice Sosnowski, qui plaçait les autorités belges devant leurs responsabilités.

Il existe peu d’enquêtes sur le niveau d’antisémitisme belge. Les Américains, les Allemands et les Autrichiens sont régulièrement sondés à ce sujet, les Français déjà un peu moins, mais davantage que les Belges. D’après l’une des rares études internationales incluant la Belgique menée par l’ Anti Defamation League, notre pays se situe au-dessus de la moyenne européenne des clichés antisémites.

Un poids électoral réduit, une audience morale qui se rétrécit

La communauté juive de Belgique compte entre 35 000 et 40 000 personnes. Elle ne pèse pas lourd, électoralement, face à la communauté musulmane (plus de 600 000 personnes) avec laquelle il y aurait un  » conflit « , selon le mot d’Edouard Delruelle, directeur adjoint du Centre pour l’égalité des chances, alors qu’il réagissait à l’agression d’Océane.

Le vrai problème, en réalité, n’est pas l’existence d’un conflit entre les religions juive, chrétienne et musulmane. Les faits démontrent, chez certains musulmans, des dispositions agressives à l’égard des non-musulmans. Les Juifs ne frappent ni n’insultent les musulmans, l’inverse se produit bien. Beaucoup, comme le Bruxellois Mohammed Tijjini, fondateur de la chaîne de télévision culturelle AMTV (Al Maghreb TV), ont tenté de réduire cette fracture en vantant la culture juive marocaine. C’était lors d’une exposition liée au quarantième anniversaire de l’immigration marocaine (2004). Mais les préjugés ancestraux qui assignaient aux minorités juives et chrétiennes une position secondaire ont la vie dure.

Depuis lors, le conflit israélo-palestinien s’est transformé en conflit israélo-musulman, et il se prolonge dans les rues bruxelloises. La critique obsessionnelle de l’Etat d’Israël par une certaine droite déjantée, une partie de la gauche tiers-mondiste et l’extrême gauche stalinienne offrent une caution intellectuelle à certains débordements. En janvier 2009, après l’opération Plomb durci (bombardement israélien de Gaza en réponse à des tirs de roquette palestiniens), de nombreux hommes politiques ont défilé en tête d’un cortège qui affichait des calicots  » nazifiant  » Israël et qui criait des slogans haineux. Un vrai traumatisme.  » Trente plus tôt, sur le même boulevard entre la gare du Nord et la gare du Midi, j’avais manifesté derrière Philippe Moureaux, le père de la loi de 1981 contre le racisme et l’antisémitisme « , se rappelle Joël Rubinfeld, ancien président du CCOJB.

L’influence néfaste des chaînes satellitaires

En mai dernier, une enquête financée par la Région flamande, Jong in Brussels, a révélé que, parmi les 37 000 enfants éduqués dans les écoles néerlandophones de Bruxelles, l’antisémitisme était surtout le fait des élèves musulmans (surtout les garçons), tous niveaux d’éducation confondus. En revanche, la xénophobie et les sentiments antimusulmans étaient beaucoup moins répandus. Le promoteur de cette recherche, le sociologue Mark Elchardus (VUB), a qualifié cet antisémitisme de  » théologique « , puisqu’aucun autre facteur ne pouvait expliquer le niveau élevé des préjugés antisémites.

L’enquête a, certes, décelé un peu plus d’antisémitisme chez les chrétiens qui se présentaient comme  » très croyants « , mais dans une proportion bien inférieure à celle des élèves musulmans. Chez ces derniers, l’antisémitisme était corrélé à un sentiment d’insécurité et à l’exposition à certains médias. De fait, les chaînes satellitaires du Hezbollah et du Qatar (Al Jazeera) opèrent un véritable matraquage idéologique, sans qu’en Belgique on cherche à les suspendre, comme l’a fait le Conseil supérieur de l’audiovisuel français pour la très antisémite Al Manar (Hezbollah).

Le questionnaire d’Elchardus portait sur les clichés classiques :  » La plupart des Juifs pensent qu’ils sont mieux que les autres « ,  » Les Juifs provoquent les guerres mais en rejettent la faute sur les autres « ,  » Les Juifs veulent tout dominer « ,  » Si vous faites des affaires avec des Juifs, vous devez faire très attention « , etc.  » Parmi les non-musulmans, 10 % environ peuvent être considérés comme antisémites ; chez les musulmans, on approche des 50 % , écrit Mark Elchardus. Chez les non-musulmans, le stéréotype du Juif hautain et malin, pas toujours honnête en affaires, est un peu plus présent, alors que, chez les musulmans, on trouve le stéréotype du Juif belliqueux et dominant. Mais ces différences relatives sont minuscules par rapport au fossé qui existe entre l’antisémitisme chez les musulmans versus les non-musulmans. « 

La situation ne semble guère plus favorable dans les écoles secondaires francophones. L’attentisme est généralisé, les bonnes paroles, de rigueur :  » Il faut éduquer les jeunes.  » Le Centre communautaire laïc juif (CCLJ) reconduit sa campagne :  » La haine, je dis non.  » Mais dans les écoles bruxelloises, il devient difficile d’enseigner la Shoah. Au niveau de l’enseignement supérieur, les mêmes clivages se reproduisent. L’ULB n’en finit pas de se débattre avec des scandales à forts relents antisémites : pochades antisémites au Cercle Solvay, tract à la Saint-Vé disant de l’Union des étudiants juifs de Belgique :  » Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens « , promotion de Dieudonné, l’humoriste français condamné deux fois pour incitation à la haine raciale…

Shoah : le projet Aladin à Bruxelles

Par un hasard de calendrier, le projet Aladin va être implanté en Belgique, le 8 décembre, au cours d’une séance solennelle au parlement francophone bruxellois.  » Il doit être compris comme une réponse rationnelle et intellectuelle à la déferlante négationniste issue de certaines sphères limitées, mais influentes du monde arabe, explique l’historien Joël Kotek (ULB), dans la revue Regards éditée par le CCLJ. Outre la publication d’ouvrages de référence, tels le Journal d’Anne Frank ou Si c’est un homme, de Primo Levi, Aladin met en ligne un site gratuit (www.projetaladin.org) qui présente de façon simple et objective l’histoire de la Shoah, mais aussi des relations judéo-musulmanes et ce, en cinq langues, dont l’arabe, le turc et le farsi.  »

Une autre date se rapproche : celle du procès, le 13 décembre, que le leader de la N-VA, Bart De Wever, a intenté à l’écrivain Pierre Mertens. Celui-ci l’avait qualifié de  » négationniste  » après que De Wever eut mis en doute la sincérité des excuses présentées à la communauté juive par le bourgmestre d’Anvers pour la participation des autorités communales anversoises à la rafle d’août 1942 ordonnée par les nazis. Le passé ne cesse de se rappeler au souvenir des vivants.

Les veilleurs du site antisémitisme.be

Sur le terrain, cependant, le site antisemitisme.be n’a pas constaté une augmentation sensible des actes et des propos antisémites en 2011.  » En 2010, 52 incidents avaient été reconnus sur l’ensemble de la Belgique, dont 14 à Bruxelles, 9 à Anvers, les villes de Saint-Trond et d’Ostende ayant chacune un signalement « , détaille l’un des animateurs bénévoles de ce site de veille, dont l’éditeur responsable est le Consistoire israélite central. Rien de comparable avec l’année 2009 qui avait été influencée (109 signalements d’actes antisémites) par l’opération Plomb durci de l’armée israélienne.  » Durant les onze premiers mois de l’année 2010, on en est à 50 signalements, dont deux sont en cours de vérification. Fin 2011, on arrivera sans doute à un niveau égal ou supérieur à celui de 2010. « 

Les actes de violence ont donc diminué (de 7 à 5). Les actes idéologiques (insultes, tracts, publications dans la presse), en revanche, ont augmenté (de 12 à 19). Les menaces sont tombées de 3 à 2. Les dégradations et profanations de 5 à 4 et les propos haineux diffusés sur Internet de 25 à 19 ( voir graphique).

Au total, de 2001 à fin 2011, 645 incidents antisémites ont été scrupuleusement documentés. Un chiffre exhaustif ? Sans doute pas.  » Il faut tenir compte des victimes qui se font balader d’un commissariat à l’autre – l’imputation d’antisémitisme rend les choses plus compliquées au niveau judiciaire. Les victimes renoncent souvent à porter plainte parce que l’auteur est inconnu, qu’elles manquent de preuves, que la justice est encombrée.  » Le bénévole trouve  » hallucinante  » la réaction du parquet de Bruxelles qui, cinq jours après les faits de Neder-over-Heembeek, a mis en doute leur caractère antisémite. La réalité de l’antisémitisme n’est pas (toujours) prise au sérieux.

Israël, Juif des Nations

Comment expliquer le caractère généralement explosif des discussions sur la Shoah ou Israël et l’assimilation des Juifs à des  » sionistes  » – injure suprême aux yeux de certains ? L’historien Joël Kotek (ULB) n’hésite pas à parler de  » passion belge « .  » Au XXIe siècle, après la Shoah, personne n’est antisémite, à part quelques personnes comme Alain Soral, en France, explique-t-il. On utilise d’autres mots pour diffuser la même haine. On se dira antisioniste. S’il n’y a plus d’antisémites en tant que tels, il y a des gens qui parlent comme des antisémites. Les discours antisionistes sont présents dans tous les milieux. D’une part, il y a l’habitus européen, une tendance à juger les Juifs responsables des malheurs du monde. Beaucoup de gens savent qu’Israël est un petit Etat de 7 millions d’habitants, plus petit que la Belgique, mais ils pensent néanmoins que c’est un peuple différent, un peuple nuisible. D’autre part, il y a les réalités électorales. Tout le monde sait qu’il y a eu un génocide des Arméniens en Turquie, mais on l’a sacrifié au nom d’intérêts politiques bien compris. En Belgique, la seule cause qui compte, c’est la cause palestinienne. « 

 » A-t-on encore le droit de critiquer Israël ?  » s’interrogent, de leur côté, les antisionistes qui, sous le feu de réactions indignées de la communauté juive, ont déplacé la question sur le terrain de la liberté d’expression. Ils oublient qu’en 2005 l’Union européenne a tracé une limite claire entre la critique acceptable de l’Etat d’Israël et la critique proprement  » antisémite « . La définition a été élaborée par l’Observatoire européen de l’antisémitisme et de la xénophobie, dont le siège est à Vienne, en Autriche. Sont définis comme antisémites la négation de la Shoah ; le refus de reconnaître le droit à l’autodétermination du peuple juif ; l’affirmation que l’existence de l’Etat d’Israël a un caractère raciste ; le fait d’exiger d’Israël d’appliquer des standards différents de ceux mis en pratique dans les autres pays démocratiques ; la comparaison entre Israël et l’Etat allemand nazi, etc. Ce 1er décembre, à Bruxelles, les associations TZEDEK (European Jewish Lawyers) et European Jewish Union ont tenu une réunion sur le thème  » Les aspects légaux de la lutte contre l’antisémitisme « .

Cela n’empêche pas une nuée d’ONG et d’ASBL, et un parti – Ecolo/Groen – de prôner le boycott à l’égard des produits d’Israël, comme si ce pays entretenait un régime d’apartheid. Ou de pétitionner pour que le guitariste belge Philip Catherine ne se produise pas en Israël !

Comment mettre fin à l’emballement des reproches réciproques ?  » Il y a toujours les instances exécutives et législatives, déclare Julien Klener, ancien professeur d’araméen aux universités de Gand et de Liège, président du Consistoire israélite de Belgique. Elles doivent poser des limites par l’éducation. Des chaînes comme Al Jazeera et Al Manar ne diffusent pas toujours que des messages pacifiques. Les jeunes sont les jeunes, ils vont changer le monde, ils le découvrent… On ne fera pas changer une personne de 60 ou 70 ans, mais les jeunes, eux, sont malléables. Il n’est pas possible de ne pas importer le conflit israélo-palestinien mais il faut en parler honnêtement. « 

Viviane Teitelbaum, députée bruxelloise (MR) et auteur, en 2008, de Salomon, vous êtes juif ? L’antisémitisme en Belgique du Moyen Age à Internet (Luc Pire), a alerté l’opinion publique sur l’agression d’Océane. Face à la montée de l’antisémitisme, elle accuse le monde politique de rester les bras croisés, de pratiquer le double langage.  » Israël est un pays ami de la Belgique. C’est pourtant le seul dont on a dénoncé un accord de coopération au parlement bruxellois, à la suite de l’Intifada. Le Centre pour l’égalité des chances ne joue pas son rôle. L’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est un délit. Le rapport du Ceges sur la Belgique docile et le rôle des autorités belges dans la déportation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale n’a toujours pas été discuté au Sénat et notre pays n’a pas présenté d’excuses. Dès lors, les jeunes qui ne connaissent pas, ou mal, l’histoire de la Belgique et celle du Proche-Orient interprètent à leur manière l’absence de condamnation de la parole antisémite et les positions sur Israël, et cela débouche sur une violence verbale et parfois physique, comme récemment.  »

En 2012, c’est la Belgique qui présidera la Task force for Holocaust Education, une organisation intergouvernementale qui vise à prévenir le retour de l’antisémitisme.  » C’est une opportunité pour prendre un nouvel engagement « , espère Viviane Teitelbaum.

MARIE-CÉCILE ROYEN

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire