Pourquoi les enfants font la loi

Qu’ils soient bébés ou ados, jamais ils n’ont été à ce point choyés, écoutés, valorisés. Dans un essai magistral – Le Recul de la mort. L’avènement de l’individu contemporain (Gallimard) – le sociologue Paul Yonnet avance l’idée que cette redistribution des rôles a pris racine il y a plus longtemps qu’on ne le pense, quand, au xviiie siècle, la mortalité commence à baisser et que s’amorce l’apparition de l’enfant du désir. Pour Le Vif/L’Express, il détaille les dix points clefs d’un bouleversement dont la famille n’a pas fini de ressentir les effets

Jamais l’enfance n’a été aussi sanctuarisée, protégée, bordée. Jamais elle n’a autant débordé de son statut. Qu’ils aient 2 ans ou qu’ils en aient 20, les enfants mettent leur grain de sel dans toutes les grandes décisions concernant la famille. Ils font la loi.  » J’ai bien le droit « , marmonnent-ils, avant même de savoir tenir une fourchette. Depuis que Françoise Dolto a – judicieusement – encouragé les parents à  » parler  » à leurs enfants, ces derniers sont appelés à s’exprimer, à discuter, à décider (lire page 43) et même, s’il le faut, à panser les plaies de leurs géniteurs. Leurs prénoms sont inscrits sur les boîtes aux lettres familiales. Ce sont eux qui enregistrent l’annonce du répondeur téléphonique. Et ils sont sommés de faire part – youp la boum ! – de la naissance de leur petit frère ou de leur petite s£ur, comme s’ils avaient participé à la décision d’avoir un bébé. Bref, la famille est devenue une sorte de démocratie autogestionnaire où la parole des petits n’est pas loin de peser autant que celle des grands. Les filles de 12 ans se prennent pour des femmes, et certaines mères réclament au chirurgien esthétique des joues lisses comme des fesses de bébé. Tout se mélange, tout se vaut. Et, quand les ados dépassent les bornes, on ne sait plus à qui s’en prendre. Ils se replient dans les quartiers, dans les écoles, dans les raves, et leurs parents passent pour des incapables. Les psys exhortent ces derniers –  » Sachez leur dire non !  » – tandis que la télévision, depuis quelque temps, prétend prendre toute la famille sous tutelle, parents, ados, enfants, et remettre un peu d’ordre : elle s’occupe même de ranger les placards (lire page 48) ! Dans les pays occidentaux, les gouvernements croient aussi pouvoir remettre un peu d’ordre en responsabilisant de plus en plus les parents, via des menaces de poursuites judiciaires, en cas de défaillance caractérisée ou d’absentéisme scolaire de leur enfant. La vérité est que tout le monde patauge un peu, entre permissivité d’hier et nostalgie d’un ordre d’avant-hier, bon sens et recettes néopsys. Plus personne ne sait très bien comment on élève un enfant. La nouveauté, c’est qu’on s’en inquiète.

On peut s’en prendre aux parents, trop absents, trop immatures, trop laxistes, ou à la société, qui, du Parlement des enfants à la Déclaration des droits de l’enfant, traite les petits comme des adultes. Encore faut-il comprendre ce qui se passe. Le sociologue Paul Yonnet, qui n’a jamais peur de provoquer du débat en prenant les idées reçues à rebrousse-poil, vient de publier chez Gallimard un livre magistral, premier tome d’une histoire de la famille très attendue : Le Recul de la mort. L’avènement de l’individu contemporain. Il y développe, au fil d’une réflexion méticuleusement étayée, une thèse extrêmement forte et originale sur la montée en puissance de l’enfant dans la cellule familiale. Il y explique que ce dernier règne sur ses parents parce qu’il est un enfant du désir. Mais, dit-il, ce n’est ni la libération des m£urs ni la pilule qui ont seules permis son avènement. C’est une histoire qui remonte à beaucoup plus loin, au moment où le taux de mortalité a commencé à baisser et l’individu moderne, à émerger.

Selon Paul Yonnet, l’enfant du désir est une incarnation de l’individualisme, le produit d’une famille  » absolument nouvelle  » :  » Nous sommes face à de l’inédit, écrit-il, à quelque chose que les hommes n’avaient encore jamais vu, dont les conséquences commencent tout juste à se faire sentir. La fusée vient de décoller.  » Une réflexion stimulante, dont les conclusions seront discutées, mais qui éclaire la redistribution actuelle des rôles autour de l’enfant. En voici les principales articulations. l

1. Comment les enfants et les adolescents font la mode, décident pour les adultes et leur servent de référence.

E Paul Yonnet : L’autonomie et la puissance des jeunes s’exercent sur les plans à la fois privé et public. A l’intérieur même de la famille, les enfants évoluent très tôt de façon indépendante pour les décisions les plus quotidiennes. Ouvrir le réfrigérateur sans demander la permission, manger n’importe quand, on n’y réfléchit pas, mais c’est l’une des marques significatives de l’affranchissement de l’autorité. Ils décident de la musique qu’ils écoutent, de leurs goûts alimentaires, et parfois des repas de la famille entière. Ils sont prescripteurs dans beaucoup de domaines (voir ci-dessous), mais en particulier des programmes de télévision aux heures de grande écoute. On sait que, entre 19 heures et 21 h 30, 2 Belges sur 3 se réunissent devant leur poste. Or les programmes diffusés ne sont pas destinés prioritairement aux adultes. S’ils ne sont pas susceptibles de plaire aux enfants et aux adolescents, ils ne marchent pas. Des émissions comme Star Academy et la plupart des téléfilms sont conçus à leur intention et, accessoirement, à celle de leurs parents : ainsi, à Star Academy, on fait chanter par des jeunes les chansons de leurs parents, ce qui en fait une émission intergénérationnelle imparable. Cette prise de pouvoir sur la culture et la consommation n’est pas sans conséquences.

2. Comment cette toute-puissance s’explique par des ressorts historiques : les enfants sont devenus rares et célébrés, dans les pays occidentaux, depuis que le recul de la mortalité, en deux siècles et demi, a fait qu’on a cessé de les produire en masse.

E P. Y. : On ne peut rien comprendre à l’émergence de la société contemporaine ni aux transformations du destin de l’enfant si l’on ne saisit pas ce retournement d’une tragédie millénaire : hier les mères risquaient leur peau à chaque accouchement, et les enfants n’étaient pas assurés de vivre. Le recul de la mort est un phénomène sans précédent. Dans l’histoire d’une société, dans l’histoire de l’espèce humaine, il est unique et ne peut se produire qu’une fois. C’est comme la découverte du feu : il y a un avant et un après. Aujourd’hui, on a largement éradiqué la mortalité infantile et maternelle. La mère et l’enfant ne sont plus asservis à la mort et à l’angoisse – dans les pays occidentaux – et la naissance est une promesse de vie affranchie de toute crainte, ou presque. Les historiens se sont peu intéressés à la mortalité maternelle. Pourtant, le proverbe gascon  » Femme grosse a un pied dans la fosse  » est resté terriblement valide jusqu’à la découverte de l’asepsie, à la fin du xixe siècle. Au niveau européen, on estime que de 6 à 8 % des mères, au xviiie siècle, mouraient en couches ou de leurs suites. Quant aux enfants, près de 30 % d’entre eux décédaient, en 1750, avant d’atteindre 1 an et la moitié avaient disparu à l’âge de 10 ans. Il fallait en faire 10 pour en avoir 5 durablement viables. Entre le milieu du xviiie siècle et 1995, la mortalité maternelle a été divisée par 96 et la mortalité infantile par 59 ! En Belgique, on recensait, en 1998, 5,8 décès pour 1 000 enfants nés vivants, alors qu’on en comptait 145 pour 1 000 en 1880. Le risque de mort est désormais concentré dans le grand âge. Sa disparition du décor de l’enfance, récente donc au regard de l’Histoire, a totalement bouleversé les relations familiales et la formation de la psychologie individuelle.

3. Comment le recul de la mort conjugué aux progrès de la contraception a provoqué l’émergence d’enfants acceptés, choisis et programmés, bref d’enfants du désir.

E P. Y. : C’est l’enfant du désirà d’enfant dont on observe l’avènement. Cette dialectique de la conquête de l’enfant seulement acceptable et accepté s’il est désiré, voire conforme, une fois conçu, aux normes véhiculées par ce désir – donc, sans tare – a conduit à l’élimination de ce qui n’y correspondait pas. On est loin du xviiie siècle, où l’on subissait les aléas de la vie et de la mort ! Pourtant, cette aventure contraceptive prend germe à peu près à cette époque. Les parents, alors, tout doucement, commencent à ne plus accepter d’avoir des enfants comme ils arrivent, et tels qu’ils arrivent. Ils les abandonnent aux institutions charitables, ce qui équivaut en ce temps-là à un infanticide, puisque le taux de mortalité est dans ce cas de 80 à 90 % : c’est même un phénomène de masse, qui accompagnera la sortie du monde moderne des entrailles de l’Ancien Régime. Au xixe siècle, environ 40 % des enfants naturels sont abandonnés. Cela ne signifie pas que les gens se désintéressent de leur progéniture, c’est même exactement le contraire. C’est parce qu’ils commencent à accorder aux enfants une certaine considération qu’ils refusent d’accepter ceux qu’ils estiment ne pouvoir élever convenablement. Jean-Jacques Rousseau, par exemple, invoquera cet argument pour se justifier d’avoir abandonné ses cinq petits aux Enfants-Trouvés. La banalisation de l’abandon accompagne historiquement les débuts de l’individualisation de l’enfant – qui, peu à peu, devient une personne. Mais, au-delà de ces démarches d’abandon individuelles, c’est la société tout entière qui, depuis plus longtemps encore, veille à ce que le nombre d’enfants nés perpétue l’espèce sans la mettre en danger : il faut suffisamment d’enfants, mais pas trop pour ne pas mettre en péril l’équilibre social. Dès le xiiie siècle, la chrétienté du monde occidental utilise le mariage pour contenir la fécondité. On est en présence d’un monde plein, où la question de l’équilibre entre les ressources et la démographie est au c£ur des débats.

4. Comment l’enfant a peu à peu cessé d’être le fruit de Dieu ou de simples pulsions pour devenir celui d’un choix.

E P. Y. : Pour calmer le jeu, au xiiie siècle, on a tout simplement retardé l’âge d’entrée dans le mariage. Ce recul de l’âge servira désormais d’instrument de régulation des naissances : c’est la contraception de la fin du Moyen Age et de l’âge classique.

Peu à peu, les femmes se retrouvent à l’abri des grossesses, à l’âge où elles sont le plus fertiles, entre 19 et 23 ans. Elles vont faire l’expérience de ne pas être mises immédiatement au service de la reproduction : c’est une révolution dans l’histoire de l’humanité, qui se fera en trois phases. Au xviiie et au xixe siècle, la mortalité infantile commence à baisser, pour des raisons mal connues (hormis la vaccination antivariolique), et déclenche en réponse une limitation des naissances, dans le cadre même du mariage ; c’est la deuxième phase de la maîtrise de la fécondité, qu’on appelle  » transition démographique « .

Enfin, troisième stade de la réduction des naissances : surgissent la contraception médicale et l’autorisation du recours à l’interruption de grossesse. La pilule est une arme atomique. Rien ne sera plus comme avant. Au début des années 1960, quand on interrogeait les parturientes, 40 % d’entre elles déclaraient qu’elles n’avaient pas souhaité cette naissance, pas à cette date-là ou pas du tout. Aujourd’hui, selon les dernières études, 82 % des naissances sont voulues, planifiées. 10 % n’arrivent pas au moment souhaité, mais sont désirées. Il ne reste que de 7 à 8 % d’enfants non souhaités.

C’est un énorme changement. A partir de là, l’enfant n’est plus le fruit hasardeux du rapport sexuel ni commandé par Dieu : on assiste à une sécularisation du désir d’enfant. Mais n’oublions pas que tout cela n’a pu advenir que grâce au recul de la mort. Car l’espèce, désormais, va se perpétuer avec un taux de fécondité bas.

5. Comment, grâce à tous ces bouleversements, l’enfant est devenu une personne à nulle autre pareille.

E P. Y. : La psychologie des femmes a toujours été structurée, jusqu’à une époque récente, par la nécessité d’avoir, une fois mariées, suffisamment d’enfants pour que l’espèce puisse se perpétuer. L’enfant, lui, n’était pas le produit du désir d’enfant. Il était appelé au monde pour l’espèce et, dans le cas des garçons, pour transmettre le patrimoine. Il n’était pas sûr de vivre et, toujours mêlé à une fratrie, n’était qu’un parmi d’autres. Aujourd’hui, on ne produit plus les enfants en masse, on les fait naître pour eux-mêmes, en fonction du désir parental. Ce sont des enfants uniques, même quand ils sont trois. La question de la survie a disparu de la psychologie du couple formé par la mère et l’enfant. Cela signifie qu’ils peuvent s’attacher mutuellement l’un à l’autre de façon totale.

L’aliénation physiologique qui caractérisait la condition de la femme depuis des millénaires a été remplacée par un surinvestissement psychologique sur ses enfants devenus rares : une autre forme de dépendance, qui change la façon dont le petit se perçoit. L’enfant est un trésor. Il est sacralisé de plus en plus tôt. On voit proliférer les stéréotypes. Du  » Tout est joué avant 6 ans « , on est passé au  » Tout est joué à 3 ans « , puis  » à 2 ans « .

Dans une publication très sérieuse de la Fondation pour l’enfance, on peut lire :  » Tout se joue avant la naissance, particulièrement dans les premiers mois de la gestation [à] Le bébé, dès sa phase embryonnaire, réagit en fonction des impressions et des interprétations émotionnelles qu’il fait des événements. Ses croyances l’amèneront à décider in utero son scénario de vie et ses mécanismes de survie.  » Ce texte stupéfiant traduit l’extrême valorisation de l’enfant.

6. Comment l’avènement de l’enfant du désir a bouleversé l’ordre domestique : ce n’est plus la famille qui fait un enfant, mais l’enfant qui fait la famille.

E P. Y. : C’est devenu une terrible expression à succès chez les experts : l’enfant  » fait famille « . Cet enfant a même pris tant d’importance qu’il lui arrive de défaire la famille. En tout cas, alors que de tout temps il était le produit aléatoire de l’alliance de deux lignées, clans, ou tribus, il est maintenant censé fonder socialement la famille et l’incarner à lui seul. Son arrivée précède de plus en plus souvent la conjugalité institutionnelle, puisque 20 % des enfants naissent hors mariage, et les liens filiaux sont censés résister à la rupture éventuelle de l’union des parents. Le couple parental, dit-on couramment, survit à la dissolution du couple conjugal. C’est une contrevérité dont les souffrances des enfants peuvent témoigner, mais c’est ce qu’on aime croire. En revanche, il est vrai que le lien conjugal se précarise de plus en plus – depuis qu’il est entièrement suspendu au consentement sentimental – alors que le lien de filiation, lui, en se personnalisant, en se chargeant d’affectivité, se présente de plus en plus comme inconditionnel : c’est lui qui, aujourd’hui, passe pour indissoluble.

On avait l’habitude de dire que la famille était la cellule de base de la société, hiérarchisée à son image. Elle est devenue la cellule de base de l’individu en se réduisant, rétrécie à l’atome de parenté. L’individualisme n’a pas scellé la mort de la famille, qu’on accusait dans les années 1970 d’être castratrice : au contraire, c’est au sein même de la famille, revalorisée, qu’il niche et prospère. La famille est désormais refondée autour du droit de chaque individu la composant. Du coup, l’enfant est devenu titulaire de toute une série de droits. Il a même  » droit  » à une vie familiale, comme le stipule l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

7. Comment l’individu prime sur le collectif et comment l’enfant du désir est sommé de développer son moi.

E P. Y. : L’humilité à laquelle était confiné l’enfant par la menace de la mort et le sentiment de n’être qu’un élément parmi d’autres était compensée par la fierté d’appartenir à une famille, une lignée, une communauté, une religion, un milieu. La fierté d’appartenance a été remplacée par la fierté d’être soi – soi, et personne d’autre. S’il y a quelque chose qui s’est irrémédiablement évaporé avec l’installation du nouveau régime éducationnel, c’est l’humilité des enfants, l’humilité des jeunes. On assiste à une glorification égocentrique de l’être unique qu’il recèle, témoin du désir spécifique dont il est le fruit. Moi est quelqu’un, et pas n’importe qui. Moi est quelqu’un de plus en plus tôt. Avant même de parler.

 » Le bébé est une personne  » : Françoise Dolto fut la messagère de cette époque du triomphe de l’enfant du désir d’enfant ; elle a dit ce qu’on voulait entendre. Ce moi est si considérable que les parents vont s’efforcer de le rendre, le plus vite possible, indépendant. Cet accès à l’autonomie sera la preuve que l’enfant a bien été conçu pour lui-même, qu’il est bien le fruit du désir d’enfant. C’est même une obsession : qu’ils empêchent les enfants d’accéder à l’autonomie est la grande crainte moderne des parents comme des instances éducatives, des psychologues et des psychanalystes. Une peur illustrée jusqu’à l’absurde par la très officielle Convention relative aux droits de l’enfant de l’ONU, qui édicte des droits d’expression et d’opinion de l’enfant, hors de toute contrainte parentale. Au fond, paradoxalement, cette déclaration censée protéger les enfants les prive d’enfance au nom de la considération qui leur est due, et dénie à leurs parents le droit de les traiter comme des êtres qui ont bien des choses à apprendre avant d’émettre des opinions en toute autonomie.

8. Comment cette conception nouvelle de l’enfant du désir sape l’autorité et provoque une crise de l’interdit.

E P. Y. : Toute la psychologie de l’enfant se construit autour de ce désir. Dès sa naissance, et parfois pendant la grossesse, les parents vont lui répéter et lui montrer qu’il a été désiré. L’enfant va vouloir se l’entendre confirmer tout au long de sa croissance et surtout réclamer des preuves. La seule preuve, absolument cardinale, que cet enfant a bien été appelé au monde pour lui-même, c’est de lui offrir les conditions d’épanouir sa personnalité en toute indépendance. Car c’est un moi singulier qui échappe à ses parents. Il ne peut surgir que de l’intérieur de lui-même. Toute la relation éducative va être organisée autour de cette autonomisation rapide, avec, en filigrane, une crise de l’interdit. Car une question va se poser en permanence aux parents :  » Si j’ai désiré cet enfant, pourquoi l’empêcherais-je de faire ce qu’il veut ?  » En miroir, l’enfant va répondre :  » Si je suis un enfant du désir, pourquoi mes parents m’empêchent-ils de faire ce que je veux ?  » Ce besoin d’autonomie, désormais presque congénital, sape a fortiori l’autorité de l’Etat et de toute institution qui n’est pas les parents. Le terme  » autorité  » vient d’un mot latin qui signifie  » auteur « . L’individu moderne étant né du seul désir de ses auteurs, les parents, il s’estime in-créé par tous les autres. Il ne leur doit rien. En réalité, la famille produit un nouvel individu affectivement et psychologiquement équipé, mais techniquement dépouillé : elle s’est délestée sur la collectivité de toute une série de fonctions, formation, éducation, santé, protection, contrôle social, etc. Mais la société est priée de se mettre au service de ce nouvel individu, et non l’inverse.

9. Comment le fait d’être un enfant du désir ne garantit pas le bonheur et comment la psychologie de l’adolescent a muté, pour le meilleur et pour le pire.

E P. Y. : Etre un enfant du désir contraint à perpétuellement chercher à vérifier qu’on l’a bien été. Le culte de l’autonomie masque une dépendance terrible. Certes, jamais l’enfant n’a été si aimé, choyé, entouré ; mais le but de cette attention est d’obtenir le plus tôt possible une séparation, ce qui crée une culpabilité chez la mère et une dépression latente chez le préadolescent. Après l’âge d’or de l’enfance, où il était en contact avec ceux qui l’ont fait, il ne pourra se sentir exister que si les gens qu’il rencontre désirent qu’il soit lui-même.

Le problème de l’individu moderne, c’est de ne plus être désiré par autrui, donc de ne plus pouvoir être soi (puisque l’existence ne tient qu’au fil du désir). Or l’adolescence d’aujourd’hui s’étire interminablement, elle sert de modèle à la société tout entière, mais elle obéit à une double injonction, contradictoire. Dans l’euphorie d’un moi grandiose et précocement affirmé, muni de toutes les libertés, l’adolescent peut s’exprimer, s’exposer, afficher seul ou en groupe sa singularité. Mais, dans le même temps, la société lui refuse, et pour longtemps, toute confrontation au réel et au sérieux. Il n’y a même plus de service militaire.

La culture adolescente, il y a encore cinquante ans, témoignait d’une extraordinaire gravité. A 33 ans, Malraux avait déjà écrit Les Conquérants, La Voie royale et La Condition humaine. A 27 ans, Camus avait rédigé L’Etranger, Noces, Caligula et Le Mythe de Sisyphe. Au même âge, aujourd’hui, les écrivains nous parlent de leurs problèmes sentimentaux et affectifs. Et les adolescents tuent le temps en écoutant de la musique, en chattant sur Internet, en faisant la fête, bref en mettant en scène leur inutilité spectaculaire. La société appelle les enfants à un développement précoce de leur individualité, mais les scotomise en retardant leur entrée dans le monde de la responsabilité. D’où le développement de pathologies de maîtrise du monde : anorexie, toxicomanie, conduites à risques, tentatives de suicide.

Cette situation où l’on envoie l’énergie de la jeunesse se fracasser contre des murs, s’égarer dans des voies sans issue, s’engluer dans l’épuisement de l’attente est dommageable, aussi, pour toute la société. L’école joue un rôle majeur dans ce retard que l’enfant accumule. La nouvelle utopie sociale dont nous aurions besoin consisterait à articuler de nouveau le temps de formation à l’entrée dans le monde sérieux avec, par exemple, des systèmes d’école et de travail en alternance.

10. Pourquoi la question des origines de l’enfant nous taraude aujourd’hui.

E P. Y. : Pour vérifier qu’on a été désiré, il faut connaître et fréquenter ses auteurs. D’où l’obsession de l’accès aux origines et l’importance prise par la question de l’identité, sujet d’inquiétude central de l’individu moderne. Ce dernier n’est pas un électron libre. Au contraire, il s’arrime à ses origines. Il souffre quand il a des doutes sur ses ascendants, quand il ne les connaît pas ou quand ils sont disqualifiés socialement sous prétexte qu’ils appartiennent à tel milieu ou telle ethnie. Voilà pourquoi, aujourd’hui, on voit contester l’anonymat des femmes qui accouchent sous X, et l’on revendique le droit de savoir qui vous a abandonné, en cas d’adoption. C’est également le sens des recommandations du Conseil de l’Europe visant à instaurer une  » égalité stricte entre le père et la mère pour la transmission du nom aux enfants « . En portant les noms de famille de ses deux parents, on affiche sa double origine. La Belgique est l’un des rares pays européens à ne pas avoir encore concrétisé cette mesure. Tout le monde croit que l’individualisme est une atomisation. A vrai dire, l’individualisme invite chacun à faire surgir sa singularité au c£ur de sa famille. Et voilà pourquoi, à leur tour, les parents sont gagnés par l’humilité. l

Jacqueline Remy (avec Laurence van Ruymbeke et Thierry Denoël)

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