Pourquoi la Belgique ne veut pas vider l’abcès

Septante ans après la Seconde Guerre mondiale, le thème de la collaboration reste de la dynamite. Alors que d’autres pays ont fait leur introspection, la Belgique n’y parvient pas. Au lieu de cela, les politiques convoquent l’Histoire en fonction de leur position et de leurs émotions. Analyse.

 » La mémoire ne filme pas, la mémoire photographie.  » L’écrivain tchèque Milan Kundera n’aurait pu mieux dire à propos de la séance de rentrée très chahutée que le Parlement fédéral a offerte aux yeux ébahis des citoyens, le 14 octobre dernier. Tandis que le frais émoulu Premier ministre Charles Michel tentait de prendre la parole pour présenter sa déclaration de politique gouvernementale, plusieurs députés francophones le sommaient de s’expliquer sur le comportement de son jeune secrétaire d’Etat Theo Francken (N-VA). Quelques heures plus tôt, l’information selon laquelle celui-ci avait participé à l’anniversaire de Bob Maes, ancien collaborateur et jugé comme tel, s’était répandue comme une traînée de poudre. Le gouvernement le couvrait-il ? Le secrétaire d’Etat pouvait-il légitimement continuer à occuper son poste ? Charles Michel allait-il réagir ? Depuis lors, le Premier ministre a redit sa condamnation de la collaboration. Et l’intéressé s’est excusé.

L’épisode n’en a pas moins remis en lumière la marque au fer rouge laissée dans la mémoire collective par l’épisode de la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale ; l’image peu nuancée que beaucoup en ont gardée, avec les  » bons  » francophones d’un côté, et les  » mauvais Flamands  » de l’autre ; et le fossé qui sépare les uns et les autres sur le sujet.

Ne pas instrumentaliser l’Histoire

 » Les politiques ont une tendance presque naturelle à utiliser l’Histoire à leur profit, au détriment des autres, soupire un écologiste. Ils devraient relire le travail des historiens. Et ne pas instrumentaliser l’Histoire.  » Les faits sont établis. Depuis des lustres, les historiens se sont penchés sur le dossier de la collaboration, l’étudiant dans chacun de ses sombres méandres. Après la guerre, 400 000 dossiers ont été traités en deux ans en Belgique. Des condamnations, jugées cohérentes, ont rapidement suivi, frappant au nord et au sud du pays. Mais de cela, de la vérité de l’Histoire, il n’a guère été question dans les travées du Parlement, secouées par des ondes d’indignation et d’émotion.

Or, on ne peut s’ôter de la tête que ce raffut parlementaire, s’il était porté par cet élan d’indignation sincère et de profonde émotion, visait aussi à fragiliser le MR dans ses premières heures de vie gouvernementale. Quitte à tomber dans le piège de l’anachronisme, en relisant avec les yeux d’aujourd’hui les faits d’hier.  » Il n’y avait pas de volonté, dans le chef des francophones de l’opposition, de rechercher la vérité de la collaboration, mais uniquement de dénoncer l’autre « , résume le politologue Pierre Verjans (ULg). D’enfermer les Flamands dans l’image d’un peuple fascisant. Et, pour d’aucuns, de se donner bonne conscience à moindre frais. A force de taper sur le même clou,  » on finirait par croire que les francophones cherchaient à cacher en montrant « , suggère Jérôme Jamin, professeur de sciences politiques à l’ULg.

Mais cacher quoi ? Une réalité peut-être dérangeante : au bord des années 1940, ils étaient nombreux à penser que le système démocratique n’était guère efficace et à trouver des vertus au système d’organisation fasciste. Des émotions insoutenables. Une situation complexe, qui devrait distinguer la collaboration idéologique de la collaboration économique, par exemple. La tâche serait ardue, certes, mais crever une fois pour toutes cet abcès de l’Histoire pourrait être sensé.

La question de l’amnistie

Lorsqu’il était pré-formateur, en juillet 2011, Elio Di Rupo avait d’ailleurs évoqué l’idée de créer une commission d’enquête parlementaire qui se pencherait sur la question de l’amnistie, donc de la collaboration.  » Le sujet n’est en aucun cas à l’ordre du jour politique « , avait immédiatement précisé le PS. Le sujet, trop brûlant, était clos.

La Flandre n’était même plus demandeuse, alors que certains partis du nord du pays avaient réclamé cette amnistie jusqu’à la fin des années 1990. Entre-temps, entre autres gestes forts, le parlement flamand avait voté une résolution en 2002, dans laquelle tant les faits de collaboration que les dérives de la répression qui avaient suivi étaient condamnés. Pragmatique et peut-être influencée par l’Allemagne qui avait elle-même réalisé un travail d’introspection, la Flandre semble sinon en paix, du moins au clair avec son passé (lire l’interview en page 46).

Rien de semblable côté francophone, où prévaut sans doute le modèle de la France, incapable d’assumer sereinement le régime de Vichy.  » Les francophones sont dans une posture d’accaparement de la mémoire et de dénonciation facile « , relève Pierre Verjans.

Du coup, nul, au sud du pays, n’est demandeur d’un travail historique réalisé par une commission non suspecte de parti pris.  » Cela n’apporterait pas grand-chose, estime le député Francis Delpérée (CDH). Les faits sont connus. Le problème, c’est l’interprétation qu’on en donne. Il faut que le temps passe, c’est la seule solution.  » On sent bien que la crainte, côté francophone, est que cette hypothétique commission d’enquête établisse les raisons de la collaboration, et, du coup, la banalise.  » Il ne doit pas être question de remettre cette question sur la table : cela reviendrait à moins condamner la collaboration « , avance ainsi le chef de groupe MR Denis Ducarme.

Personne, à vrai dire, ne semble avoir intérêt à ce que ce travail historico-politique se réalise. La situation actuelle permet par exemple tant à la N-VA qu’au PS de conserver et satisfaire leur arrière-ban en campant sur leurs positions.  » Personne n’a d’ailleurs proposé d’avancer dans la réflexion historique ou de lancer un projet de lutte antifasciste « , relève Jérôme Jamin.

Les grands perdants de l’épisode de la semaine dernière, au Parlement, sont ceux qui rêvent d’un Etat serein et pacifié. Toute la question est désormais de savoir si les tenants d’une réconciliation belgo-belge sont encore assez nombreux, ou si l’on en est déjà à l’ère de la post-Belgique.

Par Laurence van Ruymbeke

Les grands perdants de l’épisode de la semaine dernière, au Parlement, sont ceux qui rêvent d’un Etat serein et pacifié

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