En un demi-siècle, socialistes et libéraux ne se sont jamais autant déchirés que quand une crise économique frappe. C’est dire si la guerre devrait être totale au fédéral entre une droite au pouvoir et une gauche dans l’opposition.
Ils font le serment d’en faire une obsession, si d’aventure ils se décident à gouverner ensemble pour cinq ans : la coalition suédoise (N-VA-CD&V-Open VLD-MR) en gestation au fédéral sera socio-économique ou ne sera pas. Droite au pouvoir, gauche dans l’opposition : l’affrontement promet d’être sanglant, sur un terrain que libéraux et socialistes labourent depuis toujours. Le socio-économique est inscrit dans leurs gènes. Ils se divisent, voire se déchirent sur les recettes à lui appliquer, jusqu’à paraître inconciliables. Vraie fracture ou fausse rupture ?
Politologues à l’université de Gand, Nicolas Bouteca et Carl Devos ont scanné un demi-siècle de positionnement des libéraux et des socialistes sur ce sujet qui fâche tant (1). Surprise, la première tendance lourde les renvoie dos à dos. » L’attention portée aux enjeux socio-économiques dans les programmes des partis libéral et socialiste durant les 50 dernières années a baissé. » Cet apparent désintérêt n’a rien d’indécent. Il ne fait que refléter, dans la durée, la hausse du bien-être général qui a atténué le souci aigu du quotidien. Le » biefstuk socialisme » a perdu de son sel depuis qu’une classe moyenne en plein essor se permet d’autres préoccupations que la nécessité de trouver de quoi nouer les deux bouts.
Un cap est franchi à la moitié des années 1980 : alors que jusque 1987, il est plutôt exceptionnel que la moitié des programmes électoraux libéraux et socialistes ne soient pas consacrés à la thématique socio-économique, l’inverse devient la règle à partir de cette date. L’intérêt est au plus bas lors du scrutin de 1991. Avec la fin de la guerre froide, certains croient alors pouvoir enterrer les différences entre la gauche et la droite.
Pas si vite. Le socio-économique reste, et de loin, le fonds de commerce des éternels rivaux. Socialistes et libéraux n’ont jamais cessé de croiser le fer sur ce terrain. Seule varie l’intensité de l’affrontement, observent les deux chercheurs. » Des périodes de convergence alternent avec des périodes de divergence. La tension connaît des hauts et des bas. » Et c’est la conjoncture qui dicte les humeurs du moment.
L’économique influence les positions des partis
Socialistes et libéraux ne se sont pas ménagés lors de l’hiver 1960-1961 et la folle contestation de la Loi unique. Ils remettent ensuite l’épée au fourreau, lorsqu’ils sont portés par les Golden Sixties, âge d’or pour l’économie belge. Fin de la détente dans les années septante, avec le retour à l’incertitude économique qui dégrade la paix sociale : socialistes et libéraux se raidissent sur leurs positions. Jusqu’à en arriver au grand écart, au début des années 1980 : jamais ils n’étalent autant leurs divergences sur le terrain socio-économique qu’au scrutin de 1981. S’amorce ensuite une très lente phase de retour à la convergence, contrariée dans les années 1990 par les élans néo-libéraux d’un Guy Verhofstadt. Droite et gauche reprennent leurs distances à partir de 2007, sur fond de crise financière puis économique.
Moralité ? » C’est l’économie qui influence les positions des partis. On peut difficilement prétendre le contraire « , relèvent les deux politologues. Que la croissance soit au rendez-vous et les perspectives riantes, socialistes et libéraux sont parfaitement capables de se rejoindre sur les priorités socio-économiques. On a connu des libéraux gauchisants, touchés par la grâce de l’Etat providence, s’engager vigoureusement, à la charnière des années 1960 et 1970, dans des investissements publics en faveur de la construction d’autoroutes ou d’écoles. » Dans les années 1970, la sécurité sociale était un thème important des programmes libéraux. L’âge de la pension pouvait être abaissé, les allocations de retraite augmentées. »
On a vu les socialistes des années 1960 sous le charme de leur aile droite fulminer dans leur propagande contre le capitalisme pour adopter une vision pragmatique quand ils étaient aux affaires : » Les ministres socialistes voulaient avant tout stimuler la croissance économique au profit de la sécurité sociale, ce qui nécessitait un climat d’investissement favorable aux multinationales. »
Mais que la crise menace, que la situation économique se dégrade et que le chômage augmente, et c’est le coup de barre à droite comme à gauche. Le temps étant aujourd’hui à l’orage, c’est le regain de tension assuré sur la ligne de fracture socio-économique. Sans retrouver l’intensité des antagonismes des années 1980 et 1990. Mais » les années 1970 étaient beaucoup moins polarisées qu’aujourd’hui « , notent Carl Devos et Nicolas Bouteca.
D’autant qu’un nouveau venu est entré dans la danse du côté flamand et bouscule les repères. La N-VA feint de remiser ses accents communautaires pour soigner son profil de droite. Elle place résolument le curseur sur le socio-économique à l’agenda politique. » La N-VA, profilée comme le parti des entrepreneurs, est devenue plus crédible que l’Open VLD pour de nombreux électeurs, par ses propositions de réforme très radicales : saut d’index, limitation dans le temps des allocations de chômage « , relève Nicolas Bouteca. Haro sur le modèle socialiste : la posture est payante à ce jour, car elle évite l’erreur commise par Guy Verhofstadt dans sa version ultralibérale des années 1990 : franchir les frontières de l’acceptable. » En prônant la privatisation de la sécurité sociale, Guy Verhofstadt a effrayé les Flamands. La N-VA, au contraire, prétend ne pas vouloir remettre en cause le bien-être. »
Retour aux crispations. Aujourd’hui promis à l’opposition fédérale après un quart de siècle au pouvoir, les socialistes devraient logiquement s’y ressourcer idéologiquement. » Le contexte politique pour un positionnement à gauche est idéal. Le Parti socialiste n’aura plus à livrer un Premier ministre obligé de rester au-dessus de la mêlée, et la concurrence sur le centre disparaît à partir du moment où la perception du MR comme parti de droite, en coalition avec la N-VA, va se renforcer « , estime Nicolas Bouteca.
Rien ne dit que le PS sollicitera l’expertise syndicale pour réussir sa cure de jouvence. Au début des années 1970, c’est pourtant sous l’impulsion d’une radicalisation de la FGTB que le parti socialiste avait retrouvé une trajectoire plus à gauche. » Difficile de le prévoir. Le parti socialiste s’était distancé des actions de la FGTB lors de la contestation sociale contre la Loi unique. Aujourd’hui, je constate que l’opposition ne manifeste pas d’enthousiasme débordant pour la première mobilisation syndicale contre les intentions de la coalition suédoise « , estime le politologue. Georges Debunne, alias » Monsieur Niet « , l’intransigeant leader syndical socialiste des années 1970, n’a jamais été remplacé.
» En revanche, ce qui me frappe par rapport au contexte de la grande grève contre la Loi unique en 1961, c’est le retour d’un front syndical entre l’ACV et l’ABVV en Flandre, qui traduit un affaiblissement des liens entre l’ACV et le CD&V. » Gauche syndicale et aile progressiste chrétienne sont en ébullition au Nord, elles promettent un automne infernal à l’exécutif flamand emmené par Geert Bourgeois (N-VA) et de mener la vie dure à une prochaine coalition suédoise. Et si le Nord allumait le feu ?
(1) Revue belge d’histoire contemporaine, 2014, numéro 1.
Par Pierre Havaux