Une fois leur permis de conduire en poche, les jeunes sont lâchés dans la circulation sans être vraiment prêts à affronter la jungle routière. Les pistes existent, pourtant, pour transformer ces apprentis automobilistes en conducteurs responsables. Le chantier ne demande qu’à être (r)ouvert
Antony sur la route, c’est, d’abord, un tapis sonore qui se rapproche à toute vitesse. Un déferlement de fréquences basses et saccadées, à peine couvertes par le rugissement du moteur. Déboule, ensuite, une silhouette à moitié cachée derrière les fenêtres teintées de l’habitacle, les bras tendus vers le volant, la casquette vissée à l’envers sur le crâne. Il est content, Antony, du haut de ses 18 ans ! Aux commandes de son petit bolide, il slalome, freine et accélère sous la pression nerveuse de sa cheville. Content d’impressionner ses copains et les filles du quartier. Content, surtout, de jouir pleinement de son permis de conduire, tout fraîchement décroché. Au diable, la mobylette !
Caricature ? Pas si sûr. Antony l’ignore probablement : avec les quelque 146 000 autres conducteurs qui réussissent chaque année les épreuves pour l’obtention du précieux sésame, il incarne la hantise des assureurs, le cauchemar des responsables de la sécurité routière. Dangereux pour lui-même et pour les autres, il aura, en moyenne, une » chance » sur quatre de faire un accident à ses torts, et cela pendant trois ans. C’est trois fois plus que l’ensemble des conducteurs belges ! Une sale période, cette tranche d’âge. Mais, consolation relative, entre 23 et 25 ans, la probabilité de causer un accident chutera déjà de moitié. Et, dès l’approche de la trentaine, Antony retrouvera, en matière de risque, un profil d’automobiliste moyen.
Moniteurs d’auto-écoles, forces de l’ordre, assureurs, techniciens de la sécurité routière : en Belgique, tout le monde est bien d’accord. L’apprentissage à la conduite est lacunaire. La formation dispensée par les auto-écoles ou par les » guides » (dans le cas de la filière libre) varie du meilleur au médiocre. Mais ce qui coince davantage, et beaucoup plus souvent, c’est la période qui suit directement la formation. C’est-à-dire celle où s’ancrent les habitudes de conduite, les réflexes et les conditionnements. » Les jeunes de cette tranche d’âge ont, certes, une motivation du tonnerre pour apprendre à conduire, résume Johan Chiers, directeur des Responsible Young Drivers (RYD). C’est flagrant lorsqu’on les voit étudier les épreuves de l’examen, rassemblés dans les cours de récréation des écoles secondaires. De plus, ils appartiennent à la » génération Bob » : l’idée de la sécurité routière ne les rebute pas a priori. Mais le problème survient après l’examen, une fois que leur permis est dans la poche. Ils n’ont aucune conscience des risques d’accidents, ni des conséquences morales et financières de ceux-ci. »
Premiers pas
Fraîchement sorti de sa formation, le jeune n’a, en effet, qu’une vague idée de ce qu’est la conduite dans des conditions difficiles. Or ces dernières ne manquent pas : sur un sol neigeux, par temps de pluie, dans l’obscurité, dans un véhicule chargé (par les copains sur le chemin d’une sortie, par exemple). Ou, tout simplement, dans les conditions de trafic de plus en plus dense sur le réseau. Même dispensées avec soin, les formations pratiques ne peuvent lui apporter les notions élémentaires de conduite défensive. Comprenez : une façon de circuler basée sur l’observation constante de la route et l’anticipation systématique des obstacles susceptibles de bousculer le train-train de la conduite. Parfois, le jeune a été formé uniquement en vue de ce qui lui sera demandé à l’examen. Encouragé au bachotage, il n’a nullement été sensibilisé à ses responsabilités. » Le permis de conduire n’est qu’une autorisation administrative de circuler, résume un formateur d’école de maîtrise automobile, un brin lapidaire. Rien d’autre. On prouve, pendant vingt minutes, qu’on peut respecter le code de la route. »
Certes, ce constat est valable pour tous les automobilistes, quel que soit leur âge. A ceci près, néanmoins, que les jeunes sont, par définition, inexpérimentés. Aux Responsible Young Drivers, on n’hésite pas, pour les sensibiliser à leur propre fragilité, à leur asséner un triple message : » Vous êtes conformistes, inexpérimentés et inconscients. » Des psychologues vont plus loin, estimant que certaines formes de conduite extrême (par exemple, les jeux contre la mort) font partie des rites de passage à la vie adulte, au même titre que le bizutage ou le piercing. Au point qu’il serait vain de les combattre ? Ce serait là, évidemment, une position excessivement fataliste, au coût humain considérable : en 2001, 869 jeunes âgés de 18 à 21 ans û conducteurs ou passagers d’automobiles û ont été tués ou grièvement blessés dans les accidents de la circulation. Si l’on prend la tranche des 18 à 24 ans, les conducteurs (les conductrices, elles, échappent à ce phénomène…) courent trois à quatre fois plus de risques d’être impliqués dans un accident grave que les conducteurs plus âgés. A l’Institut belge pour la sécurité routière (IBSR), on remarque que ce jeu de proximité avec le danger est parfois renforcé involontairement par les parents. Ainsi, en permettant à leur progéniture d’emprunter le véhicule parental (souvent plus puissant, donc jugé plus sûr), ils leur confient paradoxalement un véhicule plus difficile à maîtriser, auquel le jeune est peu familiarisé. Ils renforcent ainsi son (faux) sentiment de toute-puissance et le poussent, involontairement, à prendre des risques.
Que faire ? Retarder l’âge de l’apprentissage et du passage des épreuves d’examen ? Personne n’y songe sérieusement. Tous les spécialistes préconisent, au contraire, d’ancrer la formation au plus tôt dans l’adolescence, c’est-à-dire dès que l’envie de mobilité et d’indépendance par rapport aux parents se fait sentir. Certains pays l’ont bien compris : en Suède, il y a une dizaine d’années, le début de l’apprentissage a été porté de 17 ans et 9 mois à 16 ans. Pendant deux ans, le jeune circule sous la houlette d’un professionnel.
Retour à l’école
Que faire par la suite ? Bien sûr, on connaît les réponses classiques, qui manient à la fois le bâton et la carotte, c’est-à-dire la répression et la sensibilisation. Mais comment diminuer la surmortalité spécifique à cette tranche d’âge et à ce profil de jeunes fraîchement porteurs du permis ? Depuis quelques années, les écoles de maîtrise automobile, également dénommées » centres de perfectionnement à la conduite « , ont manifestement la cote. Axées sur l’apprentissage de la conduite défensive et ouvertes à tous les conducteurs, elles concernent évidemment les jeunes au premier plan. La législation, à leur sujet, est un brin ambiguë. Selon la récente loi du 7 février 2003, les titulaires de permis de conduire en Belgique sont tenus de les fréquenter afin d’apprendre à » mieux maîtriser le véhicule « , à » adopter un comportement non agressif » et à » conduire d’une façon préventive « . Fort bien. Mais, faute d’arrêtés d’exécution, cette loi reste totalement inapplicable. Qui doit les fréquenter ? Quand ? Comment ? Aucune précision n’est formulée dans la législation. Isabelle Durant, ministre de la Mobilité (Ecolo) sous le gouvernement précédent, voyait pourtant d’un très bon £il la multiplication de ces écoles d’un genre un peu particulier. Le moniteur y est considéré davantage comme un accompagnateur et un conseiller (souvent jeune, lui aussi) que comme un examinateur ou un professeur au sens classique. Il était question d’obliger les nouveaux conducteurs à suivre une ou plusieurs journées de perfectionnement, peu après l’obtention du permis, dans ces centres. Six mois plus tard ? Un an ? Deux ans ? La question, à l’époque, n’a pas été tranchée.
Encore fallait-il, préalablement, agréer ces centres. Pas question, en effet, d’accepter les écoles dispensant des cours de dérapage ou prônant une conduite sportive, mais bien d’apprendre aux jeunes conducteurs comment se sortir de situations difficiles et, surtout, de les anticiper. Ces dernières années, de telles écoles ont affiné leur offre de cours. Quelques nouveaux établissements se sont créés. Ce n’est pas un hasard. Sans attendre la loi de février 2003, beaucoup d’assureurs ont pris les devants. Ainsi, de nombreuses compagnies accordent une légère réduction de la prime d’assurance aux jeunes qui y suivent, avec succès, une journée ou une demi-journée de formation (coût : de 150 à 250 euros par jour). Certaines prennent en charge l’intégralité ou une partie du coût de ce mini-stage. Des marques automobiles, par ailleurs, offrent carrément le stage au jeune qui achète une voiture neuve. Ce genre de cadeau fait de plus en plus fureur, semble-t-il, au pied des sapins de Noël familiaux. Mais le secteur est en pleine ébullition : deux compagnies d’assurances testent, actuellement, des formules de cours multiples étalés sur plusieurs mois après la réussite du permis. En échange, le jeune pourrait espérer une diminution de la prime d’assurance en Responsabilité civile (RC) allant jusqu’à 40 % !
Une autre piste, également envisagée sous l’ancienne législature, consistait à instaurer des conditions restrictives de conduite pour les jeunes diplômés. En bref, une sorte de » permis probatoire « . Explication : pendant une période de quelques mois, voire un ou deux ans, les jeunes conducteurs ne seraient plus autorisés à circuler de nuit et/ou à plusieurs dans le véhicule et/ou au-delà d’un certain taux d’alcoolémie (inférieur à celui toléré pour les adultes), etc. Mais, là aussi, le chantier est inabouti. Bien qu’une telle formule existe depuis dix ans en Autriche et que la France s’y soit engagée tout récemment (sous le régime du » permis à points « ), rien n’a été tranché, chez nous, à cause des difficultés techniques rencontrées pour les mettre en £uvre. Du principe généreux à la réalité du terrain, il y a décidément un pas.
Comment, en effet, assurer le contrôle de telles mesures sur le terrain ? Comment éviter d’éventuels effets pervers ? Exemple : si on interdit la conduite de nuit aux jeunes automobilistes, ne les pousse-t-on pas à reprendre la route plus tard, au petit matin, dans un état d’exténuation encore plus marqué ? Autre exemple : si on interdit la présence de passagers dans l’automobile, ne prend-on pas une mesure discriminatoire ou antisociale, au risque de renforcer la cohue à proximité des lieux de festivités ? Bref, le dossier n’était pas mûr. De surcroît, les actions des lobbys (dont celui des auto-écoles, bien relayé auprès du gouvernement Verhofstadt I) avaient lancé un véritable tir de barrage contre divers aspects de la réforme envisagée par la ministre écologiste.
Un chantier urgent
Toutes ces questions devraient revenir prochainement sur la table de Verhofstadt II. A moins, bien sûr, que des questions purement institutionnelles û la régionalisation de la sécurité routière, objet d’enchères communautaires lors de la dernière campagne û prennent le pas sur les questions de fond. Dans ce cas, il y a gros à parier qu’on perdra de précieuses années. A l’Institut belge pour la sécurité routière (IBSR) et dans les associations concernées par la sécurité routière, on touche du bois pour que les timides avancées des dernières années ne soient pas rangées dans un tiroir. La question épineuse sera évidemment celle du coût de la réforme. La Belgique est l’un des rares pays européens autorisant encore l’apprentissage de la conduite automobile via la filière » libre » ( lire le tableau p. 51). Isabelle Durant tenait à tout prix au maintien de cette option : tout le monde ne peut pas s’offrir le passage par une auto-école (de 500 à 950 euros : lire le tableau p. 51). En tentant de libéraliser le secteur des auto-écoles et de renforcer le contrôle sur celles-ci, elle misait sur une diminution du coût global de la filière d’apprentissage : depuis l’examen théorique jusqu’au passage par un centre de perfectionnement. A terme, l’espoir était de boucler une sorte de cercle vertueux. Lequel ? Des jeunes conducteurs mieux formés, c’est moins d’accidents. Donc, des primes revues à la baisse. Donc un accès plus aisé à la mobilité et, last but not least, moins de conducteurs non assurés sur les routes… Ph. L.
S’il suit un stage, le jeune peut obtenir une prime moins élevée de son assureur