Le réalisateur franco-marocain du formidable et controversé Much Loved fait face aux menaces et parle ouvertement de la prostitution, sujet touchy dans les pays arabes.
Son film est interdit au Maroc, et lui-même subit des menaces de mort. Nabil Ayouch n’imaginait pas que Much Loved, qui sort ce 14 octobre dans nos salles, aimé par la critique (lire aussi Focus Vif, page 21) et applaudi au Festival de Cannes, puisse susciter pareil déchaînement. Evoquer la prostitution dans la société arabo-musulmane, célébrer la femme et son pouvoir sur la gent masculine, c’est manifestement trop pour certains…
Le Vif/L’Express : Comment est né le projet de Much Loved ?
Nabil Ayouch : Je me suis installé à Casablanca, en 1999, après avoir habité Paris. J’y ai fait la rencontre de prostituées qui m’ont immédiatement interpelé par leur force, par leur courage et, surtout, par leur indépendance. Quand on vient d’Europe, on est plutôt habitué à voir des prostituées tenues par des maquereaux, des souteneurs. Là, je voyais des femmes qui exerçaient un vrai pouvoir sur les hommes, dans une société tout de même passablement patriarcale, officiellement du moins. Elles ont jalonné mes films, où il y a toujours un personnage de prostituée, mère d’un des protagonistes, avec toujours cette notion de honte – la hchouma – qui envoie l’enfant soit dans la rue (dans Ali Zaoua), soit vers la radicalisation islamiste (dans Les chevaux de Dieu). Much Loved est l’aboutissement de mon intérêt pour ces femmes. Je suis allé leur parler, à Marrakech, et ce qu’elles m’ont dit de leur vie, de leur place dans la société, de leur relation à la famille, m’ont convaincu qu’il y avait matière à un film.
Avez-vous l’impression qu’il est plus difficile aujourd’hui qu’il y a quinze ans d’aborder ce sujet et ces personnages ?
Oui, et c’est dû à l’apparition des réseaux sociaux. Peut-être suis-je un peu naïf ou inconscient par rapport à la problématique de la frustration sexuelle et de l’incarnation du sexe au Maroc et dans le monde arabe en général, mais je pense qu’il n’y aurait pas eu pareille campagne de haine sans les réseaux sociaux. Ces derniers ont pris le pouvoir. Dans des démocraties encore en construction, dans une période où les populismes dominent (dans le monde arabe comme dans le monde entier), je crois que la population a moins que jamais envie de se regarder dans un miroir… La pression exercée sur les réseaux sociaux, de plus en plus instrumentalisés, a été telle qu’elle a eu une influence très forte sur l’idée d’interdire le film.
Much Loved fut-il difficile à financer ?
J’ai demandé par deux fois l’aide du Centre du cinéma au Maroc et elle m’a été par deux fois refusée. J’étais face à un choix : soit m’arrêter pendant un an et demi ou deux ans pour chercher l’argent ailleurs (France, Belgique, Canada, etc.), ou alors foncer, y aller sur mes finances personnelles. Je sentais qu’il y a avait un momentum pour tourner ce film, et je savais aussi qu’une économie réduite, fragile, allait engendrer une contrainte potentiellement bénéfique, un sentiment d’urgence, aussi. Le film a donc pu démarrer très vite, sur mes fonds propres et sur ceux de deux partenaires producteurs.
Pourquoi avoir choisi Marrakech pour y situer le film ?
Parce que c’est une ville qui se donne (au tourisme), qui s’est beaucoup donnée, peut-être trop ces dernières années. Parce qu’aussi c’est une ville qui prend, aussi, beaucoup. Avec un côté un peu vampirisant. Une ville qui cristallise beaucoup d’attentes et de frustrations. Un théâtre idéal pour le film… Il y avait également sa faune nocturne qui m’a emmené dans sa folie, dans ses dédales, à la découverte d’un côté caché qui m’a évidemment séduit, et dans lequel j’ai pu ancrer certaines scènes.
Vos interprètes sont pratiquement toutes dépourvues de la moindre expérience d’actrice…
Le casting s’est élaboré en même temps que se déroulaient les rencontres qui ont mené au film. Je rencontrais des prostituées, des gens de la nuit, des chauffeurs de taxi, des videurs de boîte de nuit, des travestis… Des filles qui avaient entendu parler du casting du film venaient me voir. Certaines se faisaient passer pour des prostituées, même si elles n’en étaient pas… C’est ainsi que j’ai rencontré ces actrices qui – pour trois des quatre rôles principaux – passaient pour la toute première fois devant la caméra. Elles ont grandi dans des quartiers populaires, elles ont des copines ou des cousines prostituées, elles connaissent cette réalité-là et elles m’ont proposé des choses qui m’ont paru très vraies.
Comment avez-vous travaillé avec elles ?
Nous avons fait trois mois de préparation. Sur le corps, les attitudes, la gestuelle ; sur la voix aussi, les intentions et la construction des personnages. J’ai voulu les aider à travailler l’intériorité, pour que ce qu’elles me disaient de leurs souvenirs d’enfance et d’adolescence se matérialise en nourrissant chaque rôle.
Une chose frappante est la force des dialogues, surtout quand ils abordent le sexe…
Les mots ont un grand impact. Surtout dans la langue arabe. J’entends souvent, au Maroc, dire : » Mais ça, on ne peut pas le dire ! C’est trop grossier. Ça passe en anglais, en français, mais pas en arabe ! » L’arabe peut facilement devenir choquant, quand il est prononcé. Mais j’ai opté pour une forme de réalisme, à tous niveaux (décors naturels, comédiennes non professionnelles). Alors, je n’allais pas faire parler ces femmes autrement qu’elles ne parlent dans la réalité. Elles parlent le langage de la rue.
Vous attendiez-vous, en partie au moins, aux réactions violentes visant le film et vous-même ?
Personne, en faisant un film, ne peut imaginer qu’à un moment donné, il va susciter de telles réactions de haine et de violence, jusqu’à être menacé de mort… C’était pour moi impensable. J’imaginais que le film allait provoquer des débats, mais pas à ce niveau-là. Sans compter la campagne de dénigrement et de mensonges qui bat son plein.
Un dialogue est-il encore possible ?
La bonne nouvelle, c’est que, en effet, quand le film est vu (ce qui n’est pas le cas pour la plupart de ceux qui le condamnent), le débat devient possible. Beaucoup de Marocaines et de Marocains, en France, l’ont vu et me disent que c’est un film humaniste, un film drôle, qui les touche. Même au Maroc, l’interdiction du film a suscité une levée de boucliers de la part des défenseurs de la liberté d’expression. Une parole s’est libérée là-bas, de plus en plus de prostituées témoignent, des journalistes font des reportages. Le film a permis que des choses sortent des sphères privées pour s’exprimer librement, dans un débat qui est essentiel.
Vos films abordent tous des sujets importants et pourtant peu ou mal traités…
Pour moi, parler d’enfants de la rue (dans Ali Zaoua), de jeunes des quartiers déshérités qui deviennent des terroristes (dans Les Chevaux de Dieu) n’est pas quelque chose de subversif. Pareil pour la prostitution. Ce que je fais, c’est rendre visible, audible, ce qui ne l’est pas. Tout simplement. C’est cela qui me passionne. Je fais du cinéma pour porter un regard sur le monde. Un regard plein d’empathie et de révolte, de choc et de bienveillance. Quand des personnes, des personnages, m’interpellent, il faut que j’y aille, que je parle d’eux. Et toujours à travers eux. Pour eux.
Entretien : Louis Danvers