Politique en planches

La bande dessinée francophone ne se contente plus de traiter du réel : journalistes, historiens et lanceurs d’alerte en usent désormais comme d’un véritable média pour parler politique. Et s’impose comme une nouvelle alternative aux médias traditionnels.

La question occupera tout l’espace médiatique français et francophone dans les dix-huit prochains mois, avec une acuité décuplée par les toutes fraîches élections régionales : comment faire barrage au FN ? Comment empêcher ce Front national, que tous les médias et tous les spécialistes qualifient de dangereux, de populiste ou d’extrême droite, d’atteindre le sommet de l’Etat ? Comment enrayer la machine infernale qui pourrait faire de Marine Le Pen la prochaine et première présidente de la France ? Jusqu’ici, tous les partis politiques se sont cassé les dents sur la question, et aucun intellectuel, politologue ou journaliste n’a réussi, d’évidence, à trouver les arguments nécessaires pour contrecarrer cette lame de fond.

L’historien François Durpaire a donc joué une nouvelle carte : celle de la bande dessinée, et plus précisément  » le récit graphique d’anticipation politique  » : dans l’album La Présidente, cet universitaire précis a choisi de raconter, en images et en suivant au plus près le programme du FN, ce à quoi ressemblera vraiment la France de Marine Le Pen si elle devait être élue le 7 mai 2017. Une méthode – la BD – que vient également d’utiliser le journaliste d’investigation Benoît Collombat pour poursuivre ses enquêtes de fond sur les années de plomb de la République française, dans Cher pays de notre enfance ; pareil pour Jean-Marc Manach, pionnier du data journalisme, qui a enquêté sous forme de bande dessinée (Grandes oreilles et bras cassés) sur un scandale d’espionnage de masse en Libye impliquant des sociétés et l’Etat français ; même chose pour le documentaliste Philippe Saada, qui a adapté son documentaire télé Juger Pétain en un formidable roman graphique :  » Pour la liberté infinie que donne le dessin par rapport à l’archive filmée. Le dessin permet d’aller partout où la caméra ne va pas. Le dessin donne au lecteur la sensation d’une proximité immédiate, d’une familiarité.  »

Le dessin s’est en tout cas imposé en 2015 comme un nouvel outil journalistique, utilisé à toutes les sauces.

Le crayon, plus efficace que le stylo

Si la BD du réel ne date pas d’aujourd’hui – les récits historiques sont légion depuis L’oncle Paul, et la radio France Info s’apprête déjà à remettre pour la 22e année son prix dédié à la BD d’actualité -, son principe a pris depuis quelques années une ampleur, et un crédit, que peu lui prédisaient jusqu’ici. Un essor qui s’explique par de nombreux paramètres – dont le moindre n’est pas le besoin, pour les éditeurs, de sortir du lot dans un marché saturé – mais aussi, surtout, par l’apparition de nouveaux acteurs, et d’une nouvelle génération, tant de dessinateurs que de journalistes, pour qui la BD n’est plus depuis longtemps un divertissement réservé à la jeunesse.

Ainsi La Revue dessinée, qui vient de sortir son dixième numéro mensuel, qui est l’un des rares succès de presse de ces dernières années en France, et dont la ligne éditoriale est limpide : elle propose enquêtes, reportages et documentaires traités uniquement en bande dessinée, en associant à chaque fois un dessinateur avec un spécialiste de la question traitée. C’est par ce biais qu’Etienne Davodeau, ténor de la BD contemporaine, a rencontré Benoît Collombat, et s’est retrouvé à enquêter deux ans durant sur les sales affaires de la République dans les années 1970, de l’assassinat du juge Renaud aux exactions du SAC, la milice gaulliste (voir page 82). Un bonheur pour ce dessinateur qui revendique la  » non-fiction « , et surtout un nouvel outil de communication pour son coauteur et journaliste radio :  » Il m’est apparu très vite, surtout avec Etienne, que la bande dessinée avait bien des vertus que d’autres médias n’avaient pas : techniques d’abord, puisque toutes les images sont à notre disposition, qu’on peut théoriquement tout montrer, quel que soit le lieu ou l’époque. Même le non-verbal, parfois très important, peut s’y exprimer. Mais surtout, c’est un moyen d’enquêter plus proche des gens, qui permet d’atteindre plus directement le lecteur, à l’autre bout de la chaîne.  »

Etienne Davodeau confirme, mais il sait aussi que le chemin est parfois encore long pour faire comprendre que le dessin peut être aussi journalistique qu’un stylo ou un enregistreur :  » On avait parfois besoin d’un petit quart d’heure pédagogique pour expliquer notre démarche aux témoins, mais cela créait aussi dans la foulée une intimité et une proximité, parfois bien utile pour faire parler, et être au plus près d’une certaine vérité.  »

Méfiance envers les médias

Pour l’historien et homme des médias François Durpaire, à l’origine de La Présidente mais dont on connaissait jusqu’ici, surtout, les analyses sur la politique américaine et la coupe afro très designée, ce recours à la bande dessinée, et en particulier à un style extrêmement réaliste, proche de la photo (voir page 81) se voulait avant tout efficace :  » L’idée était vraiment de mettre devant les yeux du public ce qu’il se passera vraiment en cas de victoire du Front national. Envisager, vraiment, les conséquences. Mais on voulait absolument éviter tout didactisme, être le plus proche possible à la fois de l’actualité et de la réalité. Et atteindre, aussi, le plus grand nombre de personnes, sans prêcher si possible uniquement auprès de convaincus.  » La bande dessinée offre aussi cette possibilité-là : s’adresser à cet  » autre public  » qui n’a plus confiance dans les médias, mais peut-être encore un peu dans la bande dessinée.

Le plus urgent

La Présidente, par François Durpaire et Farid Boudjellal, éd. Les Arènes, 160 p.

Cette fois, c’est fait : elle a gagné. Le 7 mai 2017, Marine Le Pen est élue première présidente de la République française. Le Front national s’empare de l’Elysée, alors que la Constitution française y concentre tous les pouvoirs. Tout le monde le craint, certains l’espèrent ; le duo Durpaire-Boudjellal a choisi de le montrer. En suivant scrupuleusement le programme officiel du FN, en rebondissant sur l’actualité la plus proche possible (sorti en novembre dernier, La Présidente intègre l’actuelle crise des migrants) et en extrapolant à peine autour des intellectuels et des politiques qui rallieront la bannière Bleue Marine (de Morano à Zemmour), ce roman graphique décrit presque simplement ce qui attendra la France dans les cent premiers jours de ce nouveau règne : arrestation des clandestins, mise en place d’une nouvelle Garde nationale, mesures contre la presse, priorité nationale, sortie de l’euro, tyrannie numérique… Comme le précise très opportunément le sticker ajouté sur la couverture,  » Vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas… « . Seul bémol de ce roman graphique d’enquête et d’intérêt public, outre sa fin moins crédible que le début : un traitement graphique basé sur le noir et blanc et le détourage de photos, effectivement très réaliste, mais finalement très éloigné de la BD.

Qualité BD : 2/10

Qualité enquête : 7/10

Le plus fouillé

Cher pays de notre enfance, par Etienne Davodeau et Benoît Collombat, éd. Futuropolis, 208 p.

La France, elle aussi, possède ses années de plomb, que l’histoire officielle n’a pas encore osé affronter. Benoît Collombat, journaliste chevronné de France Info, avait déjà publié de nombreux ouvrages de référence, entre autres sur les activités occultes du SAC, le Service d’action civique mis en place par le Parti gaulliste, et autour duquel graviteront pas moins de 47 assassinats politiques. Il s’associe cette fois avec Etienne Davodeau pour rencontrer une nouvelle fois des dizaines de témoins clés de cette époque, qui constitue l’ADN sombre de l’actuelle Ve République. Une enquête passionnante et passionnée, mais surtout racontée à hauteur d’homme, comme sait si bien le faire Etienne Davodeau, l’auteur des Ignorants des Mauvaises gens ou d’Un homme est mort. Récit d’enquête et d’action raconté uniquement à travers des rencontres et des dialogues, ce Cher pays… a sillonné la France pour en ramener des témoignages de première importance, parfois inédits. Des témoignages qui ne jureraient pas, malgré leur format, dans un dossier à charge contre une France occulte comme on l’a peu décrite. Et encore moins lue.

Qualité BD : 7,5/10

Qualité enquête : 8/10

Le plus graphique

Juger Pétain, par Philippe Saada et Sébastien Vassant, éd. Glénat, 136 p.

Magie de la bande dessinée et surtout de cette BD du réel et d’enquête qui n’oublie pas, parfois, d’être avant tout une bande dessinée : on n’est pas sûr que sans le roman graphique Juger Pétain, on se serait intéressé à ce point au procès du maréchal Pétain qui eut lieu en juillet 1945, un an après la libération de Paris. Or ce procès, peut-être l’un des plus importants du XXe siècle dans sa manière de figer les responsabilités politiques et personnelles de la Collaboration, possède des échos qui résonnent encore. Et qui trouvent ici, par la grâce de l’inventivité graphique du dessinateur Sébastien Vassant, un formidable écrin. Si le documentaliste Philippe Saada reste au plus près de l’histoire et des minutes du procès, son dessinateur use, lui, de toutes les techniques narratives à sa disposition pour rendre le propos à la fois accessible, haletant, et agréable à l’oeil. Un formidable roman graphique, avant même d’être un formidable documentaire d’utilité publique.

Qualité BD : 9/10

Qualité enquête : 8/10

Par Olivier Van Vaerenbergh

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