Poelaert, pile et face

Bienvenue dans le plus vaste édifice public de Belgique, pour une visite des lieux en deux temps ! Le premier parcours emprunte des chemins accessibles à tous. (Le second s’en ira où c’est interdit…) Mais, soit qu’ils le traversent dans un moment de stress intense, soit qu’ils oublient, à force d’arpenter ses couloirs, d’en relever la beauté fascinante, les usagers du palais de justice de Bruxelles notent rarement qu’ils fréquentent un bâtiment étrange. Zoom, donc, sur un monstre de pierre, ses splendeurs et ses misères-à l’heure où le gouvernement vient d’en officialiser la désaffectation progressive.

Aussi anonymes que la foule, des essaims d’avocats bourdonnent, trahis seulement par des piles chancelantes de dossiers et des ballots froissés de drap noir, d’où s’échappe un petit bout de tissu blanc. Çà et là, telles des lampes de poche, des écrans de GSM clignotent dans la lumière blafarde du grand hall.  » Quand on aura un accord financier, alors seulement on pourra payer !  »  » Y’en a encore pour une heure ou deux, puis basta !  »  » Mais si, c’est ce que votre père aurait fait ! « … Des bulles de colère éclatent à la surface des apartés. Difficile de capter autre chose que des bribes de conversations, tant un écho de piscine semble tout noyer.

Non loin, une guide d’Arkadia/Korei, ultime ASBL à organiser des visites des lieux, a pris possession de son groupe, une douzaine de rhétoriciens de l’Institut de la Sainte-Famille, à Schaerbeek.  » Vous, là, le garçon debout sur l’étoile au sol, vous vous trouvez pile poil au milieu de la salle des pas perdus…  » Son copain, qui feint d’avoir compris  » pain perdu « , fait glousser toute la classe.  » Et si vous levez la tête, vous verrez que le bâtiment est si haut – 100 mètres ! – que l’hôtel de ville de Bruxelles pourrait y rentrer tout entier. Pourquoi, croyez-vous, a-t-on construit si gigantesque ?  » Le même élève, cabotin, cette fois :  » Pour montrer l’autorité de la justice, M’dame.  » Bingo ! Joseph Poelaert peut reposer tranquille, lui qui n’eut droit, malgré son génie, qu’à des funérailles mesquines, et sans même avoir pu contempler son mastodonte achevé – il est mort à la tâche d’une congestion cérébrale (et son beau-fils en chutant dans l’escalier, et sa petite-fille, empoisonnée par des fruits de mer. Etranges destinées familiales, qui laissent le schieven architect sans postérité directe.) Car c’est bien la majesté d’un pouvoir que Poelaert a assis ici, pour permettre à la jeune Belgique de mêler sa voix au concert des nations. Les travaux débutent en 1866. Tout de suite, c’est un chantier pharaonique : 6000 marches, 5000 fenêtres, 245 locaux, 67 portes d’accès (beaucoup moins après les premières évasions). Au total, un carré bâti de 160 mètres de côté, où s’empilent 60 000 mètres cubes de pierres blanches, toutes importées de France – des Comblanchien, des Verdueil, des Hauteville, des Ravières, des Savonnières, dont l’incessant convoyage en péniches, sur le canal, agace suprêmement les riverains… qui finiront par les taguer le jour de l’inauguration, le 15 octobre 1883. Par représailles. Déjà.

Malgré le froid, la guide d’Arkadia mène sa petite troupe à l’extérieur. Flanquant l’énorme porte en bronze (4 tonnes !) fermée à clé tous les soirs, la tête sculptée de Poelaert, posée sur son socle, surveille le va-et-vient des justiciables. Un buste modeste, somme toute, vu la mégalo du modèle, mais sacrément bien situé. Et un rien bougon : la longue figure chagrine semble reprocher qu’aucun sou n’ait jamais été débloqué, en 127 années, pour aménager la place en contrebas. Pas de jardin, pas d’esplanade. Rien qu’un défilé de voitures, et des trams qui jouent des coudes pour s’y frayer le passage. Ce Poelaert de marbre a raison : c’est moche. Même s’il achève magistralement le tracé royal qui porte le regard, en ligne droite, aussi loin que Laeken, ce palais grandiose a les pieds dans la rue. En revanche, le colosse collectionne les colonnes. Gréco-romaines, selon le goût de l’époque. Et toutes  » en trompe l’£il « , car jamais pilier si élancé ne pourrait soutenir quoi que ce soit. Ces colonnes sont de la pure déco, qui camoufle un inextricable enchevêtrement d’armatures d’acier. Pas si cachées : par endroits, le temps a fait son £uvre. Le métal affleure, qui claque la pierre.

Rentrons. Une chasse aux symboles attend les lycéens dissipés – puisse cette joyeuse bande ne jamais hanter ce dédale autrement qu’en visiteurs. Sur les murs, les frontons, jusque sur les poignées de porte, des balances, des flambeaux, des boucliers, des serpents, des doigts levés, des feuilles d’olivier pullulent. Des lions protéiformes menacent des Athéna casquées dotées d’une chouette. Des fouets et des haches donnent la mesure : la main du juge punira moins lourdement les délits que les crimes… Dans ce foisonnement de signes, certains ont voulu décoder des rébus maçonniques – les savants ne s’accordent même pas sur l’appartenance de Poelaert à la loge ! D’autres, rien de plus qu’une  » BD juridique « , simple mise en images pour les nombreux analphabètes d’alors. Mais il n’y a pas que les symboles qui invitent à la réflexion. Cet escalier silencieux qui chute vers la rue des Minimes est aussi celui qu’empruntaient jadis, dans l’autre sens, les prévenus menés menottés aux procès : 160 marches, interminable chemin de croix, pour méditer sur ses grosses, grosses bêtises…

Statuemania

En attendant, levez la tête. Car ce palais se lit de haut en bas. Du moins pardonnable au péché le plus véniel : Poelaert a conçu son £uvre en calquant l’agencement des locaux sur la pyramide des cours et tribunaux. Alors, à tout seigneur tout honneur, direction la cassation, au sommet du bâtiment… Bienheureux ceux qui fixent le mur d’en face, dans des couloirs où personne ne passe ! Le xixe, siècle béni de la statuaire, a éparpillé tant de bustes et de rondes-bosses au palais qu’un nombre inimaginable de sculptures, faute de place, a déjà valsé dans les caves. Pourtant, il en reste encore beaucoup, de ces visages sérieux, orgueilleux, de magistrats glacials, dont la procession conduit à la salle des audiences solennelles de la Cour de cassation, la plus prestigieuse de l’édifice. Vus de loin, les luminaires anciens aux bobèches gracieuses, les coloris vieux rose, les tables d’ébène (en réalité du sapin peint), la tapisserie d’origine clouée au mur avec, par-dessus, le glaive brisé, en  » jettent « . De près, aïe, aïe : l’ensemble est fameusement déglingué. La pièce a beau servir à juger les ministres (entre autres), elle est lestée d’un méchant tapis-plain beige tout taché. Dans le dos du fauteuil du président, un immense portrait équestre de Léopold Ier domine toujours l’assemblée.  » Pas excellent, artistiquement… « , concède la guide. Une croûte, en vérité, qu’aucun brocanteur n’arriverait à écouler, même chez Troc. Ni même en vantant la bizarrerie de sa toile de fond : derrière le royal cavalier s’étend une plaine où l’artiste a représenté, pêle-mêle, la cathédrale de Tournai, celle d’Anvers, les terrils du Centre et la mer du Nord – un salmigondis de belgitude, qui décore pareillement l’arrière-plan du grand Philippe le Bon en vis-à-vis.

Alors il faut descendre, et plonger peu à peu dans les entrailles de la justice. Dans la salle des audiences solennelles de la cour d’appel, celle où, chaque année, les futurs jeunes maîtres prêtent serment sous l’£il embué de leurs parents, les élèves improvisent un petit jeu de rôle. Yassin s’est rué pour occuper le box des hors-la-loi : parfait, il a une très bonne tête d’accusé (ses potes avocat, procureur du roi et président de la cour aussi). Mais, sans jury réel, l’ambiance n’y est pas ; de surcroît, il fait scandaleusement étouffant, ici. Beaucoup se sont mis à bâiller, se demandant vaguement ce qui avait pu inciter nos aïeuls à recouvrir d’un rideau (jusqu’en 1983 !) les très banales fresques murales… Des naïades aux fesses nues, oui, bon, bof, mais encore ?

Assises, demandez le programme !

Sur le même palier, à l’opposé du bâtiment, les assises sont drôlement plus excitantes. Aujourd’hui devrait être fixé sur son sort un SDF argentin qui a trucidé un frère de misère africain. Pas bien dangereux. Tant mieux, car plus aucun huissier ne se rappelle où ont été rangées ces fichues vitres avant de la cage pare-balles, celles qui servirent à isoler complètement la bande Haemers du reste de l’auditoire. Comme toujours, les assises ont la cote.  » On a nos vieux meubles !  » ricane un policier, désignant de l’index, en un joli cercle aérien, un parterre d’habitués – pour la plupart, des pensionnés.  » Toujours postés aux mêmes places. Hier, l’un d’eux m’a demandé s’il était permis de laisser sur son siège un petit carton  » réservé »…  » Ce pourrait être Jean-François, 59 ans, qui n’en rate pas une. Comme s’il avait personnellement plaidé l’affaire, il dit avoir  » « fait » VDB, Basjrami, Renneboog et Colmar, sa préférée « . Débrouillard, il obtient directement le programme au secrét »ariat des assises. Il est à tu et à toi avec les pénalistes ténors. Et aussi favorable à la peine de mort. Sauf qu’il aurait acquitté Geneviève Lhermitte. Non parce qu’il a compris le calvaire relatif de la mère infanticide, mais parce que celui-ci  » lui a été imposé par un Arabe « .  » La délinquance, vous savez, est toujours liée à l’immigration. Ça vous choque peut-être, mais moi je le dis, ça coûte cher au pays…  » Ouille…

Plus on s’enfonce dans les sous-sols du bâtiment, moins les cas traités ont d’importance publique. Finis les marbres grèges, les verts diaprés des malachites ! Comme si  » petite justice  » rimait avec  » brol affreux « , les étages inférieurs du palais regorgent d’objets déclassés. C’est le royaume, ici-bas, des portiques défectueux, des casiers métalliques à l’abandon, des tuyaux anti-incendie percés, des chaises sans âge… L’édifice n’a été classé qu’en 2000, et des décennies d’incurie ont permis d’y bricoler des choses immondes – cabines téléphoniques ringardes, guérites en béton. Là, un appariteur fou a rafistolé une table à roulettes, avant de l’arrimer au radiateur, au moyen d’un cadenas pour vélo. L’orthographe des avis placardés y est aussi approximative que le style :  » Pour les partie-civils (sic), si vous êtes conserné (resic) par l’audience… « , etc. Bienvenue à la 54e chambre correctionnelle de Bruxelles, la seule qui traite des m£urs, célèbre pour ses faits (glauques) comme pour ses peines (sévères) ! En dépit de l’acoustique calamiteuse, les touristes s’y précipitent, car les prévenus jouent ici des années d’existence. Hélas, ceux du jour ne sont pas encore annoncés. On les attendait à 9 heures moins le quart, il est près de midi…  » Le problème est assez fréquent « , soupire un avocat fataliste, tandis que d’honorés confrères évaluent les risques qu’encourent leurs clients respectifs.  » Non, non, la peine de travail n’est pas possible pour le viol ou l’outrage aux bonnes m£urs, seulement pour l’attentat à la pudeur…  » La distinction est ténue. Quand arrive enfin A. el K., voleur à répétition, qui s’est, cette fois, offert le luxe d’exiger une petite gâterie de la part de sa victime, le sort de l’infâme est vite réglé : huit ans ferme. Après une pause indispensable (un des juges suppléants devant filer, au petit trot, rendre un jugement dans une autre chambre !), débarquent deux nouveaux délinquants, tels le jour et la nuit : L., 48 ans, un grand garçon lourdaud, pâle et francophone, et N. son comparse, 40 ans, Mauricien malingre s’exprimant uniquement en néerlandais. Ils sont notamment poursuivis pour  » incitation à la débauche pour satisfaire la prostitution de mineurs de moins de 14 ans  » – des enfants tsiganes rabatteurs, pour lesquels aucun parent n’a jugé utile de se porter partie civile. Les deux hommes, récidivistes, vivent à la marge. Il est établi que le domicile de L. sert de cour de récré à une escouade de gamins roumains qui viennent chaque jour y jouer aux cartes, surfer sur le Net et siroter des cocas. A l’occasion, prendre une petite douche et se faire sucer le kiki (contre 50 euros).  » Que dites-vous des faits, Monsieur ?  » questionne la juge.  » Ils sont faux ! Les enfants ont menti !  » s’empresse le prévenu.  » Et les images pornos, alors ?  »  » Pas au courant !  » s’indigne L, à qui l’on glisse obligeamment sous les yeux un paquet de photos salaces, saisies chez lui en même temps que des capotes, des godemichets, des fanions scouts et des encyclopédies sur la vie sexuelle des 9-12 ans.  » Mais que faisaient tous ces enfants chez vous ?  »  » Euh… je suis le pigeon.  »  » Comment ?  »  » Je suis le pigeon de l’histoire, Madame le juge  »  » Très bien.  » La magistrate s’impatiente. La ligne de défense du pédophile (nier farouchement) commence à lui courir sur le haricot.  » Enfin, pourquoi emmeniez-vous tous ces enfants à la piscine, à la patinoire et au bowling ?  »  » Mais… pour faire une chouette activité, Madame !  »  » Et pourquoi pas avec des gens de votre âge ?  » La réponse fuse, douloureuse, sincère :  » C’est qu’en sortant de prison je ne connaissais plus personne.  » Désespérant.

La semaine prochaine : passages interdits

TEXTE VALéRIE COLIN. PHOTOS FRéDéRIC PAUWELS/LUNA POUR LE VIF/L’EXPRESS

ce palais grandiose a les pieds dans la rue

Levez la tête : ce palais se lit de haut en bas

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