Sous ses formes les plus généreuses, la relation amoureuse fait partie intégrante du vocabulaire des beaux-arts. Entre moments de tendre affection et jeux de séduction frisant la provocation ! A savourer à Paris et à Francfort.
À PARIS Jean-Honoré Fragonard : plus coquin que libertin ?
Dans un XVIIIe siècle qui place la question délicate de la passion au coeur de ses préoccupations (philosophiques, littéraires et artistiques), Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) n’a cessé d’explorer les mille – et subtiles – variations du sentiment amoureux. Alors qu’il aborda avec bonheur tous les genres (paysages, scènes de genre, peintures d’histoire, portraits…), Fragonard reste inexorablement réduit à son image de peintre des boudoirs et des alcôves. Il faut reconnaître qu’il était dans ce domaine particulièrement doué. Pour la première fois, une exposition éclaire l’artiste à travers ce prisme de la représentation amoureuse, tantôt doucereuse tantôt licencieuse.
Fragonard fait ses premiers pas dans l’iconographie sentimentale au début des années 1750, auprès de François Boucher. Ce dernier apporte déjà aux bergeries et fables mythologiques une sensibilité timidement empreinte d’érotisme. Encouragé par son maître, l’élève produit ses premières peintures sensuelles, soufflant sur elles un vent plus charnel. La leçon de Boucher est vite dépassée. Et pour cause : une partie de sa production assume ouvertement l’évocation des pulsions sexuelles.
Les tableaux de Fragonard, d’un érotisme sophistiqué ou d’une grossièreté délibérée, répondent à une demande. Depuis la Régence (1715-1723), qui a libéré les idées et les moeurs, le » libertinage » triomphe : une grande partie des élites françaises se lancent dans la quête hédoniste d’un plaisir charnel complètement dégagé de sentiment amoureux. Des lieux réservés à la consommation sexuelle apparaissent alors dans les résidences privées. A leurs murs, des scènes mythologiques, appelées à ouvrir » l’appétit » des invités. » Frago » – comme il aimait se dénommer – excellait dans ce registre dit » érotique « . Il est ici important de souligner que l’usage du vocable a lui-même évolué : à l’époque, le terme évoque tout ce qui a trait à l’amour (en général). C’est ainsi qu’un grand nombre de tableaux et de dessins peuvent se retrouver sous cette appellation aux contours flous.
Circulant sous le manteau, les livres aux images lascives connurent – durant ce siècle libertin – un engouement sans précédent. Fragonard compte parmi les plus brillants illustrateurs. Il réalise entre autres les images accompagnant les Contes de Jean de La Fontaine (lire l’encadré).
A partir des années 1760, de violentes attaques ciblent les valeurs du libertinage. La production de Fragonard amorce alors un tournant décisif : l’artiste explore le sentiment amoureux véritable. Vers la fin des années 1770, il compose des allégories imprégnées d’un lyrisme plus délicat, dont les thématiques recoupent celles de la poésie amoureuse antique. L’artiste s’est définitivement assagi.
Epoux et père modèle, » Frago » était en réalité bien loin de l’image de libertin qui lui fut flanquée. Les témoins de l’époque ne rapportent strictement rien de sulfureux sur sa vie amoureuse… Ni moeurs dissolues, ni liaisons prétendues avec un modèle. Seule certitude : son union avec Marie-Anne Gérard fut heureuse. Preuves de ce bonheur familial, les nombreux portraits de sa femme et de ses enfants.
Sa fougue n’est à chercher que dans ses oeuvres qu’une série d’alcôves aux formes arrondies nous présente à Paris (1). Comme des boudoirs à l’ambiance feutrée, elles permettent aux visiteurs d’expérimenter la sensualité. Une sélection exceptionnelle – plus de 80 oeuvres célèbres ou confidentielles – qui confronte les tableaux de Fragonard à ceux de ses contemporains avec lesquels il noua un dialogue fécond autour de la représentation de l’amour : des artistes (Boucher, Baudouin, Greuze…) mais aussi des écrivains (Diderot, Rousseau, Crébillon…). Parcours et propos émoustillants !
À FRANCFORT Liaisons dangereuses : le rococo français
Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (1782) sonnent le glas de l’inspiration libertine en littérature. Les artistes touchent alors la dimension lyrique de l’amour profane, aux sources de ce que sera » l’amour romantique « . Avec une grande poésie (et souvent une pointe de mièvrerie), ils renouvellent le thème de la fête galante hérité d’Antoine Watteau.
En guise de prologue, l’exposition allemande (2) s’ouvre sur un salon reconstitué dans le style si typique du milieu du XVIIIe siècle. Revêtements muraux, tapisseries, peintures, fauteuils, miroirs, chandeliers, porcelaines, tous les détails ont été parfaitement soignés pour recréer l’atmosphère la plus authentique. Les salles suivantes réunissent de tendres motifs. Des oeuvres qui parlent d’amour et de sentiments. Des sculptures signées Etienne-Maurice Falconet et Jean-Baptiste Pigalle ; des peintures d’Antoine Watteau, Nicolas Lancret et François Boucher ; des porcelaines de Joachim Kaendler, Laurentius Russinger et Johann Peter Melchior… Autant de scènes tendres – calmes et sereines – fustigées par de Laclos comme catégoriquement éloignées de la réalité.
Le parcours présente également des pièces de costumes, dont des vêtements réalisés pour un opéra de Giuseppe Verdi. Ils correspondent à la tenue rococo historique et véhiculent une idée précise de ce qui se portait à l’époque. Autant d’oeuvres qui fascinent ou exaspèrent.
(1)Fragonard amoureux. Galant et libertin, au Musée du Luxembourg, à Paris. Jusqu’au 24 janvier 2016. www.museeduluxembourg.fr
(2) Gefährliche Liebschaften. Die Kunst des französischen Rokoko,au Liebieghaus Skulpturensammlung, Schaumainkai, à Francfort-sur-le-Main. Jusqu’au 28 mars 2016.
www.liebieghaus.de
Par Gwennaëlle Gribaumont