Le plus grand artiste moderne fait l’objet de trois expositions à Paris. Il est le héros d’une saga qui brasse un siècle de création, de bouleversements historiques, de rencontres. Et sa légende est plus vivante que jamais. Abécédaire Picasso.
Son regard brûlant reste ancré dans les mémoires et son nom continue de briller au firmament. Légende de son vivant, il le demeure, trente-cinq ans après sa mort. Des milliers de biographies et d’articles de presse lui ont été consacrés. Et les expositions sur son £uvre continuent de parcourir le monde – 71 en 2007 – jusqu’en Corée et en Ukraine. Le moindre de ses tableaux vaut des dizaines de millions de dollars. Aucun géant de l’art moderne, Matisse, Cézanne ou Braque, n’a atteint cette dimension mythique.
» Chaque tableau est une fiole pleine de mon sang «
Il faut dire que l’existence entière de Picasso est placée sous le sceau du » hors- norme » et de la démesure. Il est le héros d’une saga dans laquelle l’art et la vie se rejoignent, la misère et la gloire, la grande et la petite histoire. Génie précoce, formé par son père, professeur de dessin, il est bientôt surnommé » le Petit Goya « . Son talent aurait fait de lui un grand peintre classique s’il ne s’était vite détaché de l’académisme pour s’inventer un destin.
Picasso est un ogre. Du Bateau-Lavoir au château de Vauvenargues, il a traversé tous les bouleversements du siècle, partageant ses causes et ses fourvoiements. Il a entretenu des amitiés avec les plus grands artistes, poètes et écrivains, attiré à lui les plus grands marchands. Eternel séducteur, mari volage, amant infidèle, il a idolâtré les femmes, modèles, maîtresses, épouses, pour en faire la matière première de sa création. » Chaque tableau est une fiole pleine de mon sang « , disait-il.
Picasso a surtout consacré tous les instants de son existence à son art et, le nourrissant de ses fantasmes, a travaillé avec acharnement jusqu’à ce que la maladie le terrasse, à 91 ans. Cette exceptionnelle longévité a donné corps à une £uvre monumentale, riche d’au moins 60 000 pièces. S’il est surtout connu pour son activité de peintre, il s’est frotté à tous les modes d’expression : sculpture, gravure, céramique, papiers collés, pliages, costumes et décors de théâtre. S’il est reconnu comme le révolutionnaire de l’art du xxe siècle et l’inventeur du cubisme, il n’a cessé de se renouveler, explorant surréalisme ou primitivisme. Star avant l’ère du star-système, admiré mais aussi persiflé, Picasso n’est pas seulement le génie d’un siècle. Il est entré dans l’Histoire. l
Picasso et les maîtres. Galeries nationales du Grand Palais, Paris (VIIIe). Jusqu’au 2 février 2009. Picasso/Delacroix : Femmes d’Alger. Musée du Louvre, Paris (Ier.) Jusqu’au 2 février 2009. Picasso/Manet : Le Déjeuner sur l’herbe. Musée d’Orsay, Paris (VIIe). Jusqu’au 1er février 2009.
A comme arrivée au monde
Pablo Picasso est né à Malaga, en Espagne, le 25 octobre 1881. Il est le premier enfant de Don José Ruiz et de Maria Picasso Lopez. Suivront deux s£urs, Lola et Conchita. Le nom complet du bébé était Pablo Diego José Francisco de Paula Juan Nepomuceno Crispin Crispiniano de la Santisima Trinidad Ruiz Blasco Picasso y Lopez.
E comme engagement
L’arrivée de Franco au pouvoir en Espagne réveille la conscience politique de Picasso. Dès le déclenchement de la guerre civile, en 1936, il soutient les républicains, qu’il aide financièrement. Le gouvernement républicain le nomme symboliquement directeur du Prado, le musée madrilène. Le 5 octobre 1944, Picasso, installé à Paris, adhère au Parti communiste français. Le peintre suivra plusieurs congrès du PCF, participera au Mouvement de la paix et effectuera quelques commandes pour le Parti. Mais ses toiles ne correspondent pas à l’esthétique réaliste prônée par Moscou. Une grave crise éclate en 1953, lorsque Picasso réalise, pour Les Lettres françaises, le portrait de Staline qui vient de mourir. Le résultat, jugé irrespectueux, scandalise les hautes instances communistes. C’est le début du divorce. En 1956, Picasso signe une pétition pour protester contre l’invasion de la Hongrie par l’URSS. Le milliardaire rouge prend alors ses distances, mais il conservera sa carte du PCF jusqu’à la fin de sa vie.
F comme femmes
Déesses antiques ou mantes religieuses, les femmes hantent l’£uvre de Picasso. Miroirs de ses émotions et de ses pulsions, elles affectent les tableaux du peintre, entraînant des modifications de couleurs ou de formes selon les époques. La monochromie bleue de ses premières toiles, reflétant misère et désenchantement, se teinte de rose au contact de Madeleine, modèle rencontré vers 1904 au Lapin agile, puis de Fernande, la compagne du Bateau-Lavoir. Pour Olga, ballerine russe au visage de madone, qu’il épouse en 1918, Picasso abandonne les facettes géométriques du cubisme au profit d’un académisme plus approprié à son rang d’épouse respectable. La très jeune et douce Marie-Thérèse réveillera les sens et l’énergie créatrice du peintre. Au cours des années 1930, elle lui inspire ses plus belles £uvres érotiques, tout en courbes sensuelles, ainsi que des scènes dans lesquelles le Minotaure – surnom donné à Picasso – dévore sa proie. Mais c’est Dora Maar, l’intellectuelle, qui incarnera bientôt, sous des traits torturés, le drame de Guernica et la souffrance de la guerre. Françoise, qui fait irruption dans sa vie en 1954, taille fine et chevelure de jais, symbolise un temps, sous l’aspect d’une femme-fleur, le bonheur retrouvé. Jacqueline, l’égérie des vingt dernières années, qu’il épouse en 1961, à 80 ans, remémore à Picasso les odalisques de Delacroix. Effrayé par la mort, hanté par sa virilité perdue, il la peint inlassablement. On recense plus de 200 portraits de Jacqueline.
H comme hommage
Picasso est sacré le plus grand artiste du xxe siècle par les Etats-Unis dès 1939, quand le MoMA, à New York, inaugure la première grande rétrospective dédiée au peintre espagnol. Son nom commencera vraiment à faire le tour du monde à partir des années 1950, alors que les expositions se succèdent, à Londres ou à Milan. Mais la France, malgré un hommage organisé en 1955, au musée des Arts décoratifs, reste sur ses gardes. André Malraux, devenu ministre de la Culture, rattrape le retard en organisant, en 1966, une gigantesque rétrospective, pour célébrer le 85e anniversaire de Picasso. Répartie en trois lieux, au Grand Palais, au Petit Palais et à la Bibliothèque nationale, elle attire 1 million de visiteurs mais n’est guère comprise du grand public. Pour ses 90 ans, en 1971, l’Etat tente de lui rendre un nouvel hommage. Georges Pompidou, président de la République, fait installer huit de ses peintures dans la Grande Galerie du Louvre. Pour la première fois, un artiste vivant est accroché dans le musée. L’exposition qui ouvre en 1973, six semaines après la mort de Picasso, découvrant sa dernière production, est éreintée par la critique. C’est l’ouverture du musée Picasso, en 1985, qui permettra en France de mieux comprendre l’£uvre de l’artiste.
g comme Guernica
Pointant du doigt une photo du tableau Guernica, Otto Abetz, ambassadeur de l’Allemagne nazie à Paris, sans doute indigné, demanda à Picasso : » C’est vous qui avez fait ça ? » Réponse de l’artiste : » Non. Vous. «
I comme icône
Ses deux tableaux les plus célèbres sont devenus des icônes. Lorsqu’il dévoile ses Demoiselles d’Avignon, en 1907, dans son atelier du Bateau-Lavoir, c’est pourtant la consternation. Ses amis Apollinaire, Braque, Matisse ne comprennent pas ce tournant vers le primitivisme. Pendant des années, seuls les initiés connaîtront l’existence de la toile. Le couturier Jacques Doucet l’achète en 1924. Après sa mort, elle sera revendue en 1937 à la galerie Seligmann de New York, là où, la même année, le MoMA en fait l’acquisition. C’est alors que Les Demoiselles démarrent leur carrière publique, s’imposant comme le » premier tableau de l’art moderne « .
Guernica, l’autre icône, naît à cette époque. Le bombardement, le 26 avril 1937, de la petite ville basque par les avions allemands alliés aux franquistes inspire à Picasso cette toile tragique. D’abord présentée à Paris, dans le pavillon espagnol de l’Exposition internationale – où elle suscite, elle aussi, l’incompréhension – elle entame une tournée au bénéfice de l’Espagne républicaine. Elle s’arrête en 1939 à New York, où, selon la volonté de Picasso, elle restera en dépôt au MoMA » tant que les libertés ne seront pas rétablies en Espagne « . Guernica rejoint le Prado en 1981, puis est transférée au Musée national Reina Sofia en 1992.
M comme musée
A sa mort, en 1973, Picasso laisse 1 800 peintures, 1 300 sculptures, 7 000 dessins, 800 céramiques. Un héritage estimé à plus de 1 milliard de francs (150 millions d’euros). Grâce à la procédure de la dation instituée par la loi Malraux de 1968, qui autorise les héritiers à payer leurs droits de succession en cédant des £uvres à l’Etat, un musée voit bientôt le jour. Installé à l’hôtel Salé, dans le Marais, à Paris, il ouvre ses portes en 1985. Ce sera pour la France l’occasion de rattraper son retard, car elle ne possède, au moment de la dation, qu’une dizaine d’£uvres dans les collections nationales. Cet ensemble, complété par des acquisitions et par une autre dation consentie en 1990, constitue aujourd’hui la plus vaste collection publique au monde, riche de 5 000 £uvres originales et de 200 000 photographies, manuscrits et imprimés.
M comme marque Picasso bénéficiant d’un indice de notoriété frisant les 90 %, il n’est pas étonnant que, des Etats-Unis à la Chine, on tente d’apposer la marque » Picasso » sur des objets aussi hétéroclites que des lunettes de WC, des rideaux de douche, du papier toilette, des tongs, des motoculteurs ou des crèmes glacées. Pour limiter l’exploitation sauvage des £uvres du maître, ses cinq héritiers directs, Claude Picasso en tête, ont fondé en 1995 la Picasso Administration. A la barre, Christine Pinault examine environ 2 000 demandes par an, dont les deux tiers émanent de l’étranger : » La plupart concernent des catalogues d’exposition, des livres, des revues ou de la carterie. Les autres vont du tee-shirt au service à café. » Conditions indispensables : l’£uvre doit être reproduite dans sa totalité et son intégrité. Environ 15 % des demandes sont rejetées. Par exemple, Claude Picasso n’a pas permis à James Ivory de faire figurer des £uvres de son père dans le film Surviving Picasso, pas plus qu’à Robert Hossein pour son spectacle, jugeant leurs interprétations trop fantaisistes. Une grande partie des droits collectés, dont le juteux mais secret contrat avec Citroën, sert à financer les procès qui opposent les héritiers à des exploitants indélicats.P comme postérité
Picasso n’a jamais été un chef d’école, mais ses toiles fascinèrent les artistes américains de l’action painting, mouvement apparu dans les années 1950. L’utilisation des grands formats, les contrastes de couleurs, l’éclatement des formes impressionnèrent Franz Kline, Mark Rothko, Willem De Kooning, Robert Motherwell ou Jackson Pollock. Ils pouvaient voir ses tableaux au MoMA, à New York, et notamment Guernica, qui y fut exposé de 1939 à 1981, date de son départ pour Madrid. Pollock réalisa des centaines de variations libres de l’£uvre, encore plus cauchemardesques. En France, le retentissement fut moindre. Scandaleux de son vivant, Picasso connut, même après sa mort, en 1973, quelques années de purgatoire. Les tenants de l’abstraction, qui dominaient alors la scène parisienne, ne se reconnaissent pas dans cette figuration disloquée. Les années 1980 remirent la peinture au goût du jour, entraînant le retour en grâce du peintre espagnol et bientôt son apothéose.
R comme record
Les prix atteints par les £uvres de Picasso donnent le vertige. En 2004, Le Garçon à la pipe, chef-d’£uvre de la période rose (1904), avait été vendu 93 millions de dollars, record frôlé en 2006 par Dora Maar au chat (1941) et ses 85 millions. En 2007, l’enchère la plus élevée a été remportée par Femme accroupie au costume turc (Jacqueline) [1955], adjugé 27,5 millions de dollars, suivi par un bronze, Tête de femme (Dora Maar), vendu 26 millions. Le chiffre global des ventes en 2007 s’élève à 319 millions de dollars. Mais, pour la première fois depuis dix ans, Picasso a été détrôné par Warhol. » Cette seconde place ne reflète aucun essoufflement de sa cote, analyse Artprice. Son chiffre d’affaires est soumis à la raréfaction des £uvres mythiques. «
V comme Vauvenargues
Pablo Picasso meurt le 8 avril 1973 à Mougins (Alpes-Maritimes). Il est enterré dans le parc du château de Vauvenargues (Bouches-du-Rhône). Le lieu ouvrira en juin 2009, pendant la durée de l’exposition Picasso-Cézanne au musée Granet, à Aix-en-Provence. l
Annick Colonna-Césari