Phobies Pas de panique !

L’avion, mais aussi les araignées, le vide ou la foule suscitent chez certains de violentes aversions. Reconnues comme une véritable maladie, ces peurs extrêmes et irrationnelles peuvent être vaincues

A chaque époque ses phobies. Nos ancêtres les Gaulois craignaient que le ciel ne leur tombe sur la tête. Nos contemporains, eux, sont terrorisés à l’idée de tomber du ciel. La hantise de l’accident d’avion s’est propagée à la vitesse d’une épidémie après la série noire des crashs de l’été dernier. Selon une étude menée en France peu après, 45 % des personnes interrogées déclaraient monter à bord avec la peur au ventre. Mais attention : les individus angoissés par l’avion ne sont pas tous phobiques. La simple anxiété justifiée par un danger réel n’est pas une pathologie.

 » Deux mécanismes font la différence entre une simple peur, même intense, et une phobie, déclare le Pr Alain Luts, psychiatre, directeur de la clinique des troubles anxieux aux cliniques Saint-Luc, à Bruxelles. Le premier est celui de l’évitement : la personne phobique trouve tous les moyens, tous les subterfuges parfois, pour éviter la situation qui la terrorise. Par exemple, la marraine d’un enfant prétexte une maladie pour ne pas assister au baptême de ce dernier, par peur d’être un centre d’intérêt et de capter les regards. En second viennent les mesures dites  » contraphobiques  » : cette personne va oser, contrer sa peur, avec l’aide d’une personne de confiance. Par exemple, en cas de peur phobique de la foule, elle acceptera d’affronter la rue la plus commerçante de sa ville, si elle est accompagnée.  » Ces deux mécanismes mis en place par le phobique coexistent donc, tout en sachant que l’évitement est de loin le plus fort !

La phobie n’est donc pas une simple peur exacerbée mais un défi à la raison. Quelle que soit la volonté du sujet, il ne peut généralement pas se maîtriser. Souvent cachée comme un secret honteux, cette maladie est beaucoup plus fréquente qu’il n’y paraît :  » En Belgique, nous ne disposons pas de chiffres indiquant sa fréquence, poursuit le Pr Luts. En Allemagne, 20 % de la population avoue avoir une peur phobique des araignées et, selon la littérature anglo-saxonne, 8 % de la population souffrirait de phobie sociale, cette peur panique de se retrouver face à un public, réel ou supposé. Par ailleurs, les femmes sont généralement deux fois plus touchées que les hommes, excepté pour la peur du sang ou des injections. Sur ce point, les hommes égalent les femmes.  » Aucune explication n’a encore été trouvée à cette différence. Les chercheurs évoquent des pistes génétiques ou hormonales. En fait, les recherches sur les phobies sont relativement récentes, contrairement à celles sur les pathologies psychiatriques plus lourdes.

Insectes, souris, serpents

Une étude française a établi une sorte de recensement des principales phobies. Celle de l’avion est, bien sûr, propre à l’ère moderne, avec celles de l’ascenseur, du métro ou des autoroutes. Mais d’autres aversions sont vieilles comme le monde. Celle à l’égard des animaux est la plus fréquente avec, en tiercé gagnant, les insectes (notamment les araignées), les souris et les serpents. Oiseaux, chats, chiens et chevaux peuvent aussi être en cause. La peur du vide et des hauteurs arrive en deuxième position. Sont ensuite incriminés les piqûres, l’enfermement, l’eau, la solitude et les orages. La crainte du jugement des autres, ou phobie sociale, est une autre variante répandue, tout comme l’agoraphobie, trouble complexe combinant la hantise de la foule et son contraire, l’appréhension face aux grands espaces déserts. Bref, longue est la liste de ces grosses peurs susceptibles de devenir de véritables handicaps au quotidien, notamment lorsque le phobique social n’ose même plus franchir la porte d’un restaurant, convaincu qu’il est observé par les autres alors qu’il mange…

Valérie (1) souffre depuis deux ans d’une phobie de l’avion. Rien de plus banal. Sauf qu’elle exerce la profession… d’hôtesse de l’air ! Cette femme de 41 ans a décidé de se soigner pour reprendre son travail. Les hauts et les bas de sa convalescence témoignent des progrès récents de la science dans la compréhension des phobies, mais aussi de ses limites.

Pour rien au monde Valérie ne changerait de métier. D’abord serveuse, elle a choisi le monde aérien par vocation, gagné ses galons de chef de cabine et n’imagine plus se passer de voyages au bout du monde. En dix-sept ans de carrière, elle a connu les situations les plus périlleuses sans jamais perdre son sang-froid. La foudre qui roule sous ses pieds dans l’allée centrale, avant de ressortir par l’arrière de l’appareil. Le trou d’air qui précipite les passagers contre le plafond. Et même le feu dans le poste de pilotage. A chaque fois, Valérie a su éviter la panique à bord. C’était avant. Avant que la simple perspective de monter dans un avion ne déclenche chez elle des sanglots convulsifs. Que la conviction de ne pas revenir vivante l’empêche de trouver le sommeil la veille du départ. Que l’angoisse transforme chaque vol en calvaire silencieux. Avant que son médecin de famille ne lui signe un arrêt de travail, mettant fin à plusieurs mois de martyre.

Menteurs en série

Difficile d’expliquer à son employeur une telle maladie, menace potentielle pour la bonne exécution du travail. Mieux vaut donc la cacher. Les thérapeutes reçoivent ainsi des infirmières qui ont la phobie du sang. Et des conducteurs de métro claustrophobes. Pour tous, c’est le début d’une longue série de mensonges, car ces grands anxieux doivent sans cesse inventer des prétextes pour justifier un comportement incohérent aux yeux de l’entourage.  » Une phobie peut apparaître à tout moment, sans que l’on s’y attende, puis disparaître avec le temps, ensuite revenir encore, poursuit le Pr Luts. Cela peut naître d’une situation traumatisante, ou d’un état d’anxiété fort. Par exemple, on rencontre des étudiants dont les phobies s’accentuent au moment des révisions, puis s’estompent après la fin des examens. Les phobies, sont un trouble lié à l’anxiété. C’est pourquoi on retrouve plus de personnes atteintes de phobies dans les grandes villes, mais aussi dans les petits villages. Dans les premières, le stress de la vie est anxiogène, mais dans les seconds, là où tout le monde se connaît, on peut se sentir davantage surveillé, ce qui peut aussi créer une certaine anxiété. Les grands villages sont donc les plus épargnés, où la distance entre voisins est plus importante, sans le stress de la ville.  »

Un stress qui n’est pas amélioré par le sentiment de ridicule. Ainsi Valérie, l’hôtesse de l’air, mesure parfaitement l’absurdité de sa situation. Comme tous les phobiques. Les angoissés du ciel ont généralement compulsé les statistiques des accidents. Ils savent que les routes tuent nettement plus chaque année que les crashs aériens. Mais les arguments rationnels ne leur apportent aucun réconfort. Car ils sont les victimes impuissantes d’un dérèglement du mécanisme primaire – et nécessaire – de la peur. L’organe impliqué est l’amygdale, une petite glande du cerveau en forme d’amande, qui donne l’alerte en cas de danger. Chez les phobiques, elle réagit trop promptement, comme ces alarmes domestiques ultrasensibles qui se déclenchent au moindre insecte rampant. En tout cas, c’est ce qui se passe dans les phobies simples, comme celle de l’avion.

Dans d’autres formes plus complexes, le circuit de la peur ne semble pas être le seul en cause. Dans l’agoraphobie, par exemple, le système qui permet à l’individu de s’orienter dans l’espace serait lui aussi perturbé, selon le neurophysiologiste Alain Berthoz, professeur au Collège de France.  » Sur une route en rase campagne, l’agoraphobe panique par manque de points de repère. Dans un ascenseur, le phobique est également désemparé, car ses sens lui communiquent des informations contradictoires : ses yeux indiquent que rien ne bouge, tandis que son corps perçoit l’accélération de la cabine. » Mais ce ne sont sans doute que quelques-uns des mécanismes impliqués dans la phobie.

Stress post-traumatique

Ainsi, sans son thérapeute, Valérie ne serait jamais allée chercher une vieille histoire enfouie dans les tréfonds de sa mémoire. C’est vrai, elle avait connu, ce jour de 1986, la plus grande frayeur de sa vie. Et après ? Elle n’avait que 22 ans à l’époque, n’avait pas encore entamé sa carrière d’hôtesse. Les faits ? Valérie s’apprêtait à remonter la rue de Rennes, à Paris, quand une bombe a explosé devant le magasin Tati, tuant 7 personnes. Tétanisée, la jeune fille avait assisté à la panique générale, à la ruée des véhicules de secours, sirènes hurlantes, à l’atterrissage des hélicoptères, au débarquement des militaires, mitraillette en bandoulière.  » J’ai cru que c’était la guerre. Dans mon esprit, les soldats étaient prêts à tirer sur nous.  » Impossible de se rappeler pourquoi elle était là ni avec qui. Seul le sentiment aigu d’être en danger de mort était resté imprimé.

Son thérapeute, psychanalyste formé aux thérapies cognitives et comportementales, a vite reconnu le syndrome de stress post-traumatique. Des années après le drame, le sentiment d’effroi initial peut en effet resurgir brutalement chez un individu, à l’occasion de circonstances similaires. Le 11 septembre 2001, quand deux avions de ligne ont percuté les tours jumelles de New York, Valérie a été brutalement confrontée à l’inconcevable. Un nouvel attentat pouvait donc se produire, dans lequel son propre outil de travail était utilisé comme arme mortelle !

Les personnalités les plus  » équilibrées  » peuvent ainsi basculer dans la phobie à la suite d’un événement traumatisant, générateur d’anxiété. Tel conducteur est incapable de reprendre le volant après un accident de voiture. Tel nageur émérite panique face à la mer, depuis qu’il a été emporté au large par un puissant courant. Parfois, une simple humiliation suffit, comme en témoigne le Dr Christophe André, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, dans un livre très didactique (2). L’une de ses patientes avait déclenché l’hilarité de toute sa classe, à l’époque du lycée, en lâchant un pet sonore au moment de passer au tableau. Elle n’osait plus sortir de chez elle, par crainte d’avoir des flatulences en public.

Lorsque la phobie apparaît, et que la personne en connaît pour la première fois les symptômes, elle ne l’identifie pas nécessairement :  » Le c£ur s’emballe, on transpire, on a la tête qui tourne, des nausées, le souffle coupé, une  » boule  » dans la gorge, les jambes qui flanchent, résume le Pr Luts. On recense 13 symptômes caractéristiques de l’attaque de panique. Lorsque la personne y est confrontée pour la première fois, elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Souvent, nous avons des patients qui ont consulté un cardiologue ou un pneumologue, pensant qu’ils souffraient d’une maladie somatique, et ne font pas tout de suite le lien avec la situation dans laquelle se déclenchent ces symptômes.  » Le médecin préconise à ses confrères de mieux prêter attention à ce qui n’est pas une  » simple  » maladie imaginaire…

Un remède : l’affrontement

Ensuite, lorsque la phobie est reconnue, il existe, selon le Dr André, un moyen simple pour empêcher la peur de dicter sa loi : se confronter à la situation redoutée, le plus tôt possible après sa mésaventure. L’éviter est un mauvais réflexe, qui conduit au fil du temps à la phobie. A ce stade extrême de la peur, ce sont les thérapies cognitives et comportementales – les TCC – qui donnent les meilleurs résultats, permettant un retour plus rapide à la vie normale. Une arme parmi d’autres dans l’arsenal thérapeutique contre les troubles anxieux :  » Face à des patients atteints de phobies, et qui viennent bien souvent parce qu’ils n’en supportent plus les implications dans leur vie quotidienne, nous avons plusieurs options thérapeutiques, reprend le Pr Luts. Lorsque les phobies sont dites simples, c’est-à-dire sans attaque de panique, nous proposons une psychothérapie seule. En revanche, pour les phobies sociales, par exemple, nous combinons les psychothérapies avec des traitements médicamenteux : bêta-bloquants pour des peurs ponctuelles, qui se présentent dans des situations sociales, ou antidépresseurs pour des peurs plus régulières.  » La psychothérapie peut être analytique, donc de plus longue haleine, pour comprendre d’où vient cette phobie, car ces symptômes ont un sens et une fonction. Mais, le plus souvent, la thérapie est comportementale et s’attachera à faire disparaître la phobie plutôt qu’à la décrypter. Cela passe très souvent par la confrontation de la personne phobique à la situation phobogène (qui provoque la phobie).

Les traitements de type cognitivo-comportementaux restent cependant critiqués par les défenseurs de la psychanalyse, qui soulignent le risque de voir apparaître par la suite une nouvelle aversion (3). Il n’empêche : le Pr Luts et son équipe rappellent que, grâce à leur méthode, entre 70 et 80 % de patients phobiques parviennent, après traitement, à surmonter leurs difficultés. Un taux de  » guérison  » analogue à celui des autres équipes qui utilisent cette approche.

Certaines TCC parviennent cependant parfois à faire remonter le traumatisme originel. Dans le cabinet du thérapeute, le jour de son deuxième rendez-vous, Valérie a hurlé, pleuré et même vomi. Ces manifestations spectaculaires ne sont pas rares lors des séances d’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) – sigle anglais qui désigne une technique venue des Etats-Unis et popularisée, en France comme en Belgique, par le psychiatre David Servan-Schreiber. Le patient évoque l’épisode traumatisant tout en suivant des yeux le va-et-vient des mains du thérapeute placé face à lui. Cette méthode promet de supprimer la charge émotionnelle liée aux souvenirs douloureux, pour ne conserver en mémoire que des faits distancés.

Au cours des vingt minutes de séance, Valérie a d’ailleurs eu la surprise de résoudre enfin l’énigme de sa présence sur les lieux de l’explosion. Désormais, les historiens sauront que, le 17 septembre 1986, Valérie faisait du lèche-vitrines avec une collègue, dans l’intention de s’acheter une nouvelle paire de bottes ! D’autres séances ont suivi, consacrées à la peur de l’avion. La consigne : remonter à bord aussi régulièrement que possible. Le principe des TCC consiste en effet à désensibiliser le patient par rapport à la situation redoutée. Le thérapeute l’y confronte donc progressivement, comme l’allergologue administre des doses croissantes de pollen au patient allergique, pour y accoutumer son organisme.

Le phobique est invité à reconstituer en imagination le décollage de l’appareil, ou toute autre scène qui le panique. Dans certaines aversions, le thérapeute peut même se déplacer à l’extérieur pour organiser une réelle confrontation. Et, avec les progrès techniques, certains centres pourront très vite recourir à la réalité virtuelle. Via une paire de lunettes équipées de deux petits écrans, les agoraphobes peuvent déjà se retrouver soudain dans une station de métro, sur une route de campagne déserte, dans un supermarché, dans un cinéma, dans un ascenseur ou dans un tunnel. Le réalisme de ces environnements est confondant.

L’été touche à sa fin. Valérie fête son cinquième aller-retour en avion sans souci majeur. Pour tester son endurance, elle avait pourtant choisi le plus mauvais siège, situé à l’arrière de l’appareil, la partie la plus chahutée. Sa décision est prise :  » Je recommence à travailler au mois d’octobre.  »

(2) Psychologie de la peur, de Christophe André, Odile Jacob, 366 p.

(3) Les Phobies ou l’impossible séparation, d’Irène Diamantis, Flammarion, 250 p.

Estelle Saget et Carine Maillard

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