Petits arrangements entre Etats

L’affaire Sarkozy-Chodiev-De Decker a rebondi en France où une enquête judiciaire a été ouverte notamment pour  » corruption d’agents publics étrangers « . Ce qui apparaît comme une nouvelle affaire d’Etat française pourrait-elle devenir une affaire d’Etat en Belgique ?

Le journal Le Monde vient de dévoiler l’ouverture d’une enquête, au parquet de Paris, sur le Kazakhgate. Jusqu’ici, ce dossier sulfureux n’avait fait l’objet  » que  » de révélations de presse. Cette fois, ce sont deux juges qui investiguent sur la manière dont Nicolas Sarkozy aurait  » fait la loi  » en Belgique. Tout est parti d’un article du Canard enchaîné qui, il y a deux ans, a mis le feu aux poudres. L’hebdo satirique expliquait qu’au printemps 2011, l’examen du projet de loi sur la transaction pénale élargie avait été accéléré au Parlement belge pour servir les intérêts économiques du président Sarkozy au Kazakhstan.

Le Canard enchaîné se basait sur une note datée de juin 2011 et estampillée  » très confidentielle  » d’un obscur chargé de mission de l’Elysée, Jean-François Etienne des Rosaies, déjà apparu dans de curieuses affaires sous Charles Pasqua. Cet homme de l’ombre y décrivait à l’ancien ministre de l’Intérieur Claude Guéant comment il avait réussi à monter une équipe d’avocats franco-belges, sous la houlette de Me Catherine Degoul, une habituée de l’Elysée, et obtenu le  » soutien déterminant  » du sénateur Armand De Decker (MR) pour modifier la loi sur la transaction pénale. Le but de l’opération était que le milliardaire belgo- kazakh Patokh Chodiev, poursuivi dans le scandale Tractebel, puisse bénéficier de la nouvelle transaction élargie aux délits financiers et donc esquiver un procès public à Bruxelles, préjudiciable pour la réputation de sa société minière ENRC, cotée à la Bourse de Londres. Affaire réglée donc. Chodiev étant un proche du président Nazarbaïev, les contrats franco-kazakhs pour un montant de deux milliards de dollars furent conclus un mois après la signature de la transaction pénale entre le milliardaire et le parquet général de Bruxelles…

Aujourd’hui, Me Degoul est mise en examen pour  » blanchiment en bande organisée  » et  » corruption d’agents publics étrangers « . Selon l’enquête française, elle a reçu plusieurs millions d’euros de Chodiev et en a versé 300 000 à des Rosaies. Qu’a-t-elle fait du reste ? La corruption présumée, originaire de France, se jouant en Belgique, la presse française s’interroge sur le rôle tenu par Armand De Decker. Officiellement, celui-ci a été engagé comme avocat par Me Degoul, dans le dossier Chodiev. Mais, à l’époque, il était encore vice-président du Sénat. Armand De Decker nie toujours toute intervention dans le processus législatif du projet de loi (lire son interview en page 48). Il subsiste néanmoins de nombreuses questions gênantes dans le volet belge de l’affaire.

Très fortes pressions

En effet, la précipitation avec laquelle le projet de loi sur la transaction pénale élargie a été adopté au Parlement en 2011 reste très étrange. Ce texte réformant sensiblement le code d’instruction criminelle en conférant un pouvoir exorbitant au parquet avait été examiné, contre toute logique, par la commission des Finances de la Chambre, moins sourcilleuse que la commission de la Justice sur une matière juridique. C’est Carina Van Cauter (Open-VLD) qui l’avait introduit sous forme d’amendement dans une loi  » dispositions diverses « .

Début 2013, la députée flamande avait expliqué au Vif/L’Express et au Standaard, qui enquêtaient conjointement sur cette affaire, qu’un membre du cabinet de Didier Reynders, alors ministre des Finances, était venu la voir pour lui suggérer la tactique de l’amendement qui accélérerait le processus législatif. Même si elle n’avait pas l’habitude de siéger en commission des Finances, elle n’y avait rien vu d’anormal, car elle défendait un projet de transaction pénale depuis longtemps.

Officiellement, il s’agissait de contrebalancer la levée du secret bancaire, acquise par les partis de gauche. Mais, pour nombre de parlementaires, cela n’explique pas les pressions exercées à l’époque sur les députés par le gouvernement qui était, en outre, en affaires courantes.  » Nous étions en mars. Il n’y avait pas de date butoir. Même avec le deal du « secret bancaire », on aurait pu attendre quelques semaines, voire un mois ou deux « , confie aujourd’hui un élu libéral.

Au Sénat, les parlementaires, y compris MR, ont refusé que le projet soit aiguillé ailleurs qu’à la commission de la Justice. Les avis étaient d’ailleurs partagés sur le texte.  » Il y avait une pression très forte de la part du gouvernement. C’était discuté au plus haut niveau « , témoignait, il y a deux ans, Christine Defraigne (MR) qui présidait ladite commission. Nous apprenons aujourd’hui d’un ancien collaborateur du groupe MR que le cabinet de Didier Reynders a fait savoir aux sénateurs libéraux de la commission qu’il était hors de question de remettre en cause le projet de loi…

Pourtant, le texte était vraiment mal ficelé. L’objectif était que la transaction pénale soit élargie aux délits financiers. Dans l’empressement, les auteurs avaient limité l’application de la loi à des faits pouvant entraîner seulement une amende pénale. Or, dans la plupart de ces délits, on retrouve des faux en écriture, considérés comme un crime et donc passibles d’une peine de prison d’un mois minimum. Il fallait donc changer la prévention  » amende « . C’est la raison principale pour laquelle le Parlement a aussitôt examiné une loi réparatrice, sans abandonner le vote de la première loi. Nous l’avons vérifié dans les textes parlementaires avec Jan Nolf, juge de paix honoraire et chroniqueur sur knack.be.

 » Par conséquent, observe celui-ci, la transaction pénale signée le 17 juin 2011 entre Chodiev et le parquet général de Bruxelles l’était sur la base de la loi « bancale » entrée en vigueur le 16 mai, la loi réparatrice étant, elle, entrée en vigueur le 11 août.  » Or, parmi les préventions retenues contre le milliardaire, on retrouvait le faux en écriture. Nous avons tenté d’obtenir une explication au parquet général, mais le magistrat qui a négocié cette transaction est, pour l’instant, à l’étranger.  » On se demande aussi pourquoi le parquet général s’est empressé de traiter le dossier Chodiev pendant le processus législatif « , s’interroge Olivier Maingain (FDF) qui exige à nouveau la création d’une commission d’enquête parlementaire.  » Tous ces éléments et la concomitance des faits méritent, pour le moins, un éclaircissement. Vu la majorité actuelle, je sais que je n’obtiendrai pas gain de cause, mais c’est une manière de dire que nous ne sommes pas dupes « , affirme-t-il.

Les écolos avaient, eux aussi, demandé une commission d’enquête, il y a deux ans.  » Nous pensons que le plus urgent est que la justice belge se penche sur le dossier et que le Parlement soit informé du développement de l’enquête française, déclare le député Georges Gilkinet. Ensuite, une enquête parlementaire pourra s’avérer utile. Faisons les choses dans l’ordre.  » Il semblerait, en effet, inconcevable que le parquet de Paris n’interpelle pas d’une manière ou d’une autre celui de Bruxelles. Est-ce déjà fait ? Nous n’en avons pas eu confirmation.

Par Thierry Denoël

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