Paul Delvaux est l’un de nos plus grands peintres contemporains. Mais pour Charles Van Deun, c’était d’abord un fascinant tonton… Le patriarche de la famille. Le sage qui lui a tout appris. C’est donc avec bonheur qu’il replonge dans l’univers de l’oncle Paul…
Je devais avoir 8 ou 9 ans, je passais les vacances à Saint-Idesbald. C’était juste après la guerre. Un jour, en me baladant dans les dunes, je suis tombé sur un bonhomme assis sur un petit tabouret et qui dessinait. J’ai jeté un £il et il m’a dit : « Tu aimes ? ». J’ai répondu : « Oh oui, Monsieur ! » et je suis parti en courant, raconte Charles Van Deun. C’est ma toute première rencontre avec Paul Delvaux. Je ne savais pas qu’il serait bientôt mon oncle. A l’époque, les enfants ne connaissaient rien aux affaires sentimentales des parents… »
La tante de Charles Van Deun fut le grand amour de Paul Delvaux. » C’est ce visage de femme qui apparaît constamment dans sa peinture, raconte le neveu de l’artiste. Ils s’étaient rencontrés en 1929, chez des amis communs. Elle s’appelait Anne-Marie, mais il l’avait surnommée Tam. C’était la s£ur de ma mère. Ils avaient eu un véritable coup de foudre l’un pour l’autre. Mais les parents Delvaux n’avaient pas voulu de ce mariage. Paul avait fini par épouser une autre femme et il m’a raconté par la suite combien toutes ces années avaient été tristes pour lui. Jusqu’à ce jour de 1946 ou 1947 où il a retrouvé Tam dans une librairie de Saint-Idesbald. Par hasard. Il était entré acheter des cigarettes, elle était derrière le tourniquet de cartes postales. Ils sont sortis ensemble du magasin et ils ne se sont plus jamais quittés. »
» J’ai passé beaucoup de temps avec eux, poursuit Charles Van Deun. Mon père étant parti avec la guerre, Delvaux est devenu l’homme de la famille. Ma mère lui faisait confiance. Et comme elle travaillait, je passais l’été à Saint-Idesbald. J’allais nager avec mon tonton tous les jours à 11 heures pile. C’était un rituel. Le reste de la journée, il était occupé à dessiner. J’entendais sa plume qui grattait le papier et on me fichait dehors pour que je ne perturbe pas son travail. »
A l’époque, le petit Charles ne comprend pas bien ce que fait ce mystérieux tonton. Mais il ne tarde pas à s’intéresser à son histoire. » Vous savez, c’était un gamin de Bruxelles. Quand il était gosse, il était fasciné par les trams qui passaient devant chez lui. Et par le train, qu’il prenait pour aller chez ses grands-parents, à Antheit. Puis, à l’athénée, il a eu un professeur extraordinaire qui lui a donné cette passion pour l’histoire gréco-latine. On retrouve tout cela dans sa peinture… Ce n’était pas un brillant élève, mais il était déjà deuxième en dessin. On s’est toujours demandé qui pouvait bien être le premier ! »
Solitaire et modeste
Le père Delvaux, avocat, aurait aimé que son fils lui succède au barreau. « Vous savez, votre fils, il a du talent. Il a de l’avenir. Il faut le laisser aller à l’académie ». C’est à ce moment-là qu’il a commencé à peindre au Rouge-Cloître, à la gare du Luxembourg… Son père lui a même obtenu une permission pour rester sur les quais. A l’époque, il fallait en référer au ministère de la Défense ! Il faisait des paysages. Puis, progressivement, son style a évolué… »
L’£uvre de Delvaux n’a pas immédiatement séduit ses contemporains. » Au début, il a d’ailleurs détruit beaucoup de tableaux, affirme son neveu. Il lui arrivait aussi de retourner une toile pour peindre au verso parce que les matériaux étaient chers pour lui. Mais il fallait qu’il peigne à tout prix. C’était son oxygène. C’était sa vie. Je crois d’ailleurs que c’est cette passion qui lui a permis d’encaisser toutes les critiques. Parce qu’il y en a eu ! Je me souviens avoir discuté de cela avec lui devant deux grands nus. Une femme sur un sofa, l’autre sur un canapé. Je lui ai dit : « Tu sais, les gens imaginent que ce genre de dessin est érotique. Ou même pornographique. C’est pour ça qu’on te critique… » Et il m’a répondu, presque fâché : « Mais les gens ne comprennent rien ! C’est beau ! Tout simplement beau ! » Il était comme ça… »
» Pour moi, poursuit son neveu, cet homme était un sage. Il a fait des jaloux et des envieux, mais il n’a jamais voulu entrer dans leur jeu. Magritte, par exemple, a dit beaucoup de mal de lui. Mais Delvaux n’a jamais voulu lui renvoyer la balle. C’était un homme simple et bon. Et il l’est resté jusqu’à la fin de sa vie. C’était un solitaire, qui restait dans son atelier des heures et des jours. Un homme modeste aussi, qui n’a jamais eu de grands besoins. Je me souviens lui avoir dit : « Tu dois dépenser tes sous ! » Et il m’a répondu : « Je ne peux quand même pas manger plus d’un steak par jour ! » »
» Il était également très modeste pour ce qui concernait son travail. Je lui ai souvent parlé du musée que je voulais faire à Saint-Idesbald. Et il me disait : « Tu crois que ça en vaut la peine ? » Il m’énervait, à la fin ! Puis, un jour, alors qu’on se promenait, il m’a donné une grande tape sur l’épaule et il m’a dit : « Allez, fais-le, ton musée ! » »
» Il y avait entre lui et moi une symbiose extraordinaire. Quelque chose d’absolument merveilleux. C’était plus qu’un oncle, c’était devenu un père. Je l’embrassais le jour de la fête des Pères, mais il n’aimait pas que les hommes s’embrassent. « Allez, je ne suis quand même pas ton père « , me disait-il. Et je pensais : « Non… mais t’es bien plus que ça ! » »
Christine Masuy