Paradis perdu

Louis Danvers Journaliste cinéma

Stefan Liberski n’est pas un grand consensuel. On savait déjà le prolifique humoriste capable de fixer dans les yeux, sous la surface rigolote du gag, les réalités parfois bien inquiétantes, voire carrément sordides du monde dans lequel nous évoluons. Les angoisses de notre comique, complice de Fred Jannin dans la mémorable série télévisée JAADTOLY, s’étaient déjà exprimées dans l’écriture de romans, et dans le décapant, controversé et indispensable moyen-métrage Welcome in New Belgique, où notre pays se voyait tendre un miroir aussi drôle que cruel. Lorsque l’ami Liberski a manifesté l’intention de réaliser son premier long-métrage, après une suite de courts très prometteurs, beaucoup ont pensé, espéré, qu’il nous ferait une comédie. Mais l’esprit de contradiction étant un de ses traits de caractère marquants, c’est vers l’humour le plus noir, le plus désespéré qu’il s’est tourné pour exprimer un point de vue de moraliste tenté par le pessimisme. Dès le titre, paradoxal en diable, Bunker Paradise marque sa différence. Et ce conte initiatique où un jeune prolétaire, apprenti comédien, perd ce qui pouvait lui rester d’innocence au contact de quelques riches oisifs, cyniques et manipulateurs, va très loin dans l’exploration d’une société envahie par la perversion.

Où le rire se fige

 » J’ai toujours eu un regard critique sur notre société, déclare Liberski, mais je n’ai pas décidé comme ça d’en faire le moteur de mon film. Je ne choisis pas mes sujets, ce sont les sujets qui me choisissent. Il y a là-dedans une bonne part d’inconscient…  » Comme dans ses romans, ce qu’il appelle  » ma pente sombre  » a donc poussé le cinéaste vers un premier long-métrage où le rire se fige et d’où sourd une prenante angoisse. Le héros du récit, Mimmo (joué par François Vincentelli), fait le chauffeur de taxi tout en poursuivant le rêve de devenir acteur. Une nuit, il est appelé dans une villa cossue d’un faubourg de Bruxelles. Là, on pousse dans sa voiture une jeune femme très soûle ou  » pétée « , qui se jettera un peu plus loin du taxi en marche, et mourra sur le bord de la route. Paniqué, Mimmo retourne à la villa, dont le propriétaire, John Deveau (Jean-Paul Rouve), nie toute présence de la victime chez lui, et prévient Mimmo des ennuis qui l’attendent s’il s’avisait de prévenir la police… Peu à peu, les sentiments de révolte et de culpabilité minant le jeune homme vont se diluer dans l’attraction qu’exerce sur lui le milieu friqué, oisif, fêtard et riche en jolies filles de la  » bande Deveau « . Une attraction fatale, où Mimmo pourrait bien perdre son âme…

 » La noirceur ne convient pas vraiment au format du sketch, commente Stefan Liberski, il faut se donner du temps, installer une atmosphère. Un sketch est un éclat, pas un climat. J’aime faire des croquis, mais il était temps que je me lance dans un grand tableau, avec des couleurs profondes, des glacis…  » Le réalisateur de Bunker Paradise a eu bien raison de se  » laisser tenter « , car son film possède une richesse humaine, morale, que creuse non sans bonheur un vrai sens des ambiances prenantes, plus que de la dramaturgie. Un art à créer de la texture, aussi, avec une image travaillée vers le monochrome parfois, des décors aussi bien choisis (la villa Urwater, aux allures de fortin) que remarquablement explorés, et une musique intense signée du très jeune Casimir Liberski, fils du cinéaste.

 » Jouer avec les formes m’intéressait autant, sinon plus, que de développer un propos « , explique un Liberski plus peintre que raconteur. Si les coloris de Bunker Paradise sont volontiers sombres, c’est que Liberski le moraliste ne peut accepter  » la perversion rampante et omniprésente qui est à l’£uvre partout « . S’il a choisi de la situer dans un milieu précis, celui des riches oisifs et fêtards que la caméra suit de leurs villas des faubourgs grands-bourgeois à leurs yachts, c’est  » parce qu’il est plus parlant de décrire cette perversion en l’identifiant socialement « . Mais, pour autant, Liberski n’entend pas limiter son constat aux beaux quartiers, aux nantis cyniques s’amusant à corrompre de jeunes prolos invités dans leurs jeux retors.  » Nous nous trouvons dans une civilisation massivement dominée par une injonction à jouir à chaque instant, égoïstement, dans la consommation des choses, mais aussi des gens, d’êtres humains soumis à la seule loi du plaisir que d’autres, plus forts, plus riches, plus malins, peuvent tirer d’eux. Et cela dans tous les domaines, notamment l’économique où il suffit qu’on trouve des travailleurs moins chers ailleurs pour jeter à la poubelle ceux qui vous font faire des profits depuis des années mais qui, subitement, se révèlent trop bien payés…  »

Rouve, évidemment

 » Le seul baromètre de notre société est la consommation, poursuit le réalisateur. On ne se pose plus la question de ce que cela implique. Je pense que cela induit la perversion, c’est-à-dire la réduction de l’autre à l’état d’objet de notre plaisir égoïste. Peut-être Houellebecq a-t-il raison : après la mort de Dieu, ne sommes-nous pas en train d’assister à la mort de l’amour ? » Même si, encore une fois, ce fut de manière inconsciente, Liberski reconnaît que le climat installé par l’affaire Dutroux n’a pas été pour rien dans sa prise de conscience, et qu’il n’a pas pu dire avec tant d’autres que tout cela n’était qu’un cauchemar et que désormais tout va bien.  » Cette affaire a révélé quelque chose de profond, je crois, qui dépasse les faits concernés et qui nous dépasse peut-être nous-mêmes !  » lâche le metteur en scène de Bunker Paradise.

Pour incarner l’odieux John Deveau, maître de cérémonie d’un petit monde prédateur, mais aussi rejeton méprisé d’un père (Jean-Pierre Cassel, glaçant) sans doute encore pire que lui, Liberski ne pouvait trouver meilleur interprète que Jean-Paul Rouve. Le  » Polnareff  » de Podium fait merveille dans un rôle qu’il tire bien au-delà du trait caricatural, vers une inconfortable vérité humaine.

Stefan Liberski rêve d’un monde où  » l’argent, indice par excellence de la jouissance, ne serait plus la seule valeur « . En attendant, sans optimisme exagéré, il nous livre avec Bunker Paradise une manière de cauchemar éveillé, que son humour noirissime, son sens visuel et d’excellents acteurs rendent malgré tout divertissant.  » On dit que mon film est sombre, mais ma « sombritude » n’est pas moindre au fond quand je fais du comique, sourit le réalisateur belge. Et puis, j’en ai un peu marre des films consolateurs, de toute cette industrie du spectacle qui nous fait verser une larme sur les victimes, nous offre une rédemption à la fin pour qu’on quitte la salle en se sentant « meilleur ». C’est l’équivalent du blanchiment d’argent sale : tu vas au cinéma, tu pleures un peu et tu ressors la conscience blanchie à peu de frais…  »

Louis Danvers

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