Par-delà le bien et le mal

Barbet Schroeder nous plonge dans  » l’envers de l’histoire  » avec L’Avocat de la terreur, documentaire captivant sur Jacques Vergès et le terrorisme.

L’un est l’avocat le plus controversé des dernières décennies, défenseur à la fois des indépendantistes algériens, d’activistes palestiniens, du terroriste Carlos et du nazi Klaus Barbie. L’autre est un cinéaste audacieux, dont les films (More, Maîtresse, Général Idi Amin Dada, Le Mystère von Bulow) n’ont jamais laissé indifférent. Jacques Vergès ne dissipe pas, dans L’Avocat de la terreur, les mystères planant sur sa personne. Mais le documentaire de Barbet Schroeder n’en explore pas moins avec force le creuset trouble et troublant d’une réalité terroriste devenue tragiquement omniprésente dans le monde contemporain.

Le Vif/L’Express : On entre dans votre film en s’attendant à voir un portrait, et c’est une histoire qu’on découvre.

E Barbet Schroeder : Une histoire personnelle, et qui retrace en même temps les cinquante dernières années de l’envers de l’histoire contemporaine ! J’espérais aboutir à cela, et le résultat dépasse mes attentes. Suivre Vergès, c’est parcourir la scène, souvent, et les coulisses, en permanence, du théâtre historique du dernier demi-siècle, depuis les luttes anticoloniales jusqu’aux affrontements Nord-Sud actuels, depuis les combats d’extrême gauche jusqu’à ceux menés par l’intégrisme religieux. Mon exploration de la vie de Vergès est centrée sur ses rapports avec le terrorisme, et ce que le film montre de lui renvoie à cette réalité plus large de la lutte armée radicale. Au départ, l’idéal politique (l’Algérie se battant pour son indépendance) et amoureux (les sentiments de Vergès pour Djamila Bouhireb, la pasionaria du FLN), ensuite, la corruption de cet idéal. Souvent, dans la vie des gens, il y a une partie très pure, puis plus tard les choses se corrompent. Mais là, ce qui est intéressant, c’est que les choses se corrompent parce qu’elles veulent encore être pures… L’histoire intime et politique se répète de manière caricaturale et grotesque. C’est à la fois pathétique et douloureux. Et l’on découvre que le terrorisme lui-même a suivi une évolution analogue à celle du personnage principal.

Un des  » fils rouges  » du parcours menant du FLN aux nazis, en passant par certains mouvements palestiniens, pourrait-il être la haine des juifs, comme semble le suggérer à demi-mot un des experts (1) interrogés dans le film ?

E J’ai bien sûr posé la question à Vergès, et je n’ai pas acquis la conviction qu’il est vraiment antisémite. Anti-israélien, certainement, et antisioniste à coup sûr. Mais il se défend des accusations d’antisémitisme. Ce qui est sûr, par contre, c’est qu’il a été lié, comme défenseur et/ou comme ami, à des gens qui haïssaient les juifs, d’autres qui admiraient Hitler, d’autres qui opéraient – quand ils prenaient des otages – une sélection raciste entre juifs et non-juifs pour s’en prendre aux premiers de manière prioritaire…

Vous ouvrez le film sur un prologue  » cambodgien  » où Vergès nie le génocide des Khmers rouges, sur des images de restes humains filmés là-bas. Une manière de prendre d’emblée une distance critique ?

E Je voulais montrer directement le côté sombre du personnage, sans faire aucun commentaire, juste en montrant quelqu’un qui peut vous regarder dans les yeux et affirmer qu’il n’y a pas eu de génocide. Ce qui est déjà suffisamment ambigu et dangereux. Quelqu’un qui a peu ou pas de culture politique pourrait se dire qu’après tout il a peut-être raison…

Vous ne portez pas vous-même le moindre jugement dans le film.

E Je voulais rester silencieux, laisser parler les personnages et les images sans interférence autre que celle du montage et de la musique. J’avais d’ailleurs le  » final cut « , un droit au montage final sans lequel je n’aurais pas fait le film. Vergès a dû accepter cela. Quand je le revois ces temps-ci, il s’arrange toujours pour ne pas me dire tout le mal qu’il pense sans doute du film et de moi…

Votre cinéma fait entretenir, depuis le début, des rapports intimes à la fiction et au documentaire.

E C’est une des deux grandes phrases fondatrices de la nouvelle vague :  » Tout grand film est un documentaire.  » La seconde étant  » Un travelling est affaire de morale « . Je vais même plus loin en affirmant que cela relève de l’essence même du cinéma. Je ne pourrais pas faire un film de fiction qui ne serait pas ancré dans la plus précise et la plus exacte des réalités. Réciproquement, quand je tourne un documentaire, je suis passionné par tout ce qu’il peut y avoir de fiction. Dans le cas de Vergès, il y a une dimension romanesque dont j’ai voulu nourrir mon film. Choisir une musique symphonique comme je l’ai fait pour L’Avocat de la terreur va dans cette direction fictionnelle. La musique de Jorge Arriagada développe des thèmes (par personnage, par cause…) et souligne les moments de tension, de drame, d’émotion, exactement comme dans un film de fiction.

Comment définiriez-vous L’Avocat de la terreur ?

E Comme un film psycho-historique et, bien sûr, un thriller. l

A visiter : le passionnant site Web du film : www.lavocatdelaterreur.com

(1) Le journaliste de Libération devenu romancier, Lionel Duroy.

Entretien : Louis Danvers

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