Où sont passés les 5 millions ?

Nouvelles révélations dans le dossier Sarkozy-Chodiev-De Decker : les enquêteurs français suspectent des commissions occultes. L’argent du milliardaire belgo-kazakh a transité via des sociétés de plusieurs paradis fiscaux, dans lesquelles on retrouve un intermédiaire ucclois.

Le Kazakhgate est loin d’avoir révélé tous ses secrets. Mais des éléments significatifs commencent à percer de l’enquête ouverte à Paris, où deux juges s’intéressent à la manière dont l’ancien président français Nicolas Sarkozy aurait influencé le processus parlementaire belge pour aider ses  » amis  » kazakhes, empêtrés dans une longue procédure pénale à Bruxelles (lire Le Vif/L’Express du 17 octobre dernier). Les magistrats français ont récemment mis en examen plusieurs personnes pour  » blanchiment en bande organisée  » et  » corruption d’agents publics étrangers « . Désormais, on sait qu’ils cherchent à tracer la destination de commissions occultes. On parle de 5 millions d’euros.

Petite piqûre de rappel : l’affaire met donc en scène le président Sarkozy qui, pour pouvoir vendre des hélicoptères français au Kazakhstan en 2011, aurait manigancé un incroyable complot visant à accélérer, la même année, l’adoption par le Parlement belge de la transaction pénale élargie. But de la manoeuvre : permettre au milliardaire belgo-kazakh Patokh Chodiev, qui était intervenu à l’Elysée dans d’autres marchés importants avec le pouvoir d’Astana, d’échapper juste à temps à un procès public devant le tribunal correctionnel de Bruxelles pour y répondre de corruption dans le scandale Tractebel (fin des années 1990).

Selon une note révélée par Le Canard enchaîné, l’Elysée aurait mis en place une cellule très discrète, début 2010. A sa tête, Jean-François Etienne des Rosaies, un obscur chargé de mission du cabinet Sarkozy, et Catherine Degoul, une énergique avocate niçoise, accoutumée à fréquenter l’Elysée. Défendant Chodiev à partir de ce moment-là, cette dernière a alors réuni une équipe d’avocats à Bruxelles, parmi lesquels Armand De Decker, alors vice-président du Sénat, qui venait de retrouver sa toge noire à bavette blanche.

Le libéral belge affirme avoir exercé son métier de conseiller régulièrement dans cette affaire et nie farouchement avoir influencé le travail parlementaire d’une quelconque manière. Quoi qu’il en soit, au final, la transaction pénale élargie aux délits financiers a été adoptée en avril 2011, après bien des pressions en commissions de la Chambre et du Sénat. Le 17 juin, Chodiev signait un accord avec le parquet général de Bruxelles, en s’acquittant de 23 millions d’euros contre l’extinction des poursuites pénales à son encontre. Un mois plus tard, la France passait les contrats  » hélicoptères  » avec le gouvernement kazakh.

En octobre dernier, deux journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, ont révélé que Catherine Degoul et Etienne des Rosaies avaient été mis en examen. Dans le livre qu’ils viennent de publier, Sarko s’est tuer (éd. Stock), ils expliquent que les limiers de l’Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) ont découvert d’importants mouvements de fonds douteux : en 2011, l’avocate a ainsi reçu plusieurs versements de Chodiev, soit au total 7,5 millions d’euros. Une partie de cette somme a servi à rétribuer officiellement les avocats belges. Etienne des Rosaies, lui, a reçu, en tout, un million d’euros : 306 000 euros ont été virés sur son compte, le 5 octobre 2011. Selon nos informations qui confirment celles du Monde, il aurait reçu le reste via des paradis fiscaux. Catherine Degoul aurait, par ailleurs, retiré 5 millions d’euros en espèces.

Qu’en a-t-elle fait ? A quoi ont servi ces 5 millions ? A corrompre quels agents publics étrangers (selon les termes de la mise en examen de Me Degoul) ? L’enquête n’en est qu’à ses débuts. Ce qu’on sait d’après les investigations françaises sur les flux financiers, c’est que, pour rétribuer discrètement des Rosaies de la plus grosse part de ce qui lui était réservé, l’avocate aurait utilisé des structures enregistrées à l’île de Man et dans les îles Vierges britanniques, dans certaines desquelles on retrouve le nom d’un intermédiaire belge : Guy Vanden Berghe, 71 ans, ingénieur à la retraite. Il a, lui aussi, été mis en examen à Paris, en septembre dernier.

 » L’argent était sa principale motivation  »

Selon notre enquête, cet Ucclois, domicilié à deux pas du Bois de la Cambre, et l’avocate sont associés depuis plusieurs années, dans des sociétés de l’île de Man : Interco LLC (Limited Liability Company) et Envol LLC. On y retrouve soit directement le nom du Belge, soit celui de son épouse Myriam Van Reeth. Au moins l’une de ces sociétés aurait servi à faire transiter des fonds pour Etienne des Rosaies. Selon les documents que nous nous sommes procurés, Interco LLC et Envol LLC ont été créées par deux mêmes holdings, Targus Investments Ltd et Targus Holdings Ltd, immatriculées aux Seychelles. Toutes ces sociétés, Envol, Interco et les deux Targus, ont été immatriculées par une même société prête-nom, Ocra Ltd, qui, possédant des filiales à l’île de Man et aux Seychelles, n’a que pour seul objet de créer des sociétés offshore.

Nous avons retrouvé l’homme qui a aidé Catherine Degoul à monter ses structures sur l’île de Man.  » C’était à l’époque où elle était encore à Bordeaux, avant qu’elle ne s’installe à Nice, raconte ce témoin anglophone. Je l’ai fait déjeuner avec des banquiers et introduite auprès d’Ocra Ltd. C’était compliqué parce qu’il fallait parler anglais et avoir de la patience, ce qu’elle n’avait pas. Elle créait des sociétés pour des clients basés en Afrique (NDLR : l’une d’elle se nomme Envolafrique LLC). D’autres de ses clients étaient américains. J’ai vite compris que l’argent était sa principale motivation et qu’elle était prête à beaucoup de choses pour ça. Son discours était ambigu. J’ai finalement stoppé notre collaboration. De toute façon, elle n’avait plus besoin de moi…  »

Les sociétés montées par Degoul et Vanden Berghe doivent avoir interpellé les enquêteurs. Envol LLC, par exemple, a fait l’objet d’une requête de dissolution en 2011 de la part de ses fondateurs. Mais, selon nos informations, les autorités de l’île de Man, pourtant a priori peu regardantes, s’y sont opposées, apparemment pour des raisons de découvert. La requête est toujours pendante, trois ans après son introduction !

Autre curiosité : nous avons retrouvé, au Luxembourg, une société créée le 8 décembre 2009 par Guy Vanden Berghe, la Sarl Omgadi, et dissoute moins d’un an plus tard. A quoi rime, pour un Belge, d’ouvrir, juste pendant quelques mois, une société luxembourgeoise dont l’objet est la prise de participation ? Nous avons voulu poser la question et bien d’autres à Guy Vanden Berghe. Mais, lorsque nous l’avons joint au téléphone, il nous a à peine laissé le temps d’expliquer l’objet de notre appel et nous a sèchement raccroché au nez.

Face aux enquêteurs, Catherine Degoul a admis avoir touché plus de 7 millions d’euros de la part de Chodiev. Selon Gérard Davet et Fabrice Lhomme, elle a aussi reconnu que l’achat des hélicoptères avait bien été conditionné à des interventions auprès des autorités belges au profit du milliardaire kazakh. Nous avons aussi découvert qu’Etienne des Rosaies, amoureux des chevaux, avait acquis un haras de 402 000 euros à Glanville, dans le Calvados, deux mois après les versements de Degoul.

Par Thierry Denoël, avec Yann Philippin de Libération

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