De gauche à droite: Fabrizio Cassol, Michel Hatzigeorgiou et Stéphane Galland. © PHILIPPE CORNET

Opus majeur

Trio belge de jazz suprême, AKA Moon honore une sonate de Beethoven. En invitant (entre autres) l’époustouflant Fredy Massamba sur un album de grande envergure.

Septante-trois minutes de musique, douze titres, une cathédrale d’émotions. Dans une discographie large de plus de vingt albums, ce nouvel Opus 111 pourrait bien être la rondelle maîtresse d’AKA Moon. Jouant de perméabilité entre jazz, sensations classiques et vocalises africaines, le groupe dessine un vortex organique digne des aléas du xxie siècle. Au trio de base – Fabrizio Cassol (sax alto), Michel Hatzigeorgiou (basse) et Stéphane Galland (batterie) – s’ajoutent trois invités de marque : le pianiste et familier du groupe Fabian Fiorini, l’accordéoniste portugais Joao Barradas et le chanteur Fredy Massamba. Plus une source d’inspiration majeure, Ludwig van Beethoven (1770 -1827) dont la Sonate N°32 Op. 111, constitue la source et le mantra de l’album. Qui, tout en lui rendant la politesse de l’intensité, multiplie les digressions et aventures soniques.  » J’avais cette idée beethovénienne dans mes cartons pour 2021 et puis le patron de notre label, Outhere, m’a fait remarquer que 2020 marquait le 250e anniversaire de la naissance de Ludwig van. Et m’a demandé si je pouvais avancer la date initiale de mon projet.  »

À certains moments, Beethoven est carrément là. Et nous entretenons une conversation avec lui !

Fabrizio Cassol, compositeur principal et volontiers porte-parole d’AKA Moon, plonge alors dans sa mémoire d’étudiant au Conservatoire de Liège.  » Le rêve de travailler sur cette sonate remonte à l’âge de 20 ans. Beethoven m’apparaît alors comme une force créatrice gigantesque, pas seulement musicale mais aussi de pensée. Il a fait glisser les styles entre le classicisme et le romantisme, entre une période aux règles très strictes, des formes super-rodées de symphonies, concertos et sonates, et une nouvelle approche. Faisant éclater tout cela pour que l’expression humaine trouve un nouvel espace de liberté.  »

L’approche de Beethoven, ses transgressions, pourraient faire penser – toutes proportions gardées – à… AKA Moon qui, depuis le premier disque en 1992, multiplie les destinations musicales. Toujours vissées à la matrice jazz, mais reniflant d’autres pôles, comme les sons indiens, l’expérience DJ ou l’héritage des griots.  » Chez Beethoven, enchaîne Fabrizio Cassol, il y a le rythme qui est extrêmement créatif et puissant. Il a également eu un impact sur les mélodies et les concepts harmoniques, sur tout ce qui fait la musique. Il était aussi un humaniste, quelqu’un de socialement engagé, chargé de principes humains collectifs qu’il revendiquait dans sa musique mais aussi dans une correspondance très fournie. Y compris dans l’expression de ses pensées amoureuses, il allait très loin.  »

Pour Opus 111, Fabrizio Cassol, Michel Hatzigeorgiou et Stéphane Galland ont invité Fredy Massamba.
Pour Opus 111, Fabrizio Cassol, Michel Hatzigeorgiou et Stéphane Galland ont invité Fredy Massamba.© PHILIPPE CORNET

Oralité

Dans Opus 111, le lien supplémentaire à Beethoven s’appelle Adrienne Kennedy, née en 1931 à Pittsburgh, en Pennsylvanie. Cette dramaturge de l’avant-garde afro-américaine signe en 1989 une pièce de théâtre, She Talks To Beethoven. On y croise dans le Ghana du tout début des années 1960 (tout juste indépendant) un mari disparu et les fantômes du compositeur allemand.  » La découverte de cette nouvelle a contribué à tout mettre ensemble, explique Fabrizio Cassol, à rassembler le puzzle menant à Opus 111. Avant de la lire, l’idée de faire des variations musicales sur l’oeuvre de Beethoven, me semblait impossible : comment se raccrocher à son oeuvre, sans être brouillon et avoir du sens ? Quand j’ai lu Adrienne Kennedy, j’y ai d’abord vu un lien entre notre culture occidentale et la culture (afro)américaine. Il y a une relation qui se crée entre le mari – qui finira par revenir – et la présence de Beethoven dont on comprend qu’il est venu pour consoler la femme de celui qui a un moment disparu.  »

S’ajoute aussi la collaboration de Fabrizio Cassol aux créations du chorégraphe gantois Alain Platel : Coup fatal, Requiem pour L. et puis La Passion selon saint Matthieu qui est au coeur de Pitié ! . Impressionnant spectacle créé en 2008 qui donne la voix, notamment, au contre-ténor congolais Serge Kakudji. Et là, pour pister le sens du trio en 2020, il faut sans doute revenir aux débuts d’AKA Moon, le moment fondateur du groupe. Sous le signe éclatant de l’Afrique noire.

Avant leur disque inaugural de 1992, Cassol, Hatzigeorgiou et Galland – accompagnés de deux amis musiciens – se rendent chez les pygmées AKA de Centre-Afrique. Devant les chants polyphoniques et les danses célébrées par cette tribu au milieu du grand nulle part africain, les musiciens de jazz précités, diplômés du Conservatoire, laissent intégralement tomber la garde.  » Une expérience énorme, se souvient Fabrizio Cassol, et plus le temps avance, plus je me rends compte qu’elle était magistrale. Au départ, le voyage devait comporter plusieurs destinations mais la rencontre avec les pygmées a été tellement forte, qu’on est restés chez eux ! L’univers sonore était magnifique et on ne s’attendait pas à un tel choc de vie, à être à ce point bouleversés. Quand on est revenus en Belgique, ce n’était plus possible de considérer la musique, la création et la vie comme on avait l’habitude de le faire. Il a fallu recommencer à zéro, vraiment. Ce qui a impliqué, pour moi, d’interpréter essentiellement la musique que je composais plutôt que d’être freelance pour d’autres, à de très rares exceptions près…  »

En trois décennies, Aka Moon a multiplié les collaborations avec des artistes de tous horizons.
En trois décennies, Aka Moon a multiplié les collaborations avec des artistes de tous horizons.© PHILIPPE CORNET

Voyage chez les pygmées

D’où de multiples croisements entre AKA Moon ou Cassol en solo et d’autres cultures extraoccidentales. Vu la maigreur des traces discographiques des musiques du monde dans les années 1990, Fabrizio Cassol et ses comparses ont souvent  » éprouvé la nécessité d’aller voir sur place, en Afrique ou ailleurs. Le voyage chez les pygmées nous a ouvert le grand livre de l’oralité, avec une relation d’échange et de ressenti, pas seulement par l’intellect. A partir de ce moment-là, le livre a semblé infini, même si j’ai toujours été soucieux de ne pas m’accaparer d’autres cultures. On a construit et évolué avec tout cela.  »

Après de nombreux projets d’AKA Moon/Cassol réalisés en près de trois décennies avec des musiciens aussi divers que le maître indien Sivaraman ou le Cassius Clay des percus, le sénégalais Doudou N’diaye Rose, Ludwig van apparaît moins que jamais comme une incongruité.  » Opus 111, s’enthousiasme Fabrizio Cassol, c’est un peu le fantôme de Beethoven qui revient, comme dans la nouvelle d’Adrienne Kennedy : dans l’album, parfois, sa présence est à la limite du visible, de l’audible, et à d’autres moments, il est carrément là. Et nous entretenons une conversation avec lui ! Et puis, comme c’est évoqué dans la pièce de Kennedy, il est aussi question de l’africanité de Beethoven, revendiquée par certains. D’ailleurs, on l’appelait L’Espagnol noir (NDLR : Beethoven est mort à Vienne dans une demeure appelée Maison des Espagnols noirs)…  »

L’idée de ce disque, c’est qu’il fasse intégralement partie de la vie.

On en vient donc aux trois collaborateurs d’AKA Moon sur Opus 111. Fabian Fiorini est un habitué du trio, notamment lorsqu’il se lance avec les trois autres, en 2015, dans The Scarlati Book, relecture du compositeur italien quasi contemporain de Bach et, déjà, champion de la sonate. Plus inattendu, le jeune accordéoniste lisboète Joao Barradas est découvert par Cassol lors de ses sessions pour Medinea, programme en quête de nouveaux talents musicaux méditerranéens. Fabrizio n’a pas de mal à lui tresser des louanges :  » Un musicien incroyable, qui était déjà dans Requiem Pour L. de Platel, et a joué plusieurs fois avec AKA Moon. Il est d’une maîtrise, d’un modernisme, d’une inventivité, extraordinaires…  » Sachant que Barradas va croiser son piano à bretelles au clavier de Fiorini, voilà la sonate N°32 doublement bien charpentée rayon touches noires et blanches.

CD Opus 111 chez Tournée belge à l'automne-hiver 2020, facebook.com/akamoontrio/
CD Opus 111 chez Tournée belge à l’automne-hiver 2020, facebook.com/akamoontrio/

Reste l’invitation faite sur Opus 111 au vocaliste Fredy Massamba . Auteur de plusieurs albums personnels – un rien passés sous les radars – ce Bruxellois originaire du Congo-Brazzaville, rencontre Cassol, lui aussi, via le Requiem pour L. où cette inévitable borne classique qu’est Mozart croise la musique du sax d’AKA Moon.  » Fredy et moi avons beaucoup travaillé en fraternité mais aussi beaucoup voyagé ensemble avec ce spectacle. Quand je lui ai parlé de ce projet, je lui ai dit ce que Beethoven représentait, je lui ai raconté sa correspondance. Et Fredy a vraiment oeuvré dans ce qu’il veut absolument représenter : l’excellence.  » Les quatre titres d’Opus 111, que Massamba chante, montent très haut dans la cosmogonie d’AKA Moon. En particulier Chindila, tour de force de dix minutes trente-huit secondes étourdissantes où, en intro, le piano de Fiorini accompagne le grain céleste de Massamba. Progressivement, tout se met alors en place dans un aimable labyrinthe qui refuse toute linéarité, tout formatage. Massamba amenant la finalité du titre dans un scat africain virtuose, alors que le piano semble lui dire au revoir.

Dans la poésie de la langue kikongo, l’Afroxellois performe à l’unisson du disque, une musicalité d’envergure. Confectionné d’août 2019 à janvier 2020, Opus 111 est, selon Fabrizio Cassol,  » une construction sans doute moins instinctive que pas mal d’autres créations d’AKA Moon. On a beaucoup réfléchi à proposer des choses justes : il fallait distiller l’essentiel, qu’il n’y ait rien de trop. Et c’est un travail d’allers-retours, de prémâchage, de lectures, d’essais. Parce que chez Beethoven, il n’y a pas une seule phrase musicale sur laquelle on peut arriver, la jouer et considérer que c’est bon ! Donc à chaque « citation », il a fallu effectuer un travail vraiment particulier. Finalement, l’idée de ce disque, c’est qu’il fasse intégralement partie de la vie, comme le font les musiques en Afrique : on peut à la fois être occupé à des choses banales ou à des choses importantes, en écoutant Opus 111. « 

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