On ne naît pas homo ou hétéro, on le devient

Est-ce qu’on choisit d’être homosexuel plutôt qu’hétérosexuel – ou l’inverse ? Ou cela nous tombe-t-il dessus, comme une  » évidence  » ? Cette sexualité qui nous est propre, la construisons-nous dès l’enfance ? Ou plus tard, à l’adolescence, quand ce grand remue-ménage hormonal chamboule tous nos rapports affectifs ? N’y a-t-il pas, enfin, une petite part d’hérédité dans nos préférences intimes ?  » Aucune, répond le pédopsychiatre Stéphane Clerget. Notre sexualité est liée à nos rencontres, et à la manière dont nous avons été aimés.  » Par l’interview de ce spécialiste, et grâce aux témoignages d’homosexuel(le)s et de leurs parents, nous tentons de savoir : le désir pour un homme, pour une femme ou pour les deux, d’où vient-il ?

Le sait-on ? Il y a eu des époques où les amours  » contre nature  » ne furent pas réprimés. Au contraire. Dans la Rome et la Grèce antiques, parmi les peuples nordiques ou les chevaliers médiévaux (qui dorment dans les mêmes draps et s’embrassent à pleine bouche), l’homosexualité n’est pas un crime. Elle est même acceptée, socialement. A d’autres époques et en d’autres lieux, on n’y a parfois rien trouvé à redire – comme en Mésopotamie ou dans l’Italie renaissante. Mais… la plupart du temps, s’aimer entre gens du même sexe s’est payé très cher. Castrations, lobotomies, électrochocs… Aux Etats-Unis, l’homosexualité est assimilée à une  » dégénérescence « , une  » perversion morale « , une  » psychopathie sexuelle permanente « … jusqu’au milieu du xxe siècle. Et ses  » traitements  » ne sont pas tendres. Puis vient le fameux rapport Kinsey : publiée en 1948, cette enquête (américaine) sur le comportement sexuel humain fait l’effet d’une bombe. Un sondé sur trois y affirme avoir eu au moins une expérience homosexuelle à l’adolescence ; un sur huit admet une sexualité majoritairement homo pendant au moins trois ans ; 20 % des interviewés reconnaissent un désir permanent pour les deux sexes ; et 10 %, une attirance exclusivement homosexuelle. L’évidence saute aux yeux : la dynamique sexuelle est terriblement complexe. Et elle prend souvent la tangente. Reste à savoir quand, comment et pourquoi.

La question de l’origine de l’homosexualité n’a jamais cessé de tarauder les esprits. L’hypothèse d’une origine héréditaire, où les gènes seuls imprimeraient l’identité sexuelle, de la même façon qu’ils donnent la couleur aux yeux, a longtemps été débattue. Apparue dès les années 1950, elle a même connu un regain d’intérêt ces dernières années, surtout depuis la publication, en 1993, de la prétendue découverte du  » gène gay « . Il est vrai que cette explication  » arrangeait  » beaucoup de monde. Les homophobes, qui pouvaient ainsi affirmer que l’homosexualité est une  » tare  » génétique. Mais aussi les associations homosexuelles elles-mêmes, qui espéraient détenir ainsi la preuve que l’orientation sexuelle n’était pas contre nature… Peu à peu, cette obsession à trouver des particularités génétiques aux homos a néanmoins fini par paraître inconvenante. Rien, non plus, n’est jamais venu la prouver scientifiquement.  » Cette thèse assez sommaire avait le mérite de la simplicité, alors que le désir humain est une vraie jungle « , juge le Dr Stéphane Clerget, pédopsychiatre français et auteur d’un livre sur l’origine de nos préférences sexuelles. Dans Comment devient-on homo ou hétéro (1), le chercheur et clinicien répond sans détour : dans cette matière, rien n’est inné. Tout est acquis. Ou, plutôt, à acquérir. L’homosexualité, comme tout le reste, ça s’apprend…

Le Vif/L’Express : Comment devient-on homo ou hétéro ?

E Dr Stéphane Clerget : Nos préférences sexuelles se mettent en place dès notre naissance, et évoluent jusqu’à notre mort. Certes, nous passons tous, grosso modo, par des étapes communes de développement psychologique. Mais l’on peut faire la même croisière, et en retenir chacun des souvenirs différents. Notre orientation sexuelle, à l’âge adulte, résulte de ces  » impressions de voyage « .

Quels sont ces événements qui vont dessiner notre paysage sexuel ?

E Ils sont innombrables ! Il y a tous les liens affectifs de l’individu avec son entourage, tous les désirs parentaux conscients ou non, toutes les possibles organisations £dipiennes. Sans oublier l’influence de l’environnement social et culturel, ainsi que notre propre apparence physique ! Et, bien sûr, toutes nos expériences affectives successives…

Nous y sommes donc pour quelque chose dans le fait d’être homo ou hétéro ?

E Et comment ! Personne n’est de la pâte à modeler ! Nous jouons tous un rôle actif dans la construction de notre orientation sexuelle !

Pour les homos, il n’y a donc pas le moindre gène  » gay  » qui s’impose ?

E Dans l’état actuel des recherches, on ne peut pas parler d’explication génétique. Cela entrerait d’ailleurs en contradiction avec le fait que beaucoup d’individus changent d’orientation sexuelle au cours de leur existence, et qu’il n’y a pas d’antinomie entre le désir hétéro et le désir homo.

Ce n’est donc pas un choix binaire (soit hétéro, soit homo) qui s’offre à nous ?

E On peut avoir de faibles désirs homos, de faibles désirs hétéros ou de faibles désirs sexuels tout court. On peut aussi adorer le rock et le folk. Ce que la neurobiologie nous enseigne, c’est que la sexualité humaine dispose de toute une palette de désirs, et de modes de réalisation de ces désirs.

L’élaboration de notre façon d’aimer est progressive…

E L’être amoureux que vous êtes (ou celui que je suis), dans sa singularité, l’est devenu après une odyssée qui, comme celle d’Ulysse, a connu plusieurs escales. On opère peu à peu des choix et des renoncements, comme en toute chose.

Quel rôle la génétique joue-t-elle, dans ce processus ?

E La génétique participe seulement à la définition de notre physique, de nos traits de caractère individuels. A partir de notre corps singulier, et de ses multiples interactions avec l’environnement, nous développons des préférences sexuelles – et tout le reste de notre personnalité, d’ailleurs.

Et l’instinct, dans tout ça ?

E Chez l’humain, l’instinct sexuel n’existe pas. C’est seulement la recherche renouvelée du plaisir corporel qui est à l’origine de nos comportements sexuels. Des mécanismes  » dits de renforcement positifs ou négatifs  » vont inciter l’individu à répéter une action source de plaisir ou, au contraire, à ne pas la reproduire, si elle a procuré des désagréments physiques ou moraux.

Ce qui est valable pour des actions érotiques vaut aussi pour des partenaires ?

E Oui. Le fait que les premières relations sexuelles avec un homme ou une femme aient été satisfaisantes favorisera la recherche de nouveaux partenaires de même sexe que le précédent. Freud écrivait qu’en amour  » on ne trouve pas, on retrouve  » : le plaisir que l’on prend avec un homme ou une femme est nourri par l’écho d’un émoi antérieur.

Il n’y a rien d’inné, en fin de compte, dans notre sexualité ?

E Si. Notre capacité à ressentir le plaisir produit par les stimulations corporelles (via l’odeur, le goût, les caresses, les masturbations, les coïts) est innée. Notre capacité à nous attacher à d’autres êtres humains, aussi. Mais nos comportements érotiques, eux, sont acquis. Ils évoluent d’ailleurs tout au long de notre existence.

En vertu de quoi ?

E La plasticité du cerveau, qui se réorganise et modifie constamment sa structure en fonction des expériences. Voilà pourquoi nos préférences sexuelles évoluent et pourquoi il se produit parfois des  » changements d’aiguillage  » du train de nos désirs.

S’il existe une grande variabilité de préférences sexuelles, comment expliquer, alors, la prééminence de la sexualité hétéro ?

E L’anatomie est une des principales explications. Le fait que les organes génitaux de l’homme et de la femme soient hautement érogènes promeut fortement la pratique du coït vaginal. Sans rien ôter aux plaisirs des autres voies, la relation hétérosexuelle reste un délice pour beaucoup.

N’est-ce pas aussi parce qu’il est plus difficile, socialement, d’opter pour l’homosexualité ? Dans le discours ambiant, il y a quand même une  » préparation  » traditionnelle à l’hétérosexualité…

E Il est évident que le modèle parental, le discours familial et social, les propos négatifs qui entourent les échanges entre personnes de même sexe  » élaguent  » très tôt les branchements homosexuels dans la construction sexuelle de l’individu.

Et ça ne facilite pas les choses, pour les homos…

E Se pose âprement, pour l’adolescent homosexuel, la question de l’acceptation de son identité par l’entourage actuel et futur. Le refoulement et le compromis restent les modes de réponse les plus fréquents à cette  » tension  » identitaire, qui reste un facteur de vulnérabilité, de risque dépressif, de rupture scolaire ou sociale.

Quand on questionne les homosexuel(le)s, c’est, pour la majorité d’entre eux (elles), à l’adolescence qu’ils (elles) ont pris conscience de la nature de leurs désirs. Pourquoi à ce moment-là ?

E On s’attache différemment aux personnes après la puberté. A l’adolescence, ça déménage ! Toute l’organisation psychique est revisitée. La maison est revue de fond en comble !

Cela signifie que les ados perdent leurs repères sexuels ?

E A l’adolescence, les pulsions sexuelles sont si fortes que les jeunes vont parfois faire feu de tout bois. Ils connaissent des périodes où amour et amitié ont des frontières sans douane. Pour des garçons, s’attacher à d’autres garçons peut être un moyen de se mettre temporairement à l’abri de l’autre sexe. Ils ne cherchent pas, alors (contrairement à ce qu’on croit), à devenir plus féminins, mais plutôt à se renforcer virilement. Chez la fille, la rencontre homosexuelle peut incarner une protection contre la  » menace masculine « , qui est parfois fantasmée comme violente.

C’est sans conséquences sur les choix amoureux futurs ?

E Les relations homosexuelles à l’adolescence  » préparent  » également à la rencontre hétérosexuelle. On a tendance à définir très précocement les ados par leurs comportements, à les étiqueter  » pédé  » ou  » gouine  » alors qu’ils ou elles n’ont même pas achevé leur construction…

Pourtant, c’est bien avant l’adolescence que tout se met en place !

E Dès avant sa naissance, l’enfant est déjà invité à se conformer à ce que ses parents ont imaginé pour lui ! Parmi ces attentes (qui sont parfois des exigences), il y a des v£ux parentaux qui vont favoriser telle orientation sexuelle ou, au contraire, l’empêcher de s’exprimer.

Les enfants sont sous influence parentale. Mais décident-ils par eux-mêmes, en fin de compte ?

E L’enfant opère ses sélections parmi les différentes possibilités offertes : les façons dont ses parents s’aiment, aiment, aimeraient aimer ou être aimés sont autant de modèles affectifs. Mais le dernier mot revient toujours à l’enfant qui, au supermarché des modalités amoureuses, fait ses propres choix.

Il arrive cependant que l’enfant soit soumis à des possibilités très restreintes…

E L’enfant choisit de nous ressembler… ou pas.

La principale explication de l’homosexualité masculine reste encore, de nos jours, la présence d’une mère trop forte ou castratrice, et d’un père défaillant.

E Cette explication a le ton d’une accusation. Elle rend les parents responsables  » par défaut  » ou  » par excès  » de l’orientation homosexuelle de leurs enfants.

Des parents homos ne  » produisent  » pas forcément des enfants homos ?

E Les parents homos sont sans doute aussi conformistes que les autres, et soumis aux mêmes stéréotypes que les hétéros face à leurs fils et filles. L’orientation sexuelle des enfants n’est pas un calque de celle des parents. La preuve : la large majorité des homosexuel(le)s ont des parents hétérosexuels !

Mais comment les enfants changent-ils de bord, d’une génération à l’autre ?

E Il y a, par exemple, des adultes qui ont renoncé à satisfaire dans leur passé des désirs homos. A leur insu, ils communiquent leurs désirs frustrés à leur enfant, qui se chargera de les réaliser  » par procuration « . Mais il y a aussi tous les autres cas. La fillette peut s’imaginer l’amoureuse de maman et s’identifier au papa pour lui plaire. Le petit garçon peut se retrouver dans le désir de son père pour sa mère, ou dans le désir de la mère pour son père… Il peut aussi se mettre en rivalité avec sa mère pour obtenir l’amour du père… La complexité de l’îdipe n’a d’égale que la complexité des sentiments humains.

Et les amours saphiques ?

E La diversité est tout aussi marquée. Une fillette comblée par une mère attentionnée peut vouloir rechercher, adulte, un même bien-être auprès des femmes. Une grande complicité mère-fille peut exclure un père présenté comme minable, et disqualifier ensuite les relations hétérosexuelles. Mais la malveillance maternelle, souvent présente dans l’anamnèse des homosexuelles, peut conduire au même résultat : une fille reste au service d’une  » reine-mère  » qui occupe tout le terrain du pouvoir féminin, et considère comme une menace insupportable la féminité de sa fille…

Subir un traumatisme mène-t-il plus volontiers à l’homosexualité ?

E Mais les traumatismes peuvent infléchir le développement dans tous les sens ! Et, donc, orienter aussi vers l’hétérosexualité un individu qui avait inconsciemment choisi d’être homosexuel.

Quel rôle la violence conjugale joue- t-elle ?

E Elle donne de la sexualité masculine une image meurtrière. Elle pourrait donc conduire à une aversion pour le sexe mâle. Or, aucune étude ne démontre que la violence conjugale favorise la construction de l’homosexualité, même si c’est un élément souvent mis en avant par les lesbiennes pour justifier leur vision péjorative des hommes.

Chez les petits garçons, elle mène à quoi ?

E La haine d’un père violent peut inciter le fils à renoncer à l’hétérosexualité. Mais elle peut aussi le pousser à se modeler sur la violence paternelle. Homo maso ou hétéro sado, c’est donc au choix !

Vous êtes catégorique : l’homosexualité est bien universelle.

E Oui, en tant que mode de désir et de comportement. Ce qui est variable, en revanche, c’est la réaction suscitée par elle (indifférence, tolérance, dégoût, condamnation…) dans les différentes civilisations et à travers les époques.

Et à notre époque…

E En Occident, l’homosexualité est désormais  » dépathologisée « . Elle n’est plus considérée ni comme un péché, ni comme une maladie. Homo, hétéro, bi… on sait que ces  » potentiels  » font partie de l’être humain. Mais attention : comme toute représentation sociale, cette vision-là est susceptible d’évoluer, voire de disparaître…

Entretien : V. Co.

(1) Comment devient-on homo ou hétéro, par le Dr Stéphane Clerget, éditions JC Lattès, 428 p.

Valérie Colin et Dorothée Klein

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