L’engagement de l’armée belge dans la guerre contre l’Etat islamique en Irak expose notre pays à d’éventuelles représailles terroristes. Sur le terrain, les services travaillent nuit et jour pour la sécurité des citoyens. Patron de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace, André Vandoren leur prête sa voix. Entretien exclusif.
Jamais on n’a autant parlé de l’Ocam ! Depuis 2006, l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace a pris sa place dans le paysage sécuritaire belge. Placé sous l’autorité des ministres de l’Intérieur et de la Justice, il est situé à la confluence des informations stratégiques transmises par la Sûreté de l’État, le Service général du renseignement et de la sécurité (renseignement militaire), les polices locale et fédérale, l’Administration des douanes et accises du SPF Finances, l’Office des Etrangers du SPF Intérieur, le SPF Mobilité et Transports et le SPF Affaires étrangères (dits » services d’appui « ). Alors que la situation pourrait se dégrader à la suite de l’intervention des F-16 belges en Irak, Le Vif/L’Express a rencontré son directeur, André Vandoren, un ancien magistrat national issu du parquet de Bruxelles.
Le Vif/L’Express : Vous avez été magistrat national de 1990 à 1999, avant la création du parquet fédéral. Vous souvenez-vous d’une période de tension comparable à celle que nous connaissons aujourd’hui ?
André Vandoren : On a connu des moments assez tendus avec les Cellules communistes combattantes (CCC), au milieu des années 1980. Des mesures sérieuses avaient été prises, dont l’engagement de l’armée.
La situation actuelle ne vous paraît-elle donc pas hors norme ?
Depuis 2012, les services d’appui, le parquet fédéral et l’Ocam ont dressé une image assez fidèle de la problématique des personnes se rendant en Syrie. Le phénomène n’est pas nouveau pour nous. Nous avons déjà connu les départs pour l’Afghanistan ou la Somalie. Ce qui interpelle, aujourd’hui, c’est le nombre élevé de candidats djihadistes et l’expansion de l’Etat islamique, dont les déclarations et les actions sont particulièrement inquiétantes.
En quoi le conflit irako-syrien nous concerne-t-il ?
Ce conflit nous concerne dans la mesure où beaucoup de jeunes originaires de Belgique ou de l’espace Schengen sont partis en Syrie et en Irak. Il est certain que l’engagement militaire de notre pays requiert l’attention de tous les services d’appui. C’est une donnée nouvelle dont nous devons tenir compte dans l’évaluation de la menace.
Une indication sur l’état réel de la menace : le niveau d’alerte n’a pas été relevé.
Exact. Il y a quatre niveaux de menace. Nous sommes à un niveau 2 depuis des années, ce qui veut dire qu’il y a bien » quelque chose « , mais que ce » quelque chose » est d’intensité moyenne. De même, le niveau 3 continue de s’appliquer aux ambassades des Etats-Unis et d’Israël, ainsi qu’aux institutions juives. Si nous recevions de nouvelles informations, nous prendrions la décision de remonter le niveau d’alerte pour un temps déterminé, de façon générale ou ciblée. Mais au stade actuel, nous insistons simplement sur une vigilance accrue dans le cadre du niveau 2.
Sharia4Belgium est dans le paysage depuis 2010. A-t-on pris suffisamment au sérieux l’influence salafiste ?
Les évaluations de l’Ocam ont entraîné l’ouverture d’un dossier judiciaire à Anvers, très vite après l’apparition de Sharia4Belgium. Ce mouvement a, certes, joué un rôle dans la problématique syrienne mais son impact a été limité, d’autant qu’à Anvers ou lors des incidents de Molenbeek en 2012 (NDLR : manifestation de soutien à une femme en niqab qui a dégénéré), la communauté musulmane a pris clairement ses distances par rapport à Sharia. Notre principe est le suivant : chacun ayant le droit d’avoir des idées, il n’y a lieu d’envisager des mesures que lorsque celles-ci deviennent dangereuses ou extrémistes. S’agissant de Sharia4Belgium, ces mesures ont été prises très rapidement, notamment par le parquet d’Anvers. En avril 2013, nous avons été l’un des premiers pays à procéder à des perquisitions et à des arrestations liées à la problématique syrienne. On ne lance pas de telles opérations à la légère, ce qui veut dire qu’en amont, tout un travail de renseignement et de recherche des preuves avait déjà été réalisé.
La Belgique est la championne des départs pour la Syrie : 300 pour 11 millions d’habitants. Pourquoi ?
Actuellement, il est très difficile de répondre à cette question. Nous devons attendre un état des lieux plus complet des départs d’Europe et même, de l’ensemble des pays du monde concernés par cette problématique.
Quand les pouvoirs publics ont identifié les lieux, les asbl ou les mosquées à risque, que font-ils ?
Un Plan Radicalisme a été lancé en 2005. Il n’a vraiment été mis en place qu’en 2008. Il nous a permis de disposer d’une cartographie assez complète des points de radicalisme et de prendre des mesures administratives ou judiciaires. Les services d’appui et l’Ocam ont beaucoup travaillé. Notre démarche est de mieux en mieux comprise. Souvent, les premiers signaux d’alerte nous arrivent de la police locale, parce que celle-ci a le contact avec le citoyen, voit certaines évolutions, entend certains propos.
N’est-ce pas délicat de travailler dans le domaine religieux ? Si vous avez des informations sur une mosquée dite radicale, donnez-vous des consignes de boycott ?
Plusieurs techniques sont utilisées et ont déjà démontré leur utilité. Permettez-moi de ne pas donner plus de détails.
Irez-vous jusqu’à promouvoir des contre-discours religieux ?
Beaucoup d’initiatives sont prises au niveau local. Plusieurs bourgmestres ont activé leurs services sociaux et d’éducation pour essayer de réduire l’attractivité de certains groupuscules radicaux avant que des infractions pénales ne soient commises. Par ailleurs, nous entretenons des relations très positives avec le service de prévention » radicalisme » du SPF Intérieur. Enfin, il faudra envisager de mettre sur pied des programmes de déradicalisation pour les » returnees « .
En Arabie saoudite, on leur fournit un logement, une voiture, un emploi, parfois une femme… Est-ce la solution ?
On n’y a jamais pensé une seule seconde ! Mais il faudra se montrer constructif pour les réintégrer dans la société.
Les autorités, et en particulier les Affaires étrangères, ont-elles donné des consignes pour empêcher les flux d’argent vers les pays du djihad ?
La législation prévoit que, sur la base d’une évaluation et d’une proposition de l’Ocam, certains flux d’argent puissent être gelés. Je peux vous dire qu’une procédure a été lancée récemment, mais elle ne concerne que la Belgique et ne vise que des individus. Avec le temps, elle pourrait être élargie. C’est une technique que nous mettons en place et qui pourrait être utilisée de plus en plus pour couper les vivres aux djihadistes.
La population attend de la communauté musulmane qu’elle prenne ses distances avec le terrorisme de l’Etat islamique. Vous comprenez cette réaction ?
L’Exécutif des musulmans de Belgique a dénoncé les crimes commis par l’Etat islamique car ils sont contraires aux normes de la communauté musulmane.
La stigmatisation des musulmans comporte-t-elle certains risques ?
Je me refuse à parler en termes de risques. Tout le monde devrait se sentir concerné par la prévention. Plus nous serons nombreux dans ce processus, moins les musulmans seront mis en porte-à-faux.
Vous comptez sur eux pour combattre le radicalisme ?
De ce côté-là, nos intérêts sont convergents. On ne peut que se réjouir des signaux positifs qu’ils nous envoient.
L’intervention militaire en Irak ne va-t-elle pas créer un conflit de loyauté chez certains musulmans belges ?
Je ne le crois pas. L’Etat islamique est en contradiction totale avec les principes élémentaires de l’islam. Il y a, dans le monde musulman, une attitude assez claire de rejet de ces assassinats et de ces massacres. L’EI est une menace pour tous, il n’est pas l’islam, il ne correspond à aucune forme d’islam.
Les pays qui ont soutenu l’Etat islamique à ses débuts, l’Arabie saoudite et le Qatar, sont nos alliés. La Belgique ne devrait-elle pas réviser sa position à leur égard ?
Je ne fais pas de commentaire à ce sujet mais je constate que les pays que vous citez ont intégré la coalition contre l’EI.
Le Vif/L’Express a publié une répartition géographique des djihadistes syriens. Plus de 83 % provenaient de Bruxelles et de Flandre ? Pourquoi à votre avis ?
A ce stade, je n’ai pas d’explication. Il faudra voir l’évolution des recrutements à plus long terme avant de pouvoir tirer des conclusions.
Les départs pour la Syrie et l’Irak se poursuivent, malgré le démantèlement de Sharia4Belgium…
Il suffit de consulter Internet et Facebook pour s’apercevoir que nul n’est besoin, pour se radicaliser, de Sharia4Belgium ou du Resto du Tawhid (NDLR : le groupement de Jean-Louis Denis, dit » le Soumis « , actuellement en détention préventive). On peut très bien se radicaliser chez soi, à la maison, derrière son ordinateur. Les modes d’accès au radicalisme sont divers. Quand on voit l’Etat islamique… Il maîtrise tous les paramètres de la communication. Les atrocités qu’il diffuse continuent d’avoir un impact sur le recrutement.
Cette actualité terroriste alimente une certaine inquiétude dans la population, au point qu’une radicalisation en sens inverse pourrait naître…
Quand il y a une radicalisation, une contre-radicalisation est toujours possible. Mais nous n’avons pas d’indication dans ce sens.
Le repli communautaire alimente le radicalisme. Qu’y faire ?
Dans plusieurs villes du pays, les pouvoirs locaux prennent des initiatives pour anticiper le phénomène. Certes, on n’arrivera jamais à éradiquer le radicalisme à 100 % mais on peut espérer le réduire, en approfondissant sa connaissance et en traitant ses causes. C’est encore beaucoup de travail mais il faudra s’adapter, évoluer : en matière de lutte antiterroriste, la souplesse et la réactivité sont des qualités indispensables.
Les bourgmestres ont-ils enfin accès à la liste des » returnees » de leur commune ?
Des techniques ont été mises en place qui doivent permettre aux autorités locales d’être aussi efficaces que possible.
Envisagez-vous un nouvel attentat en Belgique ?
Nous en avons eu au Musée juif de Belgique, à Bruxelles, le 24 mai dernier. Il existe probablement des réseaux dormants et d’autres ne sont pas exclus dans l’espace Schengen. Je ne crois guère aux loups solitaires, même s’ils agissent seuls. Ces personnes ont été préparées et elles sont activées au moment propice. Je ne connais que deux cas de » lonely wolf » : Anders Behring Breivik (NDLR : auteur du massacre de 77 personnes en Norvège, en juillet 2011) et l’homme qui est venu de France pour poignarder une femme policier dans la station de métro Beekkant à Molenbeek, en juin 2012. Je n’oserais pas dire que Nemmouche ou Merah (NDLR : les auteurs des tueries de Toulouse et du Musée juif de Belgique) sont des » lonely wolfs « …
Quel message souhaitez-vous faire passer auprès de la population ?
Qu’il faut faire confiance aux services qui travaillent nuit et jour pour la sécurité des citoyens. La motivation des hommes sur le terrain est très forte, de même que l’engagement des autorités aux niveaux local et fédéral. Tout le monde a pris conscience de ses responsabilités.
Par Marie-Cécile Royen