» On a besoin de ressentir certaines horreurs à distance « 

Le cinéaste canadien David Cronenberg se confie au Vif/L’Express, en exclusivité pour la Belgique, sur son univers dérangeant. La Mouche, Videodrome, eXistenZ ou Crash, autant de films culte. La violence crue, la perversité, les métamorphoses du corps ou de la personnalité ne cessent de le hanter. Le réalisateur, d’une grande simplicité, prétend pourtant que sa vie rangée pourrait rimer avec ennui s’il n’avait pas un imaginaire débridé qui accouche de créations suscitant l’effroi. Son premier roman, Consumés (1), qui paraît en français, s’inscrit dans cette tradition. Un duo de photojournalistes amoraux est prêt à tout pour décrocher un scoop. Une intellectuelle dévorée à Paris et un médecin malsain les entraînent dans un périple kafkaïen. Glauque et tortueux, le livre nous parle de la folie des hommes.  » L’écriture et le cinéma ne me paraissent pas complémentaires ; ils correspondent plutôt à deux parts qui cohabitent en moi « , confie David Cronenberg. La première n’est pas le fruit du hasard ; son père était journaliste et auteur.  » Je m’endormais au son de sa machine à écrire.  » Aujourd’hui, ça l’amuse d’imaginer des cauchemars éveillés franchissant nos  » zones grises  » insoupçonnées. Comme s’il prenait un train fantôme en sachant qu’il peut en sauter à tout instant. Un effet catharsis qui atteint, par ricochets, les lecteurs mi-effrayés, mi-intrigués.

Le Vif/L’Express : Créer, est-ce une façon de ne pas vous  » consumer  » ?

David Cronenberg : Au contraire, je me consume en écrivant tout en aspirant l’ensemble de mon entourage. L’artiste est un cannibale ! Il absorbe des parts d’autrui pour les ingérer et créer autre chose. Mais la première matière se situe en moi, dans ma famille ou dans ma vie. Lorsque j’imagine un film ou un livre, j’estime que le premier spectateur ou le premier lecteur, c’est moi. Certains écrivains pensent avoir tout compris. Ce n’est pas mon cas. Je ne suis pas Dieu, mais un artiste désireux d’explorer de multiples choses.

Votre travail reflète beaucoup de noirceur. Vous permet-il dès lors d’exorciser vos peurs ?

Bon nombre de théories attestent que l’art peut servir de thérapie. Il s’agit avant tout d’un jeu. Je n’éprouve pas le besoin de me réinventer, mais quel plaisir d’imaginer des histoires. C’est comme si je renouais avec mon côté enfantin. Bien que mon oeuvre parle de la violence ou de nos faces sombres, elle demeure ludique. Créer m’aide à mieux les comprendre. Ainsi, j’ai l’illusion de maîtriser mes frayeurs. Tant mes films que ce premier roman se nourrissent de choses terrifiantes que je n’aimerais vraiment pas vivre. Mon roman renferme des éléments conscients et inconscients de ma personne ; je les transforme en quelque chose de différent.

Vous vous définissez comme  » un existentialiste junior « . Qu’est-ce qui vous parle dans l’existentialisme, incarné par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, qui ont inspiré l’un des couples de ce roman ?

Ce mouvement, populaire dans les années 1960-1970, correspond à une description fidèle de la condition humaine. Nous sommes tous composés d’étrangetés et de bizarreries. Les Américains ont beaucoup critiqué l’humanisme arrogant, associé à l’existentialisme. Il ne consiste pourtant pas à percevoir l’être humain au centre de l’univers, mais à refléter une société qui se compose de chacun de nous. Dieu n’étant pas présent pour nous protéger, on doit compenser cette réalité en étant là, les uns pour les autres. L’humain se trouve au centre de ma vie et de mon travail. L’approche de mes personnages se veut très humaniste. Même s’ils semblent monstrueux, je les observe sans les juger moralement. A l’instar de Kafka, j’estime que tout artiste se situe en marge de la société car il en a une perception différente. Mais rassurez-vous, je suis plus heureux que lui (rires). En France, il existe de vrais philosophes, engagés dans la vie intellectuelle, sociale et politique. Ce n’est pas forcément ma vision de l’artiste. Mais j’avoue être fasciné par Voltaire ou le couple Sartre-de Beauvoir. Quand des acteurs comme George Clooney, Sean Penn ou Brad Pitt veulent changer les choses, ils se font critiquer car ne sont pas des hommes politiques. L’artiste possède cependant une sensibilité et une compréhension du monde qui sont précieuses. Certains livres ont eu un impact considérable, mais le mien ne va pas changer le cours des choses.

Comment ressentez-vous cette époque de transition ?

Ce qui se produit semble intéressant… L’humain oublie qu’il a toujours vécu dans l’inconnu. Nous sommes hantés par la catastrophe au sein d’une famille ou d’un pays. Ce sont des thèmes classiques, déjà décrits dans la Rome ou la Grèce antiques. L’histoire a connu bien des modifications radicales. Bon nombre de civilisations ou d’êtres humains ont été détruits. Il est donc justifié d’avoir peur. Mais je me sens privilégié d’avoir vécu si longtemps dans un pays dépourvu de violence. Il n’en va pas de même en Corée du Nord, où un système politique parvient à créer une réalité de toutes pièces. Comme si Kim Jong-un était un artiste pervers imaginant sa propre fiction. Je préfère nettement vivre au Canada, qui ne connaît presque pas le nationalisme.

Les héros de ce roman sont des photoreporters sans foi ni loi. Quelle est votre vision des médias ?

Nous assistons clairement à une période de transition en raison d’Internet et de la digitalisation des images. Notre vieux concept de journalisme éthique n’est plus d’actualité. Comme le décrit Tom Wolfe dans son essai Le nouveau journalisme (1973), le journaliste est passé de l’invisibilité au statut de star. Aujourd’hui, tout le monde peut se transformer en cinéaste ou reporter, grâce aux nouvelles technologies. Le duo, que j’imagine ici, reflète un journalisme sans limites qui l’entraîne vers les extrêmes. Un thème omniprésent chez moi car rien ne se révèle quand tout est normal. Seuls les dysfonctionnements nous forcent à comprendre ce qui va mal et à affronter nos démons.

Qu’en est-il de la violence, autre fil rouge de votre trame cinématographique ou romanesque ?

Bernard Shaw affirme que  » le conflit est l’essence du drame « . C’est pourquoi je me perçois comme un  » dramatiste  » créant des conflits extrêmes pour mieux révéler des crises éthiques. Pourquoi sommes-nous tellement fascinés par les faits divers ? Parce que ces bizarreries correspondent à des pulsions ou des cauchemars, que nous n’aimerions pas expérimenter, mais que quelqu’un doit néanmoins exprimer dans la presse ou la fiction. Ici, je m’inspire du Japonais Issei Sagawa, accusé de cannibalisme (NDLR : en 1981, ce Japonais, venu faire un doctorat en lettres à Paris, défraie la chronique en avouant avoir tué et dévoré une jeune étudiante. Un acte glaçant qu’il trouve  » artistique « . La France prononce un non-lieu, mais il est interné au Japon avant d’être libéré en 1985). Tout comme dans les films d’horreur, on a besoin de ressentir certaines horreurs à distance, en sachant qu’on reste en sécurité dans son canapé. Ce roman parle aussi de la violence technologique. Celle-ci m’a toujours intéressé, parce qu’elle est issue de nous. Internet ou YouTube ne sont que les miroirs de ce que nous renfermons de pire et de meilleur. J’y vois un révélateur de nos rêves ou de nos aspirations. L’art étant une exploration de la condition humaine, il se doit d’observer la technologie, car elle renvoie plusieurs facettes de nous-mêmes. Internet modifie nos neurones, mais la plus grande fusion entre l’homme et la technologie se trouve dans le domaine médical, dont traite également mon roman. Nos corps ne sont-ils pas envahis par la technologie afin de sauver nos vies ?

Les transformations corporelles se trouvent justement au coeur de l’intrigue. Qu’est-ce qui vous hante dans les métamorphoses liées à l’âge ou la maladie ?

Si je parle souvent du corps, c’est parce que j’en ai un (rires). Telle est la première condition de l’être humain. La plupart des religions, des politiques ou des artistes nous désincarnent, en nous faisant croire que nous ne représentons que des  » esprits « . Or nous sommes avant tout des corps. Pas étonnant que la santé soit si présente dans nos sociétés. Il ne s’agit pas de narcissisme, mais d’un moteur vital. Je ne redoute pas la maladie ou la mort. Mais cela m’angoisserait d’apprendre qu’il ne me reste que deux jours à vivre. Comment traiter une réalité qu’on ne peut pas éviter ? Je n’aurais pas pu écrire ce roman il y a vingt ans. Certains affrontent les changements inéluctables du corps, en les transformant en art, comme Orlan. C’est sa façon de parler de la vieillesse et de la mort, voire de s’emparer du monde tout en se sachant perdante. L’art lutte contre la mortalité, en léguant une part de soi. La meilleure étant mes enfants et mes petits-enfants. Pour le reste, je ne sais pas comment mon art sera perçu après ma disparition.

Votre roman se veut également une histoire d’amour extrême. Un sentiment qui correspond forcément à la fusion ?

A mes yeux, l’amour n’est pas une émotion extrême. Croyez-moi, je suis marié depuis quarante ans. C’est justement le cumul des années, les souvenirs et l’expérience partagée qui me paraissent beaux, émouvants. Mon héros, Aristide, pense que sa femme va mourir. Alors il se demande comment la sauver, comment la maintenir en vie. Tout le monde aspire à une histoire d’amour aussi forte. Ma femme vous dira qu’il y a beaucoup de moi dans ce livre (rires). Pourvu que l’amour, le corps et l’humain restent toujours un mystère…

(1) Consumés, par David Cronenberg, Gallimard, 372 p.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

 » Seuls les dysfonctionnements nous forcent à affronter nos démons  »

 » L’artiste est un cannibale ! Il absorbe des parts d’autrui pour les intégrer et créer autre chose  »

 » Je me sens privilégié d’avoir vécu si longtemps dans un pays dépourvu de violence  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire