Nos responsables politiques sont devenus des marques, souligne dans sa thèse de doctorat Nicolas Baygert, professeur de communication politique. Ils fluctuent au gré des attentes de la population et tiennent un discours de plus en plus creux. Interview.
Professeur de communication politique à l’UCL et à l’Ihecs, chroniqueur au Vif/ L’Express, Nicolas Baygert vient de défendre sa thèse de doctorat, dans laquelle il établit une comparaison plus que troublante entre partis politiques et marques commerciales.
Le Vif/L’Express : Nous sommes à l’ère du consumérisme politique, dites-vous dans votre thèse…
Nicolas Baygert : Oui. Nous sommes passés d’un marketing de l’offre – ça fait des décennies que les partis se vendent – à un marketing de la demande. Les partis doivent s’adapter à une demande ponctuelle, conjoncturelle, qui émane d’un électorat composé davantage de consommateurs de la politique que de citoyens. La pilarisation de la société est morte, nous sommes dans un shopping électoral permanent : chacun passe d’une offre politique à une autre parce qu’elle correspond à une attente, une peur, un air du temps ou un côté hype.
Les partis doivent aussi composer avec la défiance croissante des citoyens à l’égard de la politique.
Tout à fait. Les citoyens surveillent les politiques en temps réel via les réseaux sociaux. Il y a une méfiance généralisée à l’égard d’une classe établie, d’un système qui fonctionne en milieu clos, ce que l’on nomme, en Belgique, la particratie. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, les ministres tombent plus souvent qu’auparavant, si les scandales se multiplient… Nous sommes dans des séquences politiques de plus en plus courtes, aussi. La démocratie n’est plus seulement rythmée par les élections, mais davantage par les sondages, les courbes de confiance… Il y a un essoufflement de plus en plus rapide de l’offre politique, les partis doivent rester continuellement adaptés à la demande des citoyens. Il y a du rebranding, un besoin constant de transformer le produit : on se souvient de la séquence d’il y a une quinzaine d’années avec les changements de nom du MR, du CDH ou de l’Open VLD. Les benchmarks, les repères selon lesquels on juge l’action politique, ont changé : l’apparence, le look, le charisme, la capacité de développer un discours passionnant, de se remettre en question et de ne pas lasser comptent plus qu’auparavant. Maggie De Block est ainsi devenue une marque en antithèse de Bart De Wever en prenant le contrepied de l’ascétisme, du contrôle de soi, de la rigidité affichés par De Wever ; c’est une personnalité qui prend le temps d’étudier les dossiers, qui a du bon sens, qui représente autre chose, qui se fait plaisir tout en étant rassurant. Pour les partis, c’est essentiel d’avoir ces produits phares. Si Ecolo a perdu les dernières élections, ce n’est pas uniquement à cause de son projet ou du dossier photovoltaïque, c’est aussi parce qu’il n’y avait plus Jean-Michel Javaux, le gendre idéal qui dépassait une idéologie de gauche orthodoxe, croyant, aimant le foot. C’était une marque qui fonctionnait très bien.
La N-VA ne constitue-t-elle pas le prototype même de ce produit nouveau, incarné par un Bart De Wever devenu une marque ?
C’est l’exemple parfait. Ces projets de marque tiennent compte d’une histoire, peut-être, mais surtout d’un emballage, d’une incarnation comme l’est Bart De Wever. On avait observé ça dans d’autre pays, comme dans le cas de Forza Italia et de Berlusconi en Italie. C’était le parti-marque par excellence, qui reprenait les couleurs nationales, le slogan des supporters de foot… Il a bâti un univers presque dépolitisé, qui se focalisait sur le changement, sur la rupture avec la politique classique, exactement comme la N-VA. C’est une offre politique antipolitique. De Wever a réussi à imposer une marque qui éclipse d’autres, moins performantes, tout en prenant des parts de marché aux autres partis. Il y a désormais une vraie logique de conquête face aux autres marques, étant donné que l’électorat n’est plus figé. Quand on dit que la N-VA a siphonné l’électorat du Vlaams Belang, c’est tout à fait ça. Comme dans le monde commercial, on parle de benchmarking : on est à la recherche de ce qui fonctionne sur le marché, on ne va plus rester fidèle à 100 % à une idéologie séculaire, on va plutôt butiner, prendre ce qui marche à gauche ou à droite. La coalition suédoise propose par exemple que les chômeurs accomplissent des travaux d’intérêt général, c’était une mesure du PP pendant la campagne. On teste en permanence ce qui marche, quitte à copier l’autre, comme le font Samsung et Apple dans leur confrontation commerciale.
On tient compte des aspirations des gens. Mais ça peut être dangereux et friser le populisme…
Il s’agit d’une sorte de démocratie référendaire sans référendum, mais avec des études de marché. Le problème : les politiques ne peuvent plus imprimer de cap, ce n’est plus possible. Il devient extrêmement difficile de changer le pays, de faire des réformes en demandant des sacrifices. Voyez en France : François Hollande a beau faire ce qu’il veut, la politique de l’immédiateté lui met des bâtons dans les roues constamment.
Et donc, le populisme n’est jamais loin.
C’est un populisme des marques ou un populisme de marché. On se base sur une logique ultralibérale, capitaliste, où l’on fait confiance au marché, à la classe moyenne. C’est l’exemple type du Tea Party aux Etats-Unis mais aussi du Parti pirate, fondé sur la frustration de consommateurs échaudés par la fermeture de la plate-forme de téléchargement gratuit Pirate Bay. On a basculé vers un consumérisme global. Ce qui préoccupe le plus les gens, et ce dont les politiques se font le reflet, c’est l’emploi, le pouvoir d’achat, la croissance, tout ce qui permet de consommer. Les leaders actuels des partis politiques sont devenus les incarnations d’une aspiration collective plutôt que des responsables fixant un cap. On est dans la logique du populisme au sens premier du terme : on veut représenter ce que veut le peuple, point. Un Bart De Wever ne dit pas clairement les choses tout en prônant le changement parce que ce n’est pas son rôle s’il veut toucher un large public. Il laisse le soin de dicter la route à des mouvements associatifs, au Voka, etc. Certains, comme Daniel Cohn-Bendit, affirment que l’on va assister à la mort des partis politiques qui vont céder leur place à des individus-marques, très identifiables. Le danger, comme pour les marques commerciales, c’est que l’on assiste à un phénomène d’obsolescence programmée : ces leaders auront une durée de vie assez courte.
Quelqu’un pourrait-il exploiter cette dérive de façon autoritaire comme dans les années 1930 ?
La différence avec ces leaders du passé, c’est que ceux-ci avaient un agenda identifiable et couché sur papier, comme le Mein Kampf de Hitler. Aujourd’hui, au fond, nous sommes dans quelque chose de très creux, c’est une façade plaisante qui s’adapte aux attentes des électeurs, mais qui n’a pas de réelle consistance. Ces individus-marques sont des caméléons, on le voit avec Elio Di Rupo ou Bart De Wever. On ne peut plus les mettre dans des courants idéologiques forts.
Par Olivier Mouton
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