» Obama fait du bon travail « 

Il y a un an, Barack Obama devenait le premier président noir des Etats-Unis, déclenchant un élan de sympathie mondial. Présentateur vedette de la chaîne CNN et rédacteur en chef de Newsweek International, Fareed Zakaria, né à Bombay en 1964 dans une famille musulmane, a assisté à l’événement en analyste passionné. Au sein de l’élite intellectuelle américaine, sa signature est éminemment respectée et ses points de vue donnent souvent le ton du débat. Diplômé de Yale et de Harvard, ancien élève de Samuel Huntington, il représente un courant de pensée modéré qui dénonce les pulsions et les raisonnements classiques, fondés sur la peur. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il ait critiqué Bush et soutenu Obama. Dans son dernier livre, The Post-American World, il développe la thèse de l’émergence du  » reste du monde  » face à une Amérique désormais obligée de réviser à la baisse ses prétentions.

Dans L’Empire américain. L’heure du partage (éd. Saint-Simon), traduction française de votre livre paru aux Etats-Unis avant l’élection présidentielle, vous développez la thèse de la fin de l’hégémonie américaine. Ecririez-vous le même livre aujourd’hui, après un an de présidence Obama ?

Fondamentalement, j’écrirais le même livre, car les changements que je décris sont très profonds et indéniables : l’émergence du  » reste du monde  » face aux Etats-Unis, la montée de la puissance chinoise, la percée de l’Inde, du Brésil, de l’Indonésieà Ce changement de toute la configuration mondiale est, en tout état de cause, une donnée de base qui n’a pas varié. Mais, aujourd’hui, je soulignerais davantage le fait que Barack Obama est à la fois le produit de ces changements et un facteur potentiel d’accélération de ces phénomènes. Je crois vraiment que son élection s’explique largement par la prise de conscience de l’avènement d’un nouveau monde. Les électeurs américains se sont rendu compte qu’un homme comme Obama était plus qualifié qu’aucun autre pour naviguer dans un tel contexte. Ils l’ont élu en connaissance de cause. Lorsque vous évoquez, par exemple, le sort de l’Indonésie ou du Kenya, ce n’est pas pour lui une abstraction. Il a une relation personnelle avec ces pays. C’est là une part déterminante de son profil et de son identité ; il peut réellement se transposer en deux lieux, deux cultures, adopter deux façons de penser et ainsi mieux comprendre les autres. Aucun président américain, si ce n’est Obama, n’aurait accepté aussi rapidement de passer du G 8 au G 20.

Obama incarne-t-il vraiment un renouveau ?

Peut-être n’aurait-il jamais été président sans le nouveau contexte mondial qui s’impose désormais à l’Amérique. Il représente le rejet de la vision qui a prévalu sous Bush, cette approche traditionnelle qui consiste à mettre constamment en avant l’hégémonie, la domination, le contrôle de la planète. Or il est devenu patent que ce système de pensée est dépassé, qu’il ne fonctionne plus. Trop de pays redressent la tête, trop de résistance se manifeste de toutes parts. Il fallait une nouvelle conception du rôle de l’Amérique, et Obama a su l’incarner. Il faut lui faire crédit d’avoir su radicalement changer de cap sur des questions essentielles, comme la torture ou les prisons secrètes, et d’avoir su décider de la fermeture de Guantanamo.

Comment définiriez-vous le nouveau rôle mondial des Etats-Unis ?

A partir de 1989, les Etats-Unis se sont trouvés dans une situation de puissance qu’aucun pays n’a connue dans toute l’histoire humaine. Ils disposaient de plus de pouvoirs que tous leurs rivaux réunis, n’avaient aucun concurrent sérieux sur aucun plan, ni idéologique, ni politique, ni économique, ni militaire. Cette ère est maintenant achevée, et cela resterait vrai même si Obama n’avait pas été élu. L’Amérique doit maintenant composer avec la Chine pour défendre ses intérêts financiers ; avec la Russie pour contrôler le niveau d’armement nucléaire mondial ; avec l’Union européenne pour préserver les règles du commerce mondial ; avec le Brésil pour garder une position forte en Amérique latine. La nouvelle réalité est là, et l’avenir ne fera que renforcer ce nouveau partage mondial. Les Etats-Unis sont toujours l’acteur central, mais ils doivent désormais discuter, coopérer, partager leur pouvoir avec toutes les zones émergentes du globe. Cela n’était pas le cas dans les vingt dernières années et constitue un changement irréversible : leur marge de man£uvre a substantiellement rétréci.

C’est la fin de l’unilatéralisme, mais est-ce pour autant le début du multilatéralisme ?

Cela dépendra de la réussite, ou non, du multilatéralisme. Nous sommes tous d’accord pour reconnaître que l’unilatéralisme est un échec. Mais sommes-nous certains que le multilatéralisme donnera de meilleurs résultats ? Après tout, nous ne disposons à ce jour d’aucun des mécanismes adaptés au multilatéralisme. Aucun système actuel existant n’a réellement la volonté de voir de nouveaux types de rapports internationaux s’installer à son détriment. Il existe une troisième hypothèse : le passage par une phase anarchique, un certain degré de chaos, de désordre global, est aussi une éventualité à prendre en considération.

Sommes-nous vraiment menacés par l’anarchie ?

J’en vois surtout des signes dans le domaine du commerce mondial. Nous n’avançons pas, nous faisons du surplace. Chaque grand pays reste crispé sur ses intérêts nationaux et l’évolution générale du libre-échange semble bloquée. Pour le reste, c’est plutôt à la paralysie qu’on assiste, un peu partout. Paralysie face aux changements climatiques, au choix des ressources énergétiques du futur, à l’instauration de nouvelles règles, nécessaires pour régir les relations internationales. Nous nous situons clairement dans une phase de transition, une étape intermédiaire.

En résumé, les Etats-Unis sont toujours en position de force, mais se trouvent obligés de partager leur puissance pour la voir perdurerà

Vous le voyez dans la volonté américaine de trouver des issues dans tous les grands dossiers mondiaux qui impliquent des partenaires récalcitrants. Evidemment, cela suppose un processus long et complexe qui a pour obligation, au bout du compte, de donner des résultats concrets. Les cinq années qui viennent seront, de ce point de vue, cruciales. A travers le G 20 et d’autres instances, il faudra définir de nouvelles règles internationales et obtenir des avancées tangibles.

Obama s’y prend-il vraiment bien ?

Je pense qu’il fait du très bon travail. Il ouvre de nouvelles perspectives susceptibles d’enclencher l’évolution nécessaire. Il va dans la bonne direction. Prenez un cas aussi complexe que le dossier iranien. Il l’aborde avec une approche résolument différente, en essayant d’utiliser au mieux les appuis britannique, français ou allemand, en faisant entrer dans le jeu la Russie et la Chine. Il lance des ponts, avec quelques résultats prometteurs. Les Chinois parlent des changements climatiques et des questions énergétiques plus qu’ils ne l’ont jamais fait auparavant. Les Russes acceptent de modifier leur langage sur l’Iran, même s’ils n’ont pas encore changé de position. On assiste au moins à un mouvement – qui sera nécessairement lent puisqu’il est de la nature même de la diplomatie d’avancer pas à pas. Le point clé réside dans la compréhension mutuelle qu’il n’y a pas d’alternative. Face à l’Iran, les Etats-Unis ne peuvent pas déclencher une nouvelle guerre, qui se solderait par la troisième invasion d’un pays musulman en moins de dix ans. La piste choisie par Obama est la seule possible.

Il adopte néanmoins un style assez aristocratique et reste très personnel dans ses initiativesà

C’est vrai. Autant, globalement, il a défini les bonnes orientations, autant, au niveau de leur mise en £uvre, il montre clairement des déficiences. Peut-être devrait-il déléguer davantage, renforcer son entourage par l’arrivée de conseillers compétents, susceptibles de mieux assurer le suivi de sa politique. Ce besoin est apparu de manière criante sur la question du bouclier antimissile, car le message présidentiel a été brouillé par une mauvaise présentation d’une décision fondamentalement bonne. Ce bouclier était un fantasme – dans la mesure où le système n’est pas opérationnel – conçu contre une menace qui n’existe pas et financé avec un argent que nous n’avons pas. Il fallait arrêter cela sans tarder. Mais la façon dont on s’y est pris pour l’annoncer aux Polonais et aux Tchèques a été lamentable.

D’où vient ce genre de faiblesse ?

Peut-être du fait qu’Obama n’a pas de vrai conseiller stratégique. Il lui manque sans doute un Kissinger ou un Brzezinski. Il dispose de deux appuis à travers Robert Gates, qui vient du Parti républicain, et Hillary Clinton, qui a rassemblé le camp démocrate autour de lui. Ce sont deux piliers politiques, pas des grands stratèges. Or il a besoin de quelqu’un d’averti et d’expérimenté, capable de transformer ses idées en actions concrètes au stade diplomatique.

Sommes-nous donc dans un monde où la force militaire compte toujours autant que par le passé ?

Non, mais nous vivons à une époque où une puissance réelle se définit par la détention de tous les moyens de pouvoir. Vous ne pouvez pas prétendre exercer une influence internationale significative si vous êtes incapable d’envoyer sur les terrains d’opérations autre chose que des troupes de complément. L’idée selon laquelle les Américains doivent aller au feu et les Européens gérer uniquement les aspects collatéraux, opérations de pacification ou de maintien de l’ordre, n’est pas porteuse d’influence réelle. Pour jouer réellement un rôle, il faut pouvoir user de toute la gamme des moyens d’action – politiques, diplomatiques, économiques, militaires. L’Europe a presque tout cela, sauf la force armée. Il y a actuellement 2,5 millions d’hommes sous les drapeaux en Europe. Si les Etats de l’Union arrivaient à constituer une force d’intervention rapide et permanente de seulement 250 000 hommes, susceptibles d’être envoyés partout dans le monde, le changement serait significatif. Au lieu de quoi, on reste dans un schéma devenu incompréhensible. Je vous pose la question : pourquoi les Danois ont-ils besoin d’une armée ? Y a-t-il vraiment un pays qui songe à envahir le Danemark ?

Vous savez bien que les Etats-Unis tiennent un double discours. Ils encouragent l’Union tout en l’empêchant d’accéder au statut de puissance militaire…

Pour être honnête, les Etats-Unis ont une attitude ambiguë, c’est vrai. Mais, fondamentalement, les décideurs américains comprennent aisément qu’une Europe puissante est dans leur intérêt. S’il y avait vraiment une volonté suffisamment forte du côté européen, cela changerait les choses et obligerait les Américains à partager leur pouvoir de décision. Aujourd’hui, ils n’ont aucune raison de le faire. Prenons un exemple concret. Si les forces stationnées en Afghanistan comptaient, à parts égales, autant de soldats américains que de soldats européens, cela forcerait les généraux américains à prendre leurs décisions avec leurs homologues européens et à donner plus d’importance à leurs avis.

Croyez-vous que cela suffirait à améliorer la situation en Afghanistan ?

La guerre a suffisamment duré en Afghanistan pour qu’il soit permis de prendre un nouveau tournant. Les questions qui se posent sont :  » Quel est notre but ? Quelles sont les méthodes pour l’atteindre ? De quels moyens disposons-nous ?  » C’est à partir des réponses apportées qu’il faut redéfinir une stratégie. De mon point de vue, le but essentiel de la guerre en Afghanistan est d’empêcher Al-Qaeda de trouver un terrain où l’organisation pourrait se reconstituer et à partir duquel elle pourrait agir – comme ce fut le cas avant le 11 septembre 2001. Notre but n’est pas, je le regrette, de transformer l’Afghanistan en terre de développement, ni même de doter Kaboul d’un vrai gouvernement central. Tout cela est noble et généreux ; mais l’Afghanistan est le troisième pays le plus pauvre du monde : il faut savoir dans quoi on s’engage et connaître ses limites.

Propos recueillis par christian makarian

 » Obama peut réelLementse transposer en deux lieux, deux cultures, adopter deux façons de penser «  » Le but essentiel

de la guerre

en Afghanistan est d’empêcher al-qaeda de se reconstituer « 

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