» Nous vivons en symbiose avec nos bactéries intestinales « 

L’intestin joue un rôle dans l’obésité, le diabète, la dépression et la dépendance à l’alcool, constate Nathalie Delzenne, professeur de métabolisme et nutrition (UCL).

Le Vif/L’Express : L’intestin reste un univers très mystérieux…

Nathalie Delzenne : La plupart d’entre nous ont peur des infections bactériennes sans savoir que nous hébergeons, dans notre corps, 100 000 milliards de bactéries. Nous vivons en symbiose avec ces bactéries, en général pour le meilleur, et parfois pour le pire. Le progrès technologique a dévoilé les secrets du génome humain, puis, plus récemment, ceux de l’écosystème bactérien. Nous avons en nous cent fois plus de gènes bactériens que de gènes  » humains « . La biologie moléculaire nous livre une foule de données nouvelles sur la flore intestinale. Une perturbation de ce microbiote qui colonise le tube digestif humain peut être la cause ou la conséquence de maladies diverses, comme les pathologies inflammatoires de l’intestin, l’obésité, les désordres comportementaux. Une meilleure connaissance de la relation entre l’alimentation, le microbiote et l’intestin devrait ouvrir de nouveaux horizons dans la prise en charge des patients.

Que vous ont fait découvrir vos recherches ?

J’ai étudié l’effet, à distance, de dérivés de l’alimentation non digérés dans la partie haute de l’intestin. Ces fibres alimentaires, appelées fructanes, sont présentes dans l’oignon, la chicorée, le salsifis, l’asperge, l’artichaut, le poireau, le topinambour… Deux ou trois heures après le repas, elles sont fermentées par des bactéries dans la partie basse de notre intestin. Dans le cadre d’un projet européen, nous avons découvert que des fructanes donnés à des animaux de laboratoire provoquent une modification de leur écosystème intestinal. Avec pour résultat une diminution de la matière grasse. Ces nutriments jouent donc, via l’action des bactéries, un rôle dans l’obésité et dans le diabète. A cet égard, la Région wallonne finance notre projet Food For Gut, qui vise à promouvoir, avec l’aide de psychologues, de bio-ingénieurs, de médecins, de juristes, l’accès aux aliments de chez nous riches en inuline et autres fructanes. Ces nutriments favorisent le développement de la flore intestinale et sont reconnus comme des prébiotiques.

Quel effet exercent ces prébiotiques sur l’intestin ?

A la différence des probiotiques, bactéries vivantes qui peuvent avoir un effet bénéfique sur la flore intestinale, les prébiotiques sont des nutriments. Par effet boule de neige, ils agissent favorablement sur des bactéries de notre microbiote qui ont une fonction anti-inflammatoire ou qui renforcent notre barrière intestinale. On sait aujourd’hui que ces prébiotiques modifient plus de cent gènes bactériens. Ils ne changent donc pas tout l’écosystème, mais ont une action fine. Les recherches menées par Patrice Cani, mon collègue du Louvain Drug Research Institute, ont mis en évidence le rôle primordial joué par la bactérie Akkermansia muciniphila dans le maintien de la fonction barrière de l’intestin. En bon état, cette barrière protège du développement de l’obésité, du diabète de type 2 et de l’inflammation induite par un régime riche en graisses.

Vous avez aussi mis en évidence le rôle de l’intestin dans la dépression et la dépendance à l’alcool.

Cinq ans de recherches, menées avec Philippe de Timary, psychiatre à l’UCL, et Sophie Leclercq, ont porté sur des patients admis à l’hôpital pour désintoxication. Nous avons évalué leur état d’anxiété et procédé à des analyses biologiques. A consommation d’alcool équivalente, nous ne sommes pas tous égaux devant l’alcoolisme et l’anxiété. La fonction barrière de l’intestin joue un rôle clé dans cette inégalité. Quelque 40 % des patients ont un intestin perméable : il laisse passer des molécules toxiques du microbiote. D’où une inflammation qui entretient l’anxiété et la dépendance à l’alcool. En revanche, les patients dont la barrière fonctionne bien récupèrent plus vite et mieux. Un contrôle sur la dépression et la dépendance à l’alcool impliquerait donc qu’on s’intéresse de plus près à la flore intestinale du patient.

Quelles autres pistes sont privilégiées aujourd’hui par la recherche ?

Beaucoup des bactéries que nous abritons dans notre intestin n’ont pas encore été identifiées. La recherche peut nous éclairer sur les fonctions de bactéries qui sécrètent des substances anti-inflammatoires. Jouer sur le microbiote permettra d’élaborer des thérapies nutritionnelles ou pharmacologiques. Parmi les découvertes qui font un tabac, il y a la transplantation de microbiote intestinal : on transfère les matières fécales d’un individu sain à un malade par tubage gastrique ou rectal. Une étude néerlandaise a donné des résultats surprenants : quelques semaines après la transplantation de microbiote sain à des diabétiques insulino-résistants, leur sensibilité à l’insuline a augmenté. Toutefois, on ne peut proposer cette méthode que dans des cas particuliers. Le microbiote fécal qualifié de  » sain  » est un monde encore largement inconnu. Peut-être contient-il des composants qui ne conviennent pas au receveur.

A-t-on expérimenté cette technique dans d’autres cas ?

Des tests ont été effectués sur des souris adultes  » germ-free « , donc dépourvues de flore intestinale. On leur a donné une flore recueillie sur des souris obèses. Après transplantation, les souris receveuses se sont mises à prendre du poids, sans qu’il y ait eu de changement dans leur régime alimentaire. Ces travaux sont révolutionnaires dans l’approche des causes de l’obésité et des interactions que nous entretenons avec notre flore intestinale. Mais les scientifiques se montrent réticents à recourir à la transplantation de flore intestinale chez l’être humain, hors pathologies particulières où des succès ont été démontrés. Le transfert de microbiote n’est pas la panacée, même si des entreprises commerciales proposent aujourd’hui de congeler votre flore saine pour vous la rendre plus tard. Personnellement, je prône plutôt une approche nutritionnelle pour faire évoluer la flore intestinale. Nous savons déjà tous qu’il faut manger plus de fruits, de légumes et de céréales complètes, mais la société ne nous aide pas à passer à l’acte. Il faut rééduquer les parents via les enfants, qui devraient bénéficier de cours de diététique à l’école.

Au cours de leur formation, les médecins ont-ils l’occasion d’en apprendre suffisamment sur l’intestin ?

Il y a une lacune dans la formation de base : il manque souvent le lien entre pathologies et nutrition. Les étudiants ne suivent des cours de nutrition qu’à l’issue de leur formation, si l’orientation choisie les y pousse. Autre souci : les formateurs en nutrition ne sont pas tous à la hauteur. Une formation interuniversitaire en nutrition a toutefois été créée il y a trois ans en Communauté française, avec certificat à la clé. Elle a un succès fou. On doit refuser du monde. J’aimerais qu’une formation similaire soit ouverte aux pharmaciens.

Entretien : Olivier Rogeau

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