Les transgressions des élites, soit les décideurs économiques et politiques, indignent de plus en plus, mais restent très peu punies par la justice pénale. Paradoxal ? Justice de caste ? Entretien avec deux chercheurs qui se sont penchés sur le sujet.
Bernard Madoff condamné à 150 ans de prison. Jérôme Kerviel en cellule pendant deux ans. Fortis finalement crossée par la cour d’appel d’Amsterdam. On a l’impression, ces dernières années, que les élites délinquantes tâtent de plus en plus du bâton de la justice. Or, dans un ouvrage aussi dense que rare (La sociologie des élites délinquantes, éd. Armand Colin), la criminologue Carla Nagels, professeure à l’ULB, et le sociologue Pierre Lascoumes, directeur de recherche à Sciences Po, à Paris, démontrent que ces » scandales » sporadiques masquent une autre réalité : qu’il s’agisse de décideurs économiques ou politiques, les élites délinquantes s’en sortent beaucoup mieux pénalement que les délinquants ordinaires. Bref, » que vous soyez puissant ou misérable… « . Entretien.
Le Vif/L’Express : Votre premier constat, c’est qu’il existe peu de recherches sur les élites délinquantes, contrairement à la délinquance de rue. Révélateur ?
Pierre Lascoumes : Les universités américaines et anglo-saxonnes ont davantage investi dans cette matière. Certaines l’enseignent même. En Europe, on constate une absence d’intérêt pour le sujet, à l’exception de quelques périodes de crise, comme les scandales de financement des partis dans certains pays. Cela dit, il s’agit d’un domaine d’investigation difficile. Les élites n’aiment pas être observées par les sciences sociales. Par ailleurs, il existe une appréhension révérencielle à leur égard. Elles sont protégées par leur image sociale, le pouvoir qu’on leur attribue, les craintes de rétorsion qu’elles suscitent. Elles-mêmes entretiennent en permanence l’importance de leur utilité sociale, de leur contribution au bien commun. Or, s’intéresser à leurs transgressions, c’est briser ce mythe…
La criminalité en col blanc est perçue comme moins grave par l’opinion que la criminalité de rue. Comment expliquer cette tolérance sociale vis-à-vis des élites ?
Carla Nagels : Il s’agit d’une délinquance dont on n’arrive pas bien à identifier la nuisance ni les victimes. Même quand la transgression est manifeste, comme la pollution d’une rivière avec des déchets toxiques par exemple, l’entreprise parvient à semer le doute sur la responsabilité. Quant aux victimes, voyez les actionnaires de Fortis qui se sont liés contre la banque. Je ne suis pas certaine qu’on se reconnaît tous en eux. On a plutôt tendance à penser : » Ils ont joué parce qu’ils en avaient les moyens et ils ont perdu, tant pis pour eux. » On s’identifie plus à la victime d’un arrachage de sac parce que ça peut arriver à tout le monde. Or, nous sommes tous victimes de la délinquance en col blanc, ne fût-ce qu’avec la publicité mensongère sur des produits dont les identifiants ne sont pas exacts, comme la mention » light » sur les paquets de cigarette, interdite depuis peu.
Cette complaisance sociale entraîne, selon vos observations, une différence manifeste de sanctions entre les deux catégories de délinquants…
C.N. : En effet, peu d’affaires de délinquance en col blanc aboutissent devant un tribunal pénal. On constate néanmoins une tendance de plus en plus grande à l’indignation de l’opinion vis-à-vis de cette délinquance, mais le soufflé retombe chaque fois très vite. En outre, le système pénal a été construit autour de la responsabilité individuelle. Or, dans le domaine économique, c’est souvent la responsabilité collective d’une entreprise qui est mise en jeu. La responsabilité pénale des personnes morales n’a pas changé grand-chose à cela. Une entreprise ne peut être condamnée tout au plus qu’à une amende.
P.L. : Le caractère systématique de cette délinquance, beaucoup moins visible que la délinquance de rue, n’apparaît pas. Tout est fait pour ramener les cas révélés à des exceptions, des » moutons noirs « , des » pommes pourries « . En outre, les élites déviantes s’estiment d’autant moins responsables de leurs actes qu’elles reçoivent socialement très peu de signaux forts de réprobation. Cela vient renforcer leur sentiment d’impunité.
N’y a-t-il pas tout de même une tendance plus répressive ces dernières années vis-à-vis des criminels en col blanc et des élus corrompus ?
P.L. : Aucune véritable mesure statistique ne l’indique pour ces vingt dernières années. Au contraire. Certes, depuis 2008, l’attention médiatique semble élevée. Mais le Second Empire en France ou la période des années 1930 ont connu des médias beaucoup plus agressifs. Cela me paraît donc très conjoncturel. Quant aux élus politiques, en Europe, leur mise en cause a souvent peu d’impact sur leur carrière et leur retour sur la scène publique, et ce malgré l’opprobre que suscitent leurs transgressions.
Les médias n’ont-ils pas un rôle positif sur la perception de la gravité de la délinquance des élites ?
C.N. : Le problème pour les médias est que les affaires de délinquance en col blanc sont très souvent longues, floues, avec plein de protagonistes et une procédure interminable et très technique. Donc, l’indifférence revient vite après l’indignation. Même après 2008 et les nombreuses victimes de la crise bancaire. Beaucoup avaient dit : » Plus jamais ça « . Six ans plus tard, qu’est-ce qui a fondamentalement changé ?
La complexité des affaires, est-ce voulu ?
P.L. : Il y a une grande part d’abstraction dans la tenue d’une comptabilité ou dans l’organisation de transferts financiers. Il est difficile de prouver une infraction quand l’argent circule en liquide. La preuve est d’autant plus difficile à établir que la dissimulation de ces transgressions est systématiquement organisée via des sociétés écran, des intermédiaires multiples… C’est inhérent à la délinquance en col blanc.
C.N. : On peut aussi expliquer cette complexité par le fait qu’élites économiques et élites politiques se côtoient, ne fût-ce que dans les conseils d’administration. Il y a une connivence sociale entre les deux qui est logique. Ils ont souvent étudié sur les mêmes bancs. Dans le processus législatif, il y a dès lors des influences réciproques, qui, par ailleurs, se justifient. Pour une matière complexe, un cabinet ministériel va solliciter l’expertise du secteur privé concerné. Tout cela aboutit à une grande complexité législative qui se renforce encore par les ajouts demandés par l’administration qui doit sans cesse répondre aux contournements de la loi par les élites. Je ne pense pas que ce soit orchestré sciemment. Mais cela arrange évidemment les élites économiques.
On a l’impression que les élites sont plus transgressives que les classes populaires…
C.N. : Plusieurs études ont montré qu’elles trichaient davantage au jeu. Dans les classes aisées, on justifie les règles pour les rendre légitimes aux yeux des enfants. Dans les classes populaires, c’est plutôt : » Tu ne peux pas le faire, point « . En justifiant la règle, on donne le moyen de la contourner. En même temps, pour réussir, on dit qu’il ne faut pas respecter toutes les règles, sinon on n’y arrive pas. Les élites ont donc un rapport ambigu avec les règles.
Autre constat : les élites économiques choisissent leur manière d’être jugées.
P.L. : Oui, depuis le Moyen Age, les acteurs économiques se préservent de la justice ordinaire en créant des modes spécifiques de règlement des conflits par des instances spécialisées. Le plus significatif est l’existence d’une justice arbitrale, nationale et internationale, qui permet aux grandes entreprises de régler leurs différends en toute opacité et avec la maîtrise de leurs juges. Dans de nombreux secteurs de la vie économique et politique aussi, la surveillance et la sanction sont assurés par des organes spécialisés, que ce soit en matière boursière, de concurrence, d’audiovisuel, de dépenses électorales, de patrimoines des élus, etc. Exercer le pouvoir, c’est pouvoir choisir son droit, ses juges et ses sanctions.
La criminalité en col blanc est-elle un pur produit du système capitaliste ?
P.L. : On constate des abus de fonction dans tous les régimes. Les systèmes monarchiques, communistes ou fascistes ont, eux aussi, connu la délinquance commise par leurs élites. Cela dit, dans les sociétés capitalistes néo-libérales, la fétichisation du profit et la volonté de limiter au maximum les contraintes publiques sont une incitation directe à certaines transgressions. Les spéculateurs à haut risque qu’on appelle les » traders fous « , comme Jérôme Kerviel, n’ont fait que maximiser la logique spéculative de leurs employeurs bancaires.
Propos recueillis par Thierry Denoël