Le quintuple infanticide de Nivelles par une mère dépressive a ouvert la voie à toutes les supputations. Les enquêteurs tentent de décrypter une constellation familiale peu banale
Qu’est-ce qui a poussé une mère de famille en apparence aimante à détruire méthodiquement l’£uvre de sa vie, cinq beaux enfants âgés de 4 à 14 ans, avant de retourner contre elle un des deux couteaux de boucher volés quelques heures auparavant, le 28 février, dans un supermarché voisin ? L’insondable mystère de ces actes barbares a sidéré une Belgique qui, depuis l’affaire Dutroux, vit au rythme des faits divers. La séquence est toujours la même. Annonce du drame. Emballement de certains médias. Harcèlement de témoins. Le dimanche, sur les plateaux de télévision, la société – experts et victimes réunis – inspecte ses peurs, vérifie ses préjugés, tente de donner un sens à l’inacceptable. Les funérailles marquent un temps de répit et de communion. Plus tard, bien plus tard, viendra le jugement et, peut-être, la sanction. Du moins, si Geneviève Lhermitte, 40 ans, profondément dépressive, était reconnue responsable de ses actes et, donc, passible des assises.
Dans l’immédiat, les hypothèses lancées dans les médias, sous le coup de l’émotion, provoquent des dégâts collatéraux. Le moindre effet n’est pas le sentiment de victimisation d’une partie de la communauté marocaine, qui se sent montrée du doigt, à travers le mari, Bouchaïb Moqadem, 42 ans, absent au moment du quintuple infanticide. Ce défaut présumé d’empathie a été stigmatisé par un imam anversois, Nordine Taouil, proche de la mosquée du Cinquantenaire (salafiste). L’émotion populaire, et la présence constante du bourgmestre de Nivelles aux côtés des familles endeuillées, montrent cependant que ce fait divers atroce ne laisse personne indifférent. D’autres voix musulmanes ont appelé à ce que la justice puisse faire son travail dans la sérénité. Rien, ni la différence de culture ni celle des genres, ne peut expliquer ce qui s’est passé, ce jour-là, dans la psyché d’une femme manifestement troublée, prise au piège d’une constellation familiale peu banale. Hospitalisée, Geneviève Lhermitte clame, par l’intermédiaire de l’un de ses avocats, Me Daniel Spreutels, qu’elle et son mari s’aimaient et qu’il n’y avait pas d’incompatibilité entre leurs deux cultures.
Les faits étant désormais bien connus, l’enquête s’attache à cerner ce qui a déclenché l’immolation des cinq enfants, les uns après les autres, l’après-midi du jour où leur père devait rentrer du Maroc. En soi, la coïncidence des faits sonne comme une accusation, une vengeance. Dans un premier temps, la s£ur de l’infanticide, Catherine Lhermitte, a donné corps à ce soupçon en déclarant que sa s£ur n’était pas heureuse en ménage, que son mari l’empêchait de voir sa famille et ses amis, qu’il n’était pas souvent à la maison. Avant de nuancer ses propos, quelques jours plus tard, sur la même chaîne de télévision.
Un hôte bien singulier
Geneviève Lhermitte avait coupé les ponts avec sa famille d’origine et ne voyait sa s£ur cadette que sporadiquement. Sans accuser le mari, la voisine et amie Valérie G. a évoqué, elle, une situation sans issue. Des anonymes ont fait courir le bruit que l’aînée, Yasmine, avait été contrainte de porter le foulard islamique et que l’installation de toute la famille au Maroc était imminente. L’enquête menée à Nivelles, sous l’autorité de la juge d’instruction Françoise Destrée, ne confirme pas ces allégations. » De son lit d’hôpital, la meurtrière a donné son accord à l’organisation des obsèques selon le rite musulman, explique Bernard Goethals, porte-parole du parquet de Nivelles. Elle ne critique pas son mari. Sa fille aînée a bien porté le voile, mais brièvement. Il n’était pas question de repartir au Maroc, puisque des projets d’agrandissements de la maison étaient programmés. »
Mais pour y loger un hôte singulier : le bon Dr Schaar. La justice s’intéresse, en effet, à la figure de cet homme âgé de 60 ans, dont la vie est inextricablement liée à celle de la famille Moqadem. Michel Schaar a rencontré Bouchaïb au Maroc, en 1980. Il l’a accueilli en Belgique et a financé le début de ses études de médecine. Il a même épousé sa s£ur, mais cette union n’a fait qu’un temps, comme a été de courte durée le mariage de Catherine Lhermitte avec un frère de Bouchaïb. Le frère et la s£ur sont restés en Belgique. En revanche, les liens entre Michel Schaar et Bouchaïb sont demeurés indéfectibles. Ils ont vécu sous le même toit, alors que Bouchaïb était déjà marié et père de famille. Le Dr Schaar était le parrain des cinq enfants de la famille Moqadem. Celle-ci dépendait entièrement de lui sur le plan financier. Le Dr Schaar avait aidé à l’achat de la maison de l’avenue Général Jacques, à Nivelles, détenue en copropriété, pour y héberger ses protégés. Il était sur le point de leur offrir une plus grande voiture. Ses revenus de médecin, avec cabinet à Forest et consultations à l’hôpital français Reine Elisabeth de Berchem-Sainte-Agathe, le lui permettaient. Avec lui, la famille ne manquait de rien. Mais que se serait-il passé s’il avait mis fin à ses largesses ?
Bouchaïb était rétribué par le Dr Schaar pour de menus services, entre secrétaire particulier et homme à tout faire. Il n’avait pas d’autres sources de revenus. Quelle était, sur le plan psychologique, la contrepartie de ces échanges financiers en apparence disproportionnés ? Le Dr Schaar disposait d’une chambre au deuxième étage de la maison de Nivelles, dans laquelle il venait se reposer régulièrement, comme s’il faisait partie de la famille. De fait, il en avait toutes les caractéristiques, sorte de père adoptif de Bouchaïb. Le dimanche précédant le drame, il aidait encore l’aînée à faire ses devoirs. Au bout de quinze ans, cette présence a-t-elle fini par peser sur Geneviève Lhermitte ? Le médecin, stupéfait par la » sauvagerie » des actes, n’avait aucunement remarqué un état de détresse particulier chez la jeune femme.
Une mère à bout
De fait, Geneviève, l’ancienne enseignante, était une femme écrasée de tâches ménagères et familiales, et pas encore remise de sa dernière maternité. Elle était suivie médicalement depuis quelques années. Mais toutes les mères épuisées s’en prennent-elles à leurs enfants ? Lors des funérailles à la mosquée du Cinquantenaire, à Bruxelles, et à l’église Saint-Jean-et-Nicolas, à Nivelles, Michel Schaar se tenait très près du père effondré. Inébranlable dans son rôle d’ami fidèle.
Pour les enquêteurs, le mobile de la tragédie de Nivelles demeure insaisissable. En reconstituant ce qu’a dû être la vie de cette famille, ils espèrent trouver l’élément, la contrariété peut-être, la source de l' » exaspération « , selon le mot des avocats de la défense, qui a déclenché le drame. De ce tableau psychologique, ainsi que de l’expertise psychiatrique de la mère tueuse, dépendra son sort judiciaire.
Marie-Cécile Royen