NEW YORK
En 2012, l’élection présidentielle et les ravages de l’ouragan Sandy ont braqué les projecteurs sur l’Amérique et sur la plus emblématique de ses cités. Observatoire unique, Big Apple n’échappe pas à la crise, mais ne s’apitoie pas sur son sort. Elle y puise la force de se transformer…et de s’humaniser. Plongée dans une mégalopole qui, de Harlem à Brooklyn, cultive plus que jamais ses villages.
Chaque matin qui se lève sur New York confirme le prodige : c’est un miracle que tout y fonctionne encore, qu’on y dispose de l’électricité, de l’eau courante, de services publics, de tous les corps de métier imaginables et de toutes les denrées nécessaires aux besoins boulimiques d’une population éclectique de 9 millions d’âmes. Nulle part ailleurs on n’y parviendrait en maintenant une telle poussée, une telle impression de puissance, un tel bourdonnement créatif, un tel vertige. New York, métaphore monumentale de la destinée humaine : tout y est en équilibre instable, mais tient toujours debout et ne cesse de croître, on ne sait comment. Ce n’est pas tant le gigantisme qui nous fascine que le défi incessant lancé par cette Babel intrépide, que des fous de Dieu ont voulu dévaster.
La plus orgueilleuse des cités garde, certes, la trace du projet apocalyptique de 2001, comme en témoigne le pénétrant et si sobre mémorial dédié aux victimes du 11-Septembre. Mais, plus qu’à la désolation, Ground Zero est désormais un espace dévolu à la méditation, malgré le va-et-vient incessant des bétonneuses qui s’activent tout alentour à ériger de nouvelles termitières humaines. On y achève la tour d’acier et de verre qui accueillera le groupe de presse Condé Nast, dont les publications portent la marque même de l’esprit new- yorkais, mélange de foire et de vanités ; les autres édifices sortis de terre récemment sont dévolus aux énièmes sociétés de services financiers. Les médias et la finance, soit Remus et Romulus tétant les mamelles de la louve Manhattan. Le choc post-traumatique de » Nine Eleven » se lit davantage sur les visages des foules émues, venues du monde entier, qui déambulent en silence autour des deux impressionnants bassins creusés à l’emplacement précis où se trouvaient les Twin Towers. La race des architectes audacieux a toujours carte blanche à New York. A la place des tours jumelles, ces deux précipices géométriques engloutissent dans leurs profondeurs les flots d’eau continus qui dévalent le long de leurs parois granitiques, symbole d’une descente aux enfers, mais aussi d’un Niagara urbain dont l’énergie blanche rappelle que la vie est une force.
La crise est partout perceptible
New York n’a guère de complaisance envers elle-même et refuse obstinément la victimisation. Une leçon. Les victimes sont dorénavant celles de la crise, toujours plus nombreuses, mais qui vivent chacune leur propre destin dans la jungle de la débrouille. Au hasard de la promenade, il n’est pas rare, à vrai dire, que l’on croise une vieille dame noire en haillons, errant entre les façades lisses des banques, à la recherche d’un relief de nourriture abandonné sur un pas de porte, ou un homme de bonne mise, subitement déchu, qui n’a pas besoin de s’adresser à vous pour vous apitoyer. La crise est partout perceptible et, à maints égards, la faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, a laissé sur les visages et les fronts, souvent plissés, des marques plus visibles que l’attaque du World Trade Center. Il reste que le rebond est encore plus visible, partout, dans cet appétit inextinguible de nouveauté, ces mangeoires cosmopolites avides de clients, ces ouvertures tapageuses de concept stores, cet affairement constant que l’on mesure au pas pressé des citadins. Le New-Yorkais donne toujours l’impression d’aller quelque part, il ne marche pas au rythme nonchalant du Parisien, il lui faut un objectif – si possible chiffré. Ce n’est donc pas à un grand distributeur de providence que les habitants ont confié le redressement de leur ville. Il revient à Michael Bloomberg de veiller aux hallucinants comptes et mécomptes publics, aux équilibres sociaux et ethniques, mais aussi à la sécurité et à la propreté d’une mégalopole dont le tissu ne cesse de se transformer, de se rapiécer, de se rebroder. Plus qu’un paradoxe, la figure de Bloomberg est une sorte de provocation pour les sympathisants du grand sit-in contestataire » Occupy Wall Street « , lancé avec un succès foudroyant en septembre 2011. Premier magistrat de la ville depuis 2001, deux fois réélu pour un mandat de quatre ans, il est aussi la vingtième fortune mondiale. Démocrate au départ, puis républicain, soutien surprise de Barack Obama lors de la présidentielle, il s’est fait le champion des péages à l’entrée de Manhattan, le principal planteur d’espaces verts des Etats-Unis, le grand réducteur des émissions de dioxyde de carbone, le pourfendeur des fumeurs dans les parcs publics, le chef de la croisade contre les fast-foods et les distributeurs de sodas… Sa démesure est à l’image de la ville dont il conduira les destinées jusqu’en 2013. Mais Bloomberg a déplacé les lignes ; ce n’est pas lui faire justice que de s’en tenir à la caricature. L’homme est aussi un formidable repreneur de municipalité. Sous son impulsion, les écoles publiques sont en train de redorer leur blason, les services sociaux ont été développés, une mutuelle a été instituée pour les plus pauvres, des food stamps (coupons alimentaires municipaux) sont distribués, un numéro d’urgence (le 311) permet à tout citoyen de se plaindre d’un quelconque dysfonctionnement municipal et d’obtenir une intervention rapide.
Chaque quartier paraît vivre dans l’autosuffisance
Dans cette ville où, pour la plupart des gens, l’indemnisation du chômage est limitée à six mois et plafonnée à 500 dollars mensuels, on ne se plaint pas, on s’exprime. » Occupy Wall Street » a libéré la parole, plus débridée que jamais, et a opéré une transformation notable : on ne désigne plus les pauvres du doigt, comme on le faisait naguère en les considérant comme responsables de leur situation, mais on dénonce les abus des riches. Lesquels font désormais attention à la dépense, y compris dans les bijouteries les plus fameuses de la 5e Avenue. Signe des temps, la salle à manger du Stock Exchange – la Bourse – n’est plus en activité ! La pression subie par les classes moyennes engendre de nouveaux réflexes d’entraide, de voisinage solidaire, de regroupement d’intérêts. New York reprend de l’humanité et cultive, plus que jamais, le réflexe de groupe – ethnique, religieux, sociologique, local -, conçu comme un antidote à l’anonymat, à la solitude, à la crise. Prodigieuse addition de villages, parfois constitués de deux blocs d’immeubles, empilement de traditions et de folklores qui se contentent d’un coin de rue. Chaque quartier paraît vivre dans l’autosuffisance. La ville offre à tous les citoyens du monde la possibilité de s’enraciner en un temps record et de trouver tout ce qui leur est nécessaire à deux pas de chez eux. Dans un livre devenu mythique, Here Is New York, publié en 1949, l’essayiste Elwyn Brooks White écrivait : » La ville se doit d’être tolérante, autrement elle exploserait dans un nuage radioactif de haine, de rancoeur et de bigoterie. » » Les générations se sont ruées à travers le chas d’une aiguille « , ajoute magnifiquement le Nigérian Teju Cole, dans son premier roman, Open City (Denoël), publié cette année. Belle lignée de talents de plume, jamais démentie, jamais éteinte.
Le résultat est inégalable : l’aristocrate trouve ses aises, le prolétaire pakistanais reconnaît les siens, le citoyen du monde reprend confiance. Nous pourrions tous être new-yorkais et rire du monde entier depuis Broadway, où le désopilant musical, The Book of Mormon (Le livre de mormon) fait un malheur depuis des mois en ridiculisant l’Amérique bigote des prêcheurs de pacotille – l’allusion au républicain mormon Mitt Romney est fortuite, elle n’en est que meilleure. Cet univers est le nôtre.
N’en doutez pas, les entrailles de New York abritent encore quelques scandales en préparation, quelques monstres en gestation. Il n’empêche, on s’y presse pour se faire peur, on s’y rue parce qu’on l’aime.
CHRISTIAN MAKARIAN
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