Les combattants du Hezbollah ont défié pendant plus d’un mois la puissante armée israélienne. Du coup, leur chef, théologien chiite proche de l’Iran, n’a jamais été si populaire du Caire à Damas, et au-delà. Une victoire de plus pour l’islamisme politique
De notre envoyée spéciale
Au Liban, en milieu de semaine, la trêve annoncée par le secrétaire général des Nations unies dans la nuit du 12 au 13 août semblait respectée, bien qu’encore précaire. Mais l’onde de choc du conflit, elle, va sans doute se propager longtemps. Un mois durant, du Maroc à l’Arabie saoudite, des millions de musulmans sont restés rivés à leur petit écran, à l’écoute des grandes chaînes de télévision par satellite en langue arabe, qui diffusaient en boucle et sans retenue le malheur du Liban. Les enfants morts, les blessés extraits des décombres, les cohortes de réfugiés ont fait partie, pendant près de cinq semaines, de leur intimité. Suivi heure par heure, le conflit a alimenté une colère qui ne visait pas seulement l’Etat d’Israël, mais aussi l’Amérique et les ambiguïtés de son prosélytisme démocratique, ainsi que les gouvernements arabes, plus que jamais perçus comme impuissants. Par contraste, la résistance des combattants du Hezbollah face aux armements ultramodernes de Tsahal a été vécue comme une épopée. Le chef de la milice chiite libanaise, Hassan Nasrallah, est aujourd’hui comparé à Gamal Abdel Nasser, le père de l’indépendance égyptienne, ou à Saladin, le héros, au xiie siècle, de la lutte contre les croisés. Le nouveau héros de la » rue arabe « , pourtant en majorité sunnite, c’est lui. Ses portraits ainsi que des drapeaux du Hezbollah ont été brandis dans les rues du Caire, de Damas, de Tripoli, de Nouakchott, à Gaza, en Cisjordanie et jusqu’en Arabie saoudite. Il y a quelques semaines, pourtant, la plupart des analystes évoquaient, sur fond de guerre civile en Irak, le risque d’un nouvel affrontement entre les deux grandes familles du monde musulman… Désormais, sur Internet, les sunnites les plus extrémistes, proches de l’idéologie d’Al-Qaeda, s’interrogent dans les forums de discussion spécialisés : est-il légitime de soutenir la lutte du Hezbollah contre Israël si les chiites sont des » traîtres » ? Les sunnites doivent-ils continuer à faire la guerre aux chiites d’Irak ? Peut-on prier pour Hassan Nasrallah ? Le n° 2 d’Al-Qaeda, l’Egyptien Ayman al-Zawahiri, avait annoncé, lui, quelques jours avant le cessez-le-feu, son appui au Hezbollah.
L’islamisme risque bel et bien d’apparaître comme le grand vainqueur de cette nouvelle guerre du Liban – au grand dam de tous ceux qui se battent, au Proche et au Moyen-Orient, pour une authentique démocratie et pour la défense des libertés. » Cela devient de plus en plus difficile de défendre la démocratie « , soupire un dissident damascène. Une part grandissante des opinions arabes, confrontées à des régimes souvent corrompus et autoritaires, semble considérer que les mouvements qui se réclament de l’islam politique représentent la seule alternative possible. Et le Hezbollah fait désormais figure de modèle : » Il catalyse, affirme l’anthropologue marocain Abdallah Hammoudi dans une interview au quotidien Libération, les mouvements sociaux politiques d’inspiration islamiste dans toute la région. » D’abord, ses capacités de résistance face à Israël ont suscité admiration et fierté. Ensuite, il n’est pas perçu comme un groupe terroriste – contrairement à la nébuleuse d’Oussama ben Laden – mais comme une organisation sérieuse et respectable, solidement implantée dans le tissu social libanais et intégrée à la classe politique du pays, avec, à sa tête, un chef qui tient ses promesses.
Il faut mesurer ce que cela signifie dans un monde arabe malade des rodomontades de ses dirigeants. Si ce petit homme rondouillard et myope exerce une telle fascination, c’est en grande partie parce qu’il a acquis la réputation de faire ce qu’il dit, qu’il s’agisse de la libération du territoire libanais – le retrait israélien du Sud-Liban en 2000 – ou des tirs de roquettes sur le nord d’Israël. Tous les Beyrouthins se souviennent de son allocution télévisée du 14 juillet dernier, deux jours après le début des hostilités. Il l’avait conclue en les invitant à regarder en direction de la mer. A ce moment précis, le Hezbollah lançait un missile sur un navire de la marine israélienne croisant au largeà
Hassan Nasrallah est né en 1960, à Beyrouth, dans une famille originaire du petit village de Bassouriyeh, près de Tyr, au Sud-Liban. Son père tenait une épicerie à la Quarantaine, un quartier où vivaient réfugiés palestiniens et musulmans libanais jusqu’à sa destruction par les milices chrétiennes en 1975, au début de la guerre civile libanaise. A 15 ans, muni d’une lettre de recommandation d’un imam de Tyr, il se rend en Irak, dans la ville sainte de Nadjaf, où enseigne l’un des plus hauts dignitaires chiites de l’époque, l’imam Mohammed Bakr al-Sadr. Il y suit, pendant trois ans, des cours de théologie. C’est là qu’il rencontre l’ayatollah Ruhollah Khomeini. Séduit par le personnage, il adhère à ses thèses, notamment le principe du velayat-e faqih – le » gouvernement du docte » – qui implique qu’une tutelle soit exercée sur la communauté politique par un personnage issu du clergé. Aujourd’hui encore, il reconnaît le magistère d’Ali Khamenei, l’actuel » guide » iranien.
En 1978, alors qu’il est en vacances au Liban, Nasrallah échappe à une rafle qui vise, au même moment, les apprentis théologiens chiites d’Irak. Pas question de retourner à Nadjaf. Enseignant dans la région de Baalbek, il rejoint alors le mouvement Amal, principale organisation chiite libanaise du moment. Mais, au cours de l’été 1982, alors que l’armée israélienne occupe Beyrouth, le mouvement se scinde en deux. Tandis que son chef, Nabih Berri – l’actuel président du Parlement libanais – participe aux côtés des autres dirigeants politiques du pays à un » comité de salut national « , qui s’apprête à négocier le départ de Yasser Arafat, certains militants refusent cette » capitulation » face à l’Etat hébreu. Hassan Nasrallah est l’un d’eux. Ces jusqu’au-boutistes se rapprochent d’autres groupuscules islamistes, avec les encouragements de l’Iran. De cette mouvance naît le Hezbollah, qui a alors pour chef le cheikh Sobhi Toufayli, un extrémiste qui sert sans doute à l’époque les intérêts de Téhéran et de Damas.
Au début des années 1990, le contexte régional a changé. Hachemi Rafsandjani, qui tient désormais les rênes en Iran, est un pragmatique qui se méfie de la révolution permanente. Et la Syrie, qui a obtenu des Américains une reconnaissance de facto de sa tutelle sur le Liban, souhaite calmer le jeu. Toufayli est débarqué au profit d’Abbas Moussaoui. Il est assassiné par les services israéliens en 1992. A l’instigation des Iraniens, Hassan Nasrallah, alors âgé de 31 ans, le remplace. Sous sa houlette, le parti chiite participe pour la première fois aux élections législatives et, prenant acte du caractère multiconfessionnel du Liban, il renonce à instaurer une république islamique. Une évolution cautionnée par ses mentors. A l’époque, les spécialistes de l’Iran sont convaincus que la révolution islamique est entrée dans une phase d’apaisementà
Sur le terrain, le Hezbollah poursuit sa lutte contre l’occupation israélienne. En 1997, Nasrallah perd au combat son fils aîné, Hadi. Quand, trois ans plus tard, Tsahal se retire enfin du Sud-Liban, le chef de la milice chiite incarne, aux yeux de beaucoup, l’homme de la » résistance « . Mieux, les chrétiens lui savent gré d’avoir évité que le départ des Israéliens ne débouche sur des massacres intercommunautaires. Après avoir dédié sa victoire » à tous les Libanais « , il interdira en effet à ses combattants de céder à la tentation de s’en prendre aux chrétiens du Sud, dont certains ont collaboré avec les Israéliens. » La victoire contre les Israéliens était celle du Hezbollah. Cette victoire-là, sur les siens, était celle de Hassan Nasrallah « , commente le président de la Ligue maronite et directeur du journal L’Orient-Le Jour, Michel Eddé. Les deux hommes à l’époque ne se connaissaient pratiquement pas. Depuis, ils se sont rencontrés à plusieurs reprises. » Le chef du Hezbollah, reprend Michel Eddé, est un croyant véritable, un homme ouvert et qui sait écouter. [à] Le présenter comme un pion des Syriens ou des Iraniens serait une erreur. S’agissant des Syriens, ce sont plutôt eux qui ont besoin de lui. Quant aux Iraniens, Nasrallah leur est lié par un contrat synallagmatique. Il a besoin d’eux, et il sert leurs ambitions régionales. »
Quelle vision du monde extérieur a cet homme au turban noir – celui des sayyed, les descendants du Prophète – qui vit pratiquement cloîtré, ne voyage jamais en dehors de Damas ou de Téhéran et ne parle, en dehors de l’arabe, que le persan ? Sa culture est essentiellement livresque, encore qu’il se soit mis, paraît-il, depuis peu, à Internet. On lui connaît un intérêt pour l’histoire des mouvements de libération et pour les autres religions – christianisme et judaïsme – ainsi qu’une grande curiosité pour la politique israélienne. Il a notamment lu les Mémoires publiés de Golda Meir, de Shimon Peres ou de Benyamin Netanyahou. Cela ne l’empêche pas de continuer à nier le droit d’Israël à l’existence. De sa vie privée, il ne laisse pratiquement rien filtrer. Il s’est marié en 1978, à son retour d’Irak. Outre Hadi, tué en 1997, il a un autre fils, Jawad, qui aurait rejoint les combattants du Hezbollah, ainsi que deux filles. Tous vivaient dans une maison modeste de la banlieue sud de Beyrouth, réduite aujourd’hui à un tas de gravats.
On dit qu’il porte autour du cou une petite chaîne avec quelques amulettes. Dont une médaille de la Vierge, provenant de la chapelle de la rue du Bac, à Paris.
Dominique Lagarde (à Beyrouth et Damas)