Près de six mois après le démantèlement d’une cellule terroriste, à Verviers, la famille d’un djihadiste tué s’est constituée partie civile. Pour comprendre les circonstances de sa mort, dit-elle. Enquête sur une opération policière toujours frappée de black-out.
Le 5 juin, Me Virginie Taelman s’est constituée partie civile du chef de meurtre au nom de la famille de Sofiane Amghar, 26 ans, mort au cours de l’assaut livré par les Unités spéciales de la police fédérale, le 15 janvier dernier, à Verviers. En faisant état d’une série de circonstances suspectes entourant la mort du jeune Sofiane, l’avocate a demandé de nombreux devoirs d’enquête. » Ce sont des gens humbles qui demandent juste à comprendre, justifie Me Taelman. Ils ont le sentiment qu’ils ne savent pas tout et qu’on leur cache délibérément certains éléments. Ils ne veulent pas se contenter de ce qu’on leur dit : c’est un terroriste, donc c’est normal qu’il soit mort. La famille n’est pas en quête de sensationnalisme, mais il n’en demeure pas moins qu’il existe une série de circonstances éminemment troublantes qui font naître toute une série de questions auxquelles les autorités semblent pour le moins réticentes à vouloir apporter une réponse. »
Le 8 avril 2014, sa famille avait signalé la disparition de Sofiane au commissariat de police de Molenbeek. Depuis, c’était silence radio. » La famille regrette le manque d’humanité des autorités, qui ne lui ont appris le décès de Sofiane que plusieurs jours après sa mort, à l’occasion d’une perquisition, et c’est encore par les médias qu’elle a su qu’une information était ouverte à Liège « , complète Me Taelman. La famille de Khalid Ben Larbi, 23 ans, également décédé à Verviers et returnee de Syrie, pourrait se joindre à la procédure.
Des forces engagées disproportionnées ?
De fait, quand une personne est tuée au cours d’une opération policière, le parquet ouvre automatiquement une enquête pour vérifier si la loi sur la fonction de police a été respectée, notamment en ce qui concerne la légitime défense. Le parquet de Liège n’a pas traîné. Le 16 janvier, une information a été ouverte et confiée à un magistrat qui ne travaille pas habituellement sur les matières terroristes. Sans doute une sage précaution, vu le caractère sensible du dossier. Il y a donc, d’une part, l’enquête sur la » cellule de Verviers « , instruite par un juge antiterroriste de Bruxelles et le parquet fédéral, et, d’autre part, l’enquête sur la fusillade du 15 janvier, menée par le juge d’instruction verviétois Marc-Albert Jamin.
A Verviers, rue de la Colline, les deux fenêtres du rez-de-chaussée du numéro 37 sont encore couvertes de contreplaqué. La façade porte les traces de la combustion du plastique qui insonorisait et occultait l’appartement des deux hommes. Un voisin fait observer, dubitatif : » Le muret en face de la maison ne porte aucune trace de tir à la kalachnikov. » Les terroristes se sont-ils vraiment montrés menaçants ? La police aurait-elle abusé de sa force ? Ces questions-là, elles se posent à Verviers comme à Molenbeek, d’où sont originaires la majorité des huit inculpés de la cellule terroriste démantelée. Elles ont même été reprises, dans sa newsletter du 10 juin, par l’ancien bourgmestre de Verviers, Claude Desama (PS) : » Afin de neutraliser trois présumés terroristes qui étaient connus et suivis depuis longtemps, la police fédérale a mené une opération dont la violence et les forces engagées étaient à l’évidence disproportionnées. »
Deux déclarations, au début de l’affaire, ont semé le doute. Marouane El Bali, 25 ans, rescapé de la fusillade et inculpé pour détention d’armes et rébellion armée a expliqué, via son avocat, qu’il était venu apporter à son ami Sofiane deux paires de baskets. Le trio était en train de discuter bien tranquillement lorsqu’il a entendu du bruit, mais pas de sommation. » Ryan « , son » chauffeur « , un copain de Molenbeek, a confirmé ses dires dans Sudpresse. Entre le moment où il a débarqué Marouane et le début de l’assaut, dix minutes à peine se seraient écoulées… La machine à rumeurs pouvait se mettre en route.
En dehors de ses conférences de presse du soir et du lendemain de l’opération, le parquet fédéral n’a plus communiqué. De son côté, le bâtonnier de l’Ordre français des avocats, Me Stéphane Boonen, a rappelé sévèrement aux plaideurs qu’ils ne pouvaient pas s’exprimer dans les médias sur une affaire en cours. Tenable ? Le 10 juin, la Ligue des droits de l’homme a formulé de lourds soupçons à l’égard des forces de l’ordre, réclamant du ministre de la Justice la confirmation de l’existence d’une » enquête indépendante » (chose faite après les déclarations de Me Taelman dans Le Vif/L’Express). Selon la Ligue, celle-ci devrait établir » si les personnes décédées ont été sommées de se rendre et si elles ont refusé d’obtempérer et, s’il n’y a pas eu de sommation, quelle en est la justification « . Elle devra aussi vérifier » si l’Etat a tout mis en oeuvre pour organiser l’opération policière de façon à interpeller les suspects sans usage mortel d’armes à feu « . Ce tir groupé de critiques n’est pas anodin.
Le Vif/L’Express a approché des acteurs du dossier pour en savoir plus. L’enquête sur la » cellule de Verviers » a été ouverte par le parquet fédéral à la fin du mois de novembre 2014 sur la base d’une information de la Sûreté de l’Etat. Début décembre, l’affaire est mise à l’instruction et prend le nom de code de Lidl, à cause du magasin éponyme d’une rue de Molenbeek où des perquisitions ont été menées. Depuis, une centaine de personnes travaillent sans relâche sur un dossier devenu prioritaire en raison de la dangerosité supposée des » cibles » et de leurs liens avérés avec l’Etat islamique. La mobilisation est totale : Sûreté de l’Etat, section antiterrorisme (DR3) de la police judiciaire fédérale de Bruxelles, Posa (peloton d’observation), jusqu’à six magistrats au parquet fédéral. Tout l’arsenal habituel des MPR (méthodes particulières de recherche) est déployé. Les autorités judiciaires craignent que les returnees veuillent commettre un attentat de grande ampleur contre un symbole de l’autorité, police ou justice. On ignore alors leur véritable identité mais leurs échanges téléphoniques dessinent les contours d’un réseau avec, à sa tête, un Molenbeekois rallié à l’Etat islamique et qui circule entre la Grèce et la Turquie : Abdelhamid Abaaoud, 28 ans, celui qui traînait en riant des cadavres mutilés derrière son pick-up. Le 12 février dernier, il a revendiqué, dans Dabiq, le magazine de l’EI, la planification en Belgique d’opérations » contre les croisés « .
A la mi-décembre, lorsque Amghar et Ben Larbi s’installent rue de la Colline, leur appartement et leur voiture sont » sonorisés « , équipés de micros espions. Ils sont écoutés en permanence. Une caméra statique enregistre leurs allées et venues. Ils sortent pour se ravitailler à tour de rôle. Polis et souriants. Un tel dispositif de surveillance est exceptionnel. Il ne peut pas être tenu longtemps, d’autant que, quelques jours avant l’intervention, un autre clignotant s’est allumé à l’aéroport de Charleroi : une petite vingtaine de » combattants étrangers » seraient sur le point de partir en Syrie. Ils seront arrêtés sans dommage mais la justice a bien cru que les deux opérations allaient devoir être menées simultanément.
Le 12 janvier 2015, le juge d’instruction antiterroriste de Bruxelles estime le dossier assez mûr et qu’attendre davantage ferait courir le risque de voir les suspects s’échapper ou passer à l’acte. Le Premier ministre et les ministres de la Justice et de l’Intérieur sont avertis et suivront les événements minute par minute, sans être dans la situation room, située quelque part hors de Bruxelles, dans un bâtiment de la police fédérale où se trouvent, notamment, le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw et son magistrat en charge du terrorisme, Bernard Michel.
Le 15 janvier, une trentaine d’hommes des Unités spéciales du Commissariat général Special Units (CGSU) prennent discrètement position dans la rue. Il fait déjà noir. On évacue les locataires du bâtiment arrière, au 37 bis. L’action débute à 17 h 45. Les locataires du 37 sont rapidement mis à l’abri par les toits dans une autre maison. Comme le montre la vidéo postée par un voisin, l’intervention débute par un lancer de bombe flash contre la façade. Le bruit des kalachnikovs se fait immédiatement entendre. Ensuite retentit une énorme déflagration, une grenade soufflante. Très tendus, les policiers d’intervention entrent dans la maison où le plastique des fenêtres s’enflamme. Les pompiers stationnés au-dessus de la rue de la Colline accourent. Trop vite, semble-t-il, car les djihadistes mitraillent encore. L’un d’eux est plaqué au sol par un policier d’élite. Des détonations se font entendre à l’intérieur, puis les armes se taisent. L’assaut a duré une dizaine de minutes. Aucun voisin n’a été blessé. Contrairement à ce que dit la rumeur publique, de nombreux impacts témoignent de la virulence de la riposte des djihadistes. Deux voitures dans la rue ont été touchées (dont l’une déclassée), de même que le système de chauffage et les gouttières de la maison. Selon le parquet fédéral, les deux suspects » ont immédiatement ouvert le feu avec des armes de guerre et des armes de poing avant d’être neutralisés par les unités spéciales « .
Des interrogations sur la présence du GIGN
Bien que les enquêteurs le soupçonnent d’avoir participé à la fusillade (ce qu’il nie), Marouane El Bali, un ancien agent de sécurité, sait qu’il doit apparaître désarmé devant les policiers. Il se déshabille et sort par la fenêtre de la salle de bains donnant sur la courette intérieure. Dans la pièce du milieu de l’appartement, les Unités spéciales découvrent Sofiane Amghar déjà mort, à côté d’une kalachnikov AK-57. Son compagnon, Rachid Ben Larbi, se trouve dans une chambre à l’arrière, blessé, menaçant avec son arme de poing : » Allah ouakbar. » Lui aussi a une kalachnikov près de lui. Mais un autre récit circule, qui s’appuie sur la retranscription écrite des sons captés par le micro espion. Et ce que dit le texte rend l’interprétation de la scène moins évidente. Ben Larbi aurait crié » Allah ouakbar » tout en suppliant qu’on l’épargne, puis des coups de feu claquent. Aujourd’hui, l’enquête balistique est bouclée. Elle a établi la trajectoire des balles qui ont atteint mortellement les deux djihadistes. L’enquête du juge d’instruction Jamin éclaircira les circonstances de leur mort.
La conversation du trio avant l’assaut a également été enregistrée. Où l’on entend que Marouane se fait accueillir fraîchement parce qu’il n’a pas les armes pour lesquelles son compte avait été provisionné de 2 500 euros. Il réussit cependant à détendre l’atmosphère en promettant de s’acquitter de sa nouvelle mission : fournir à ses amis de nouveaux faux papiers d’identité. L’intervention policière le cueille à froid alors que ses deux comparses réagissent au quart de tour et se mettent à » rafaler » portes et fenêtres.
L’enquête a établi qu’il ne s’était pas passé dix minutes entre l’arrivée de Marouane rue de la Colline et le début de l’assaut (la version » Ryan « ). Ni quarante-cinq minutes, comme le parquet fédéral le disait au début, mais environ vingt-cinq minutes. Ce que cela change ? Pas grand-chose, semble-t-il. Le » go » du juge d’instruction et du parquet fédéral avait été donné sur la base d’une analyse qui n’avait pas besoin d’être validée par la conversation entre les djihadistes et leur visiteur.
Un autre élément du dossier suscite des interrogations : l’intervention de quelques hommes du GIGN français (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale). A quel titre, se demandent certains ? De » conseillers techniques » ? Ils ont, en tout cas, fourni les grenades soufflantes dont la police belge ne dispose pas dans ce calibre. Le site du GIGN les décrit ainsi : » L’effet combiné du bruit et de la lumière aveuglante est suffisant pour occasionner une paralysie de plusieurs secondes des opposants, temps suffisant pour permettre aux agents de réduire cette résistance et d’empêcher qu’ils fassent feu ou qu’ils activent un quelconque piège explosif préparé à l’avance « .
Le milieu policier est totalement réfractaire aux spéculations sur les forces soi-disant disproportionnées en présence à Verviers. En théorie, une absence de sommations ou de danger imminent pourrait justifier une demande d’irrecevabilité des poursuites, mais le tribunal est libre de l’accepter ou de la refuser.
Par Marie-Cécile Royen