Mucha L’Epopée slave retrouvée

On connaît Alfons Mucha et ses célèbres affiches du début du xxe siècle. On ne connaît pas le chef-d’ouvre absolu de cet artiste tchèque : une fresque gigantesque qui raconte la légende et les très riches heures des peuples slaves. Découverte dans un vieux château du fin fond de la Moravie

En arrivant à Moravsky Krumlov, on a de fortes chances de se tromper. Sur une colline dominant ce délicieux village de Moravie perdu au creux d’un vallon se dresse une jolie bâtisse baroque dotée de quatre tours, entièrement rénovée. On croit que c’est là, on s’approche, mais il n’en est rien. On tombe en vérité sur une étrange église carrée, la chapelle Saint-Florian, but de nombreuses processions depuis que la religion catholique a reconquis la région. Le château, lui, se trouve de l’autre côté de la ville, un peu en retrait de la place centrale. On comprend qu’on l’ait raté : recouverts d’un vieux jaune à l’agonie, tout effrités de cette lèpre caractéristique des édifices des anciens pays du bloc de l’Est, ses murs extérieurs ne donnent guère envie de s’approcher. Une vieille grille en fer rouillée, une cour à l’abandon, une petite porte sur le côté… On entre. Soudain, c’est l’émerveillement.

Dans cet endroit abandonné des hommes et de leur mémoire, situé à mille lieues de cette Prague refaite à neuf afin d’attirer des hordes de touristes venus de l’Ouest à la recherche de fausses émotions postsoviétiques, on découvre une £uvre d’art absolument fabuleuse, et complètement inconnue : 20 immenses toiles, de 6 mètres sur 8, représentant l’histoire épique du peuple slave depuis ses origines et jusqu’au xixe siècle. Son auteur ? L’un des artistes les plus brillants de l’Art nouveau français, Alfons Mucha. Qui sait que ce grand ami de Sarah Bernhardt, inventeur d’un style d’affiches de publicité qui fit fureur dans les années 1900, était en fait tchèque et fier de l’être ? En 1910, en pleine gloire, Mucha revient à 50 ans dans le pays de son enfance et s’attelle pour dix-huit années à l’£uvre de sa vie : l’Epopée slave. Jamais exposée au grand public, ignorée de nombreux spécialistes, cette £uvre constitue pourtant un véritable trésor de l’art européen. Après avoir traîné des décennies dans les sous-sols du dépôt du musée de Prague, ces 20 immenses chefs-d’£uvre gisent depuis quarante années dans les salles poussiéreuses d’un vieux château à moitié en ruine, au fond de la campagne morave.

Moravsky Krumlov est l’un de ces villages de République tchèque comme il en existe tant : une place centrale aux façades pastel fatiguées, quelques rues mortes et de vieux haut-parleurs rouillés accrochés à des poteaux téléphoniques. Aux alentours, de joyeux champs de verdure pendant les deux mois de l’été, et de tristes horizons couverts d’une neige grise et boueuse le reste de l’année. Devant l’entrée du château, un autobus décharge un petit groupe de retraités praguois.  » C’est la première fois que je viens ici, avoue une dame à la coiffure d’un blanc superbe. En vérité, j’ai entendu parler de ces toiles il y a quelques années seulement. Pendant l’époque communiste, les idéologues du Parti se méfiaient de cette £uvre de Mucha, jugée trop catholique, bourgeoise et décadente.  »

Et ils avaient certainement raison. Car le contenu de cette £uvre, d’une complexité très travaillée, laisse percer de bout en bout une croyance en des divinités supérieures qui aidèrent le peuple slave à traverser les siècles, la misère, les guerres, les défaites et les trahisons, pour finalement se libérer de tous ses jougs. L’entreprise d’Alfons Mucha est phénoménale : en 20 tableaux, il parvient à embrasser l’histoire complète des Slaves. De tous les Slaves. Aussi bien les Tchèques que les Russes, les Polonais, les Baltes, et même les Grecs, ainsi  » slavisés  » par leur adhésion à la religion orthodoxe.

L’Epopée de Mucha s’ouvre sur Les Slaves dans leur patrie d’origine (chaque tableau possède un titre), quelque part entre la mer Baltique et la mer Noire, vers le iiie siècle de notre ère. Et se referme sur L’Apothéose des Slaves, au xxe siècle, alors que, pour la première fois de leur histoire, les Tchèques (et les Slovaques) viennent de recevoir un pays à eux, la Tchécoslovaquie û née en 1918, à la suite du démantèlement de l’Empire austro- hongrois.

Entre ces deux moments, l’artiste visite les annales de son peuple à travers des événements qu’il juge fondamentaux : Le Couronnement du roi serbe Etienne Dusan (xive siècle, toile 6), La Défense de Szeged (xvie siècle, toile 14), Le Serment d’Omladina (xixe siècle, toile 18)…

Chez Mucha, la façon d’appréhender l’Histoire n’a rien de linéaire, ni d’objectif. Elle se veut avant tout symbolique. L’artiste saisit sur le vif un moment qu’il considère comme une étape, un pas en avant dans la marche difficile des Slaves vers leur indépendance. Certains événements mineurs prennent soudain une importance considérable, uniquement parce que l’artiste a vu en eux un présage du destin de son peuple. Le temps du récit n’a rien de régulier. Accélérations brusques, retours en arrière par superposition d’images et longs ralentis offrent au spectateur des sensations quasi cinématographiques.

A un moment û le xve siècle û la  » caméra  » s’arrête brusquement. Pas moins de six tableaux (toiles 8 à 13) se fixent sur ce siècle-là : La Bataille de Grunwald, Le Prêche de Jan Hus dans la chapelle de Bethléem [à Prague], La Rencontre à Na Krizkach, Après la bataille de la colline de Vitkov, Petr Chelcicky à Vodnany, et enfin Le Roi hussite Georges de Podebrady. Pourquoi un tel ralenti dans la narration ? Parce que, aux yeux d’Alfons Mucha, le xve siècle représente un véritable tournant dans l’histoire des Tchèques. En 1415 meurt Jan Hus, le grand réformateur du christianisme de Bohême. Excommunié, condamné au bûcher, brûlé comme hérétique, il se transforme en héros national (son immense statue de bronze trône aujourd’hui encore sur la place principale de Prague) et devient le symbole de la lutte des Tchèques contre l’oppression. Suit alors un siècle de révolte des  » hussites  » contre l’autorité du pape, avant que le trône de Bohême ne tombe, en 1526, dans les mains des Habsbourg, fidèles à Rome. Ce sera le début de quatre siècles d’oppression, jusqu’à la  » libération « , en 1918, avec la naissance du pays.

On comprend soudain toute la portée politique de l’Epopée slave, étendard nationaliste brandi par un artiste resté trop longtemps en exil. Depuis le milieu du xixe siècle, un important mouvement nationaliste tchèque s’est organisé. En 1862 est fondée, à Prague, une organisation de  » formation patriotique de la jeunesse « , les Sokol (représentés dans la toile 18), fer de lance du combat contre le pouvoir des Habsbourg. Au même moment se crée un nouveau parti politique, les Jeunes Tchèques, qui réussit à chaque élection à envoyer encore plus de députés au Parlement de Vienne. Mais, face au refus de l’empereur François-Joseph d’accorder à la Bohême-Moravie une autonomie égale à celle dont jouissent les Hongrois, de nombreux députés boycottent les travaux de l’Assemblée. En 1900, l’exaspération est à son comble au sein des divers peuples qui composent l’Empire. En 1914, l’héritier du trône est assassiné à Sarajevo, en Bosnie, par un jeune nationaliste serbe.

C’est dans ce contexte de revendication nationale qu’Alfons Mucha forme le projet d' » écrire  » l’histoire épique des Slaves. Né en 1860 dans un petit village tout près de Moravsky Krumlov, Ivancice, fils d’un huissier, il se destine très tôt à l’art et part étudier à Prague, puis à Munich. A 27 ans, il débarque à Paris, devient le copain de Gauguin et mène pendant sept ans une vie de bohème. Jusqu’à sa rencontre avec la divine Sarah Bernhardt, qui, convaincue de son talent, signe avec lui un contrat pour le dessin de ses costumes, de ses décors, et surtout des affiches de ses pièces.

Du jour au lendemain, c’est la gloire. A Paris, dans toute l’Europe, mais aussi aux Etats-Unis, où Mucha se rend plusieurs fois. A Chicago, il fait la connaissance d’un riche industriel, Charles Crane, par ailleurs slavophile. En 1910, éloigné de sa terre natale depuis vingt-trois ans, Mucha n’a qu’un rêve : revenir y peindre une £uvre qu’il servirait en offrande à son peuple. Crane est partant pour financer tout le matériel : location d’un atelier gigantesque dans le château de Zbiroh (à 60 kilomètres à l’ouest de Prague), achat des toiles et des couleurs (huile sur détrempe à la tempera), mais aussi embauche de dizaines de figurants qui poseront en costume pendant des journées entières, le temps que le maître les prenne en photo et dessine quelques croquis. Mais, pour son art, Mucha ne demandera pas un sou.

Le 28 octobre 1928, à l’occasion du dixième anniversaire de la Tchécoslovaquie, Alfons Mucha offre solennellement l’Epopée slave à la ville de Prague, représentante du peuple slave. Les toiles sont dévoilées en grande pompe dans le Palais des expositions, où sont réunies des délégations de toutes les nations slaves. Dans son discours, Mucha défend l’image pacifiste de son £uvre, pourtant remplie de guerres et de violence :  » Je voulais parler à ma façon à l’esprit de la nation. A ses yeux, capables de transmettre si vite les pensées à l’âme. Le but de mon travail n’a jamais été de détruire, mais de toujours construire, de créer des passerelles. Car nous devons tous espérer que les êtres humains se rapprocheront les uns des autres, et cela sera d’autant plus facile qu’ils se comprendront mieux. Je serai heureux s’il m’est donné, avec mes humbles forces, d’avoir pris part à cette compréhension.  » Avant d’ajouter, en forme de prophétie :  » Tout au moins chez nous, au sein de notre famille slave.  »

Pour le visiteur ignorant les détails complexes de l’histoire des Slaves et de ses héros, il est bien évidemment impossible de comprendre quoi que ce soit à ces tableaux. Car les 20 tableaux, entassés dans deux salles capables de n’en contenir en vérité que deux chacune, ne sont même pas rangés dans un ordre chronologique !

D’où vient une telle aberration ?  » C’est une question de taille des tableaux « , répond, sans l’ombre d’un embarras, une jeune guide locale. Puis d’expliquer :  » A l’origine de son projet, en 1910, Mucha avait passé une commande de 20 toiles de 610 centimètres sur 810 à une société belge spécialisée dans la fabrication de voiles de bateaux. Or, pendant la Première Guerre mondiale, ces usines belges furent bombardées, et il ne leur fut ensuite plus possible de produire des toiles aussi grandes qu’auparavant. Ainsi, sur les 20 tableaux, 7 ont les dimensions originales, mais les autres font 4 mètres sur 6 environ.  » Or Alfons Mucha s’est attelé très tôt à certains moments historiques (par exemple, L’Abolition du servage en Russie, peint en 1914, toile 19) qui n’interviennent que très tard dans la chronologie des Slaves. Les organisateurs du musée ont, quant à eux,  » tout simplement  » placé les grandes toiles dans la vaste salle du haut, et les petites dans l’ancienne chapelle, plus exiguë.

On se surprend soudain à rêver. On imagine un lieu, à Prague ou ailleurs, construit spécialement pour cette £uvre et dans lequel les toiles de Mucha trouveraient enfin l’espace nécessaire à leur immense carrure. Or ce lieu a failli exister ! En échange de ce don magnifique fait au peuple tchèque, la ville de Prague s’était en effet engagée à construire un monument destiné à présenter l’Epopée slave dans toute sa splendeur.  » Près de quatre-vingts ans plus tard, Prague n’a toujours pas rempli sa part du contrat « , dénonce John Mucha, petit-fils de l’artiste et président de la Fondation Mucha.

Déjà, en 1928, les autorités tchèques manquent de chaleur dans l’expression de leur reconnaissance envers le plus grand artiste de la nation. L’accueil de l’£uvre, dans les journaux, est exécrable. Porté au pinacle vingt ans auparavant, l’art de Mucha est jugé dépassé, sans lien aucun avec les nouveautés cubistes qui, à Paris comme à Prague, font alors fureur. La Tchécoslovaquie jouit de son indépendance, ce qui tempère les excès nationalistes d’avant guerre. Exposées dans quelques villes du pays, les toiles se retrouvent vite enroulées sur de longues barres de métal et rangées bien serrées dans les caves du musée de Prague.

En 1939, alors que son pays vient d’être lâché à Munich par les puissances alliées, Mucha, franc-maçon depuis sa jeunesse, subit à 79 ans un interrogatoire de la Gestapo. Il meurt quelques semaines plus tard. Après avoir végété dans les caves du musée, ses toiles sont  » redécouvertes  » en 1963. Le Parti communiste cherche un lieu où entreposer cette £uvre certes magnifique, mais idéologiquement ambiguë. L’armée vient de libérer un château Renaissance dans un village non loin d’Ivancice. Et voilà l’Epopée slave enfermée à Moravsky Krumlov.

Et maintenant ?  » Plusieurs projets ont été évoqués ces derniers temps, mais aucun n’a été retenu en particulier, répond Jaroslav Jatka, directeur du musée de la Ville de Prague, toujours propriétaire des tableaux. A notre avis, le mieux serait de construire un pavillon destiné à l’Epopée slave, ainsi que le désirait Mucha. Le lieu idéal serait naturellement Prague.  » A Moravsky Krumlov, on fait comme si on n’avait jamais entendu parler d’un tel projet, qui ferait perdre à la ville sa seule attraction.

A la fin de la visite, un visiteur américain, arrivé là par hasard, s’exclame :  » C’est absolument ahurissant ! Avec un trésor comme ça, on pourrait faire des millions de dollars de bénéfices ! Mais, ici, c’est comme s’ils vivaient dans un autre monde…  »

Epopée slave, château de Moravsky Krumlov, République tchèque. Le musée Mucha, à Prague, qui appartient à la Fondation Mucha, possède un bon site Internet : www.mucha.cz

P.D.

îuvre ambiguë pour le Parti communiste

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