Allô, docteur smartphone ? Les apps qui permettent de mesurer sa condition physique et ses paramètres, simples gadgets ou véritables pionnières en matière de santé ? Et avec quels enjeux, parfois cachés ?
Aujourd’hui, le patient 2.0 collecte des données soit sur sa maladie, soit sur sa vie quotidienne. Il cherche à mieux se comprendre pour mieux vivre. En quelque sorte, il s’autodiagnostique en permanence. Pour l’aider, Apple a lancé avec le nouveau iOS 8 un Healthbook. A terme, lorsque les applications adéquates seront commercialisées, ce carnet de santé connecté calculera régulièrement votre poids et votre taille, enregistrera vos heures de sommeil, analysera la durée de vos exercices physiques et votre alimentation, vérifiera l’hydratation de votre corps, voire calculera les taux d’oxygène et de glucose dans le sang.
Grâce aux apps des smartphones, le patient deviendra-t-il son propre docteur ? Si, en Belgique, l’Ordre des médecins ne s’est pas encore penché sur la question, Sébastien Alexandre, directeur de la Fédération bruxelloise des institutions pour toxicomanes et passionné par les nouveaux horizons technologiques, s’exprime à titre privé : » Je ne connais pas d’étude qui montre qu’Internet éloigne le patient du médecin. Je parierais plutôt sur l’inverse. »
Dans le secteur de la toxicomanie, Sébastien Alexandre perçoit l’utilité d’applications qui mesureraient les battements du coeur et la pression artérielle. Les usagers pourraient ainsi cerner les problématiques liées à leur consommation et la comparer. » Cette pratique permettrait de mettre des repères sur sa consommation. Souvent, pour l’alcool, l’idée prévaut qu’on ne « consomme pas tant que cela ». Cette forme de relativisme pourrait être battue en brèche par la comparaison chiffrée. »
Un coach du chiffre
Autre usage potentiel, la collecte de données, par un capteur, permettra à des personnes souffrant de maladies chroniques ou orphelines de partager leur quotidien. La collecte, via un smartphone, des posologies et des paramètres de vie (sommeil, nourriture) serviront à cerner l’évolution de la maladie et ses causes. » Des personnes qui souffrent de diabète, qui relèvent en temps réel leur taux d’insuline, pourraient évaluer si la fréquence de leur prise de médicament est la bonne ou non « , avance Candide Kemmler, l’organisateur des rencontres Quantified Self à Bruxelles, un réseau qui prône, par la mesure, la compréhension de soi. Ces rendez-vous rassemblent une dizaine de personnes.
Les Etats-Unis, qui ont vu naître ce mouvement, regorgent d’un public beaucoup plus réceptif à la » m-health » (ou santé mobile). A tel point qu’un médecin, Paul Abramson, de San Francisco, a inventé un nouveau métier : le Quant Coach. Cet » assistant » médical discipline le patient à collecter des données en fonction d’un programme négocié avec Abramson. Candide Kemmler en parle d’autant plus facilement qu’il a consulté ce dernier pour de l’hypertension. » On a constaté une corrélation entre cette hypertension et le travail. Cela paraît évident, c’est le genre de discussion qu’on devrait avoir avec son médecin, mais là, le médecin et moi-même en avions la preuve. Souvent, le médecin conseillera un peu de sport sans autre forme de procès. C’est rarement très convaincant. »
Un marché opaque
D’autres acteurs que Candide Kemmler sont intéressés par cette collecte des données : les sociétés de la m-santé. Car entre vous et votre capteur se cache un monde insoupçonné. Quand vous vous mesurez, les données de votre course, de votre tension ou de votre poids ne restent pas sur les capteurs. Elles sont récupérées, agrégées dans un serveur et restituées aux sociétés de m-santé. Pour la Cnil, la Commission française de l’informatique et des libertés, la base du modèle économique est d’offrir l’accès au service et de récolter en contrepartie les données d’usage. Le marché représenterait 26 milliards de dollars à l’horizon 2017 avec près de 1,7 milliard d’utilisateurs. Dans son dossier » Le corps, nouvel objet connecté « , l’institution relève l’ampleur du marché actuel de la m-santé » qui, entre 2010 et 2012, est passé de 17 000 à 97 000 applications mobiles « .
Bizarrement, les entreprises si friandes des mesures des autres se montrent beaucoup plus réservées au moment de transmettre leurs données : » Nous ne communiquons pas notre chiffre d’affaires » déclare- t-on chez FitBit, leader du marché des bracelets connectés. » Ces sociétés essaient de se construire une image très transparente alors qu’en réalité, les business models s’appuient à la fois sur la vente de capteurs et sur celle des données agrégées « , explique Anne-Sylvie Pharabod, chercheuse d’Orange Labs, la division recherche et développement du groupe Orange, en France.
Secret médic@l ?
Se pose alors la question délicate de la vie privée et du secret médical. Quelles garanties peut avoir l’utilisateur que ses données ne sont pas divulguées ou utilisées de manière inappropriée ? Selon Candide Kemmler, » certains termes des conditions de service signalent explicitement que les infos restent privées et un bouton permet de tout effacer. Si beaucoup de petits projets offrent un bon niveau de garantie, tous les grands ne prennent pas cette peine. Plus gros est l’intérêt financier, plus faible est la garantie. » André Loconte, cofondateur du Nurpa (Net Users’ Rights Protection Association) se montre plus explicite : » Pratiquement aucun appareil dit « intelligent » ne répond aux exigences de contrôle nécessaires. Il est dès lors impossible de garantir que la fonctionnalité attribuée à un téléphone, un système d’exploitation ou une application soit bien celle qu’ils proposent. A l’arrivée, le seul qui n’est pas « intelligent », c’est l’utilisateur auquel le matraquage marketing est parvenu à faire croire qu’un dispositif électronique était plus futé que lui. »
Il est d’autant plus difficile de légiférer sur l’usage de ces données que la frontière entre la notion de » bien-être » et celle de santé au sens médical est floue. » Dans la revente de données en ligne, on oppose données anodines et sensibles, sensibles parce qu’elles renverraient à la santé, épingle Olivier Desbiey, de la Cnil. Or, l’historique de poids et de marche sur trois ans permet, par recoupement, d’avoir une idée de l’activité physique et l’état de santé d’une personne. Cette différenciation ne tient pas la route. »
Des acteurs traditionnels comme les assurances et les mutualités ont déjà des visées très pratiques pour l’utilisation de ces mesures. L’assureur Axa a ainsi proposé à 1 000 clients de s’équiper d’un podomètre connecté. Ceux qui effectueront 7 000 pas par jour recevront un chèque cadeau » médecine douce « . La marche diminue les risques de problèmes de santé. Et donc, le remboursement des traitements par Axa. » On en arrive aux questions éthiques, à un choix de société qui individualise le rapport à la santé, avance Olivier Desbiey. Aux Etats-Unis, les employeurs doivent offrir la mutuelle, ils pourraient ainsi essayer de négocier des tarifs. » Avec la perspective de tracer tout employé pour évaluer sa santé et, surtout, son coût. » Cela mettrait la pression sur les individus qui ne veulent pas entrer dans ce type de contrat. »
Les partisans de la m-santé parlent d’autonomisation des patients. Comme le souligne Antoinette Rouvroy, membre (belge) du Comité de la prospective de la Cnil, ils pourraient aussi devenir » entrepreneurs d’eux-mêmes « , seuls responsables de leur santé en dehors des causes environnementales ou sociétales. A chacun sa m-santé. Avec, pour prix à payer, nos moindres pas scrutés ?
Par Olivier Bailly
Bizarrement, les entreprises si friandes des mesures des autres se montrent beaucoup plus réservées au moment de transmettre leurs données