Les éditions Le Lombard rééditent – enfin – Modeste et Pompon, la seule série que Franquin ait jamais réalisée pour le journal Tintin. Un témoignage incomparable sur les fifties et le génie créatif de leur auteur, défendu aujourd’hui par sa fille Isabelle, toujours sous le charme de son » chouette papa « .
Le rire d’Isabelle est, semble-t-il, le même que celui d’André. Plein, tonitruant, communicatif. Révélateur d' » une belle personne « , comme la fille aime à parler de son père. Celui-ci, André Franquin, adulé par tout amateur de bande dessinée, disparu en 1997 à l’âge de 73 ans, laissant derrière lui et au neuvième art franco-belge une oeuvre comparable à celle de Hergé en termes d’aura et de valeur historique. » Mais Modeste et Pompon est une bande dessinée tout à fait oubliée dans le travail de mon père. J’entends toujours Gaston, Marsupilami, Spirou, mais ici, il s’agit d’une série à la vie beaucoup moins longue, reprise ensuite par d’autres, très abîmée… La carrière de Modeste fut assez brève, c’est un peu triste. Car j’ai beaucoup d’affect pour cette série. Elle dégage une vraie énergie, possède sa propre histoire et reste une étape importante dans l’oeuvre d’André Franquin. »
Ses premiers gags
C’est en 1955, à la surprise générale et après une brouille contractuelle avec les éditions Dupuis, que Franquin invente, seul d’abord, aidé par de nombreux scénaristes ensuite, les aventures et gags en une planche de Modeste et Pompon dans le Journal de Tintin, seul concurrent de Spirou, dont Franquin est alors, déjà, le fer de lance et le plus reconnaissable des auteurs. S’il adapte son style et » simplifie » son dessin en débarquant chez Tintin pour n’y rester que quatre ans, Franquin va en réalité y poser des jalons qui vont se révéler primordiaux dans son oeuvre et ses futures créations, dont un certain Gaston Lagaffe en 1957. » C’est avec Modeste qu’il s’attaque par exemple au gag en une planche, et même à la mécanique du gag pur, parfois au burlesque, continue Isabelle. Et il s’en sort bien ! Il y fait montre aussi, comme toujours, d’un énorme souci de cohérence : même les peintures accrochées aux murs de la maison de Modeste ne sont pas anodines, son intérieur définit vraiment son personnage. Un héros moins transparent qu’il n’y paraît, ancré dans son époque, qui se passionne pour le design, les belles choses… Modeste ressemble sans doute beaucoup à ce que mon père était à la même époque. »
» Faire plaisir »
Moins connue du grand public, la série Modeste et Pompon contient en effet tout ce qu’on aime chez Franquin : sa fantaisie, son goût du gag, de la modernité et des objets, son humanité et bien sûr son formidable trait, alors au sommet de sa propre » ligne claire « , d’une incroyable lisibilité, quasi intemporelle. » Il y a même dans Modeste un gag qui aurait pu figurer dans ses Idées Noires, explique encore sa fille en feuilletant l’intégrale à laquelle elle a directement participé. Modeste y rêve qu’il est en prison, et se réveille en sursaut, mais toujours en prison. Un rêve dans le rêve, très angoissant… Les Idées Noires, ça ne partait pas d’une déprime. On lui a longtemps collé cette étiquette de dépressif, mais moi, j’ai passé une enfance avec un papa très drôle, qui riait tout le temps. Les Idées Noires, je crois que c’est plutôt sa prise de conscience d’un monde qui commençait vraiment à déraper, chose à laquelle il était très sensible, et de plus en plus. »
La sensibilité de Franquin, prégnante dans toute son oeuvre, explique aussi, presque à elle seule, son incroyable productivité de l’époque : incapable de dire non, Franquin animera ainsi, pendant des années et chaque semaine, à la fois, les personnages de Spirou, Gaston et Modeste et Pompon ! Un rythme d’enfer qui s’additionnait à d’innombrables illustrations et sollicitations, intenable pour n’importe quel auteur, et qui provoquera d’ailleurs un véritable burn-out de Franquin, en 1961. » Mon père avait une culture du » faire plaisir » qui aura empoisonné une partie de son existence, confirme sa fille. J’avais deux ans à l’époque, je n’en avais pas conscience, mais les quatre ans passés sur Modeste ont été une incroyable surcharge de travail. Et tous les témoignages, tous les documents que j’exhume me le confirment, il ne savait pas dire non. Je retrouve beaucoup de courrier du genre » On adore ce que vous faites, vous ne pourriez pas faire ceci, cela ?… », et il les a tous faits, les enfants handicapés de Jumet, le cercle sportif de Watermael… Ce succès, et ce besoin de ne pas froisser, ce fut son cadeau empoisonné. »
Et Isabelle Franquin de s’essayer à l’analyse du caractère si particulier de son génie de père : » Il était enfant unique, et je pense qu’il n’en existe que deux sortes. Ceux qui s’adaptent, et ceux à qui on s’adapte. Mon père était clairement de la première catégorie. Sa mère avait 36 ans quand il est né, il n’avait pas de cousins, était le seul de sa génération, seul au milieu de beaucoup d’adultes. S’adapter à son environnement, à l’attente que les autres avaient de lui, je crois que ça ne l’a jamais quitté. »
L’intégrale des aventures de Modeste et Pompon, par Franquin. Editions Le Lombard, 232 p.
Par Olivier Van Vaerenbergh