Ce fut l’icône des années 1980. Le perdant des années 1990. Le revenant des années 2000. Prix Nobel de la paix 1990, Mikhaïl Gorbatchev, le père de la perestroïka, a décidé de se consacrer à la cause de la planète. Il a fondé à Kyoto, en 1993, Green Cross International, avec la conviction que les opinions publiques ont besoin d’une » glasnost à l’échelle mondiale » et d’un changement de valeurs. Une cause qui mobilise pleinement » Gorbi « , toujours aussi dynamique, puisqu’il se consacre également, en Russie, à la lutte contre la leucémie des enfants et s’engage dans le journalisme en signant dans le New York Times. Il reçoit Le Vif/L’Express sans faire de manières, car il a gardé le style direct, le verbe haut et le geste leste des dirigeants russes.
Quand on a dirigé l’Union soviétique, un des Etats les plus pollueurs de la planète, comment devient-on subitement défenseur de l’environnement ?
E Ce n’est pas un hasard ni une révélation tardive. Dès mon enfance, j’ai parcouru des champs abandonnés, dont la couche la plus fertile avait été enlevée par le vent, qui soulevait des tempêtes de poussière. En travaillant sur un tracteur, j’ai vu comment le sol s’érodait, récolte après récolte. Il y avait des ouragans, et j’ai ressenti l’inquiétude des paysans qui vivent en symbiose avec la nature. Quand je suis devenu secrétaire du comité central, Brejnev m’a confié l’agriculture. J’ai étudié les problèmes et j’ai constaté combien notre attitude était erronée : pour construire des centrales hydrauliques, nous avions inondé 14 millions de kilomètres carrés de terres fertiles, les plus fertiles qui soient.
L’accident de Tchernobyl vous a-t-il fait basculer ?
E Oui, j’ai découvert à quel point nous sommes vulnérables, à quel point nous sommes démunis et quelles forces il nous faut dépenser pour compenser les erreurs. Nous avons dépensé 14 ou 16 milliards d’euros pour arrêter la catastrophe dans un seul réacteur. Pour moi, il y a une vie avant et une vie après Tchernobyl.
Est-ce que la perception du problème écologique a réellement changé en Russie ?
E Non, cela n’a pas changé de façon radicale, mais c’est en train de changer. En particulier parce que toutes les couches de la population se sentent concernées. Les rivières sont souvent abandonnées, les marais sont de plus en plus importants. Nous devons encore beaucoup travailler, soyons honnêtes. Mais maintenant que le pays dispose de nouvelles ressources, nous pouvons nous permettre de dépenser davantage pour le respect de l’environnement.
Vous avez été le premier dirigeant soviétique à interdire qu’on retouche ses photos officielles. De là à vous retrouver dans une publicité pour une grande marque de luxeà Qu’est-ce qui vous a motivé ?
E Je n’ai aucun complexe à ce sujet. Il y a des gens qui ont accédé à un statut de notoriété mondiale et qui considèrent qu’ils ne doivent faire que ce pour quoi ils sont connus. Ce n’est pas mon cas. Laissez-moi vous raconter une anecdote. Un jour, je me promenais à Paris avec mon bon ami François Mitterrand [ndlr : François Mitterrand n’a pas jugé bon de l’appeler alors qu’il venait d’être écarté du pouvoir et se trouvait retenu à Foros, en Crimée]. Quelqu’un nous aborde pour nous demander un autographe. François Mitterrand refuse en disant que le président la République française ne donne pas d’autographe. Moi, j’ai accepté en répondant : » Le président de l’Union soviétique signe des autographes. » C’est mon tempérament. La publicité est partout : sur les affiches dans les rues, dans des milliers de spots à la télévision, sur des kilomètres de pellicule au cinéma. Je ne vois pas ce qu’il y a d’extraordinaire à voir » Gorbi » dans une publicité une fois tous les dix ans. J’y ai eu recours lorsque j’ai eu des problèmes à régler. Lors du krach de 1998, nous n’avions aucune possibilité de financement pour réparer un bâtiment qui s’était effondré. J’ai dû prendre un nouveau crédit à la banque de 1 million de dollars et j’ai accordé une publicité à Pizza Hut. Il fallait le faire pour poursuivre notre action. J’ai fait la même chose avec Louis Vuitton parce que nous devions financer un nouveau chantier pour la construction d’un centre de soins contre la leucémie des enfants. Je me suis rapproché d’un grand entrepreneur russe, également député, Alexandre Lebedev, qui a construit les locaux. Il y en a eu pour 2 millions de dollars, mais il fallait encore trouver 10 millions pour acquérir les équipements médicaux. J’ai reçu de nombreuses aides de l’étranger, et puis j’ai eu besoin de compléter les ressources en recourant à la publicité. Il faut bien que vous compreniez que vous, en Occident, vous disposez de l’aide publique et de nombreuses fondations privées. En Russie, il en va différemment.
Combien LVMH vous a-t-il donné ?
E Cela ne vous regarde pas. Je ne vous demande pas combien vous gagnez… Ils m’ont donné beaucoup, mais Pizza Hut avait versé davantage. Malgré tout, cela n’a pas suffi à financer nos besoins. C’est Ted Turner qui nous a aidés à trouver ce qui manquait ; il a été le plus gros contributeur. Et il a surveillé l’avancement du projet avec un grand intérêt. Je lui en suis très reconnaissant.
Avez-vous des regrets quand vous regardez votre vie politique ?
E Je regrette l’éclatement de l’Union soviétique, que j’ai pourtant essayé d’éviter en organisant le référendum d’avril 1991, qui a donné une majorité favorable au maintien de l’Union. J’aurais pu rester au pouvoir, tenter de rassembler des fidèles et jouer encore un rôle décisif. Mais j’ai constaté que l’effondrement de l’Union était inévitable, sauf à risquer une effusion de sang, ce à quoi je me suis refusé. La réforme du Parti était en cours et on ne pouvait pas agir de manière consensuelle à ce sujet. Cela ne m’empêche pas d’avoir beaucoup de regrets aujourd’hui. Même l’ancien Premier ministre français, Raymond Barre, avec lequel j’avais gardé des contacts, m’avait dit à l’époque : » Ecoute, Mikhaïl, ton pays se trouve dans une telle situation qu’il faut peut-être agir de manière autoritaire. » Le domaine social était en décomposition, l’armée ne fonctionnait plus, la médecine s’était effondrée… J’ai préféré respecter la démocratie.
Quels sont vos rapports personnels avec Vladimir Poutine ?
E Nous ne sommes pas à proprement parler amis. Mais nous avons confiance l’un dans l’autre, même si je ne suis pas son conseiller. Cela dit, quand je considère que j’ai un message à transmettre, je m’exprime dans la presse.
Poutine a concentré tous les pouvoirs entre ses mains. N’êtes-vous pas inquiet pour la démocratie en Russie ?
E Je ne suis pas de cet avis. Vladimir Poutine se montre très conscient de ses responsabilités présidentielles. Poutine a sorti la Russie du chaos. Sous Eltsine, pendant des années, les gens ne touchaient pas leur salaire. Poutine réagit durement à la critique dans la mesure où il est favorable à la liberté de la presse, mais à celle d’une presse responsable. Or les médias considèrent parfois que leurs droits sont illimités et tout n’est pas fait avec moralité et esprit de responsabilité. Vladimir Poutine rencontre la presse plus que quiconque, plus que moi ou tout autre responsable russe.
Que vous inspire le cas d’Anna Politkovskaïa, journaliste assassinée alors qu’elle était critique envers le pouvoir ?
E Je suis actionnaire du journal Novaïa Gazeta, en compagnie de Lebedev, dans lequel Anna Politkovskaïa écrivait. J’aimerais vraiment que ce meurtre soit élucidé, mais beaucoup de crimes ne l’ont pas été. J’espère que l’on retrouvera le meurtrier, et Poutine l’espère aussi.
Si Poutine n’est pas responsable des menaces qui pèsent sur la presse, et si néanmoins les journalistes sont menacés, c’est que l’ordre ne règne pas dans son pays. Quelles sont ces forces qui agissent hors de l’autorité de l’Etat ?
E Je crois que les responsabilités du pouvoir et de la société sont mêlées. C’est tout le problème. Tout le monde pense que nous sommes très avancés par rapport à la période de transition démocratique. Il y a encore fort à faire. Les Américains me demandent souvent pourquoi la vie démocratique n’est pas aussi affirmée que chez eux. J’en serais ravi, mais vous nous prenez pour des gens plus talentueux que tout le reste du monde ! Comment voulez-vous que nous accomplissions en deux cents jours ce que vous avez réalisé en deux cents ans ? Nous sortons à peine de soixante-dix années d’un système totalitaire qui interdisait toute forme de démocratie. Attendez, soyez patients !
La Russie est-elle en train de redevenir une grande puissance ? En êtes-vous fier ?
E Ce n’est pas une question de fierté. Le pays s’est redressé, il va de l’avant. Mais, si nous y parvenons, c’est davantage avec l’aide de Dieu qu’avec celle de nos amis occidentaux. Le moins que l’on puisse dire, c’est que, à l’Ouest comme à l’Est, on ne s’est guère préoccupé de nous pendant la dernière décennie. Nous avons même eu l’impression que l’Occident applaudissait quand cela allait mal chez nous. Que veut l’Occident ? Je suis très content que Boris Eltsine ait quitté le pouvoir avant le terme de son mandat. Maintenant, la Russie relève la tête. Mais elle reste la Russie, avec son expérience, sa culture, son histoire. Son absence dans les grands arbitrages internationaux s’est fait cruellement sentir. Il est de l’intérêt du monde entier que la Russie revienne sur la scène mondiale, et la Russie s’en montrera capable. Parmi les élites sérieuses, personne ne parle de la renaissance d’un empire. Mais nous avons vocation à demeurer une grande puissance, un partenaire stable et fiable.
Certes, mais faut-il pour cela employer parfois le chantage ou la menace ?
E L’Occident nous critique parce que nous avons augmenté le prix du gaz que nous vendons à l’Ukraine, à la Moldavie, à la Géorgie, au lieu de continuer de le leur vendre à moitié prix. La Russie a besoin de réguler les flux d’énergie et d’équilibrer le marché intérieur par rapport au marché mondial. Pourquoi faut-il que les pays occidentaux nous accusent d’un coup de vouloir punir l’Ukraine ou la Géorgie ? La Russie est un bon partenaire, avec lequel il faut dialoguer en confiance. Nous accuser de tous les maux n’apporte rien.
Vous avez mis fin à la guerre froide. Y a-t-il aujourd’hui un nouveau risque de guerre froide ?
E J’observe soigneusement ce qui se passe et il y a beaucoup de choses qui ne me plaisent pas. Il ne faut pas s’accuser mutuellement, se quereller. C’est inacceptable. Construire un partenariat devrait être notre tâche essentielle au lieu de nous opposer. Le bouclier antimissiles, par exemple, ne peut rien produire de positif entre nous. Je crois sincèrement qu’il faut privilégier le dialogue et intensifier nos contacts et nos discussions. C’est la seule méthode pour éviter le refroidissement. La tension mondiale est très forte. Une tension entre nous ne ferait qu’ajouter au danger qui menace la planète.
2 mars 1931
Naissance dans le kraï de Stavropol.
1952
Adhère au Parti communiste et en devient le dirigeant pour la ville de Stavropol en 1962.
De 1964 à 1967
Etudie à l’Institut d’agronomie de Stavropol et se spécialise dans les problèmes agricoles.
1971
Elu au comité central, à l’âge de 40 ans.
1980
Entre au Politburo.
1984
Fait son entrée sur la scène diplomatique internationale en rendant visite à Margaret Thatcher.
1985
Secrétaire général du PCUS. Mise en place de la glasnost.
1987
Sacré homme de l’année par le magazine Time.
1990
Prix Nobel de la paix.
Août 1991
Alors qu’il est en vacances en Crimée, il est écarté du pouvoir par un coup d’Etat fomenté par les ultras du Parti. Boris Eltsine devient le maître du Kremlin.
1993
Fonde Green Cross International.
www.greencross international.net
PROPOS RECUEILLIS PAR christian Makarian, avec Ulysse gosset