Merci pour le chocolat !

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le maître chocolatier Jean Galler.

C’est un homme heureux qui, par une rare journée caniculaire, fixe rendez-vous à Vaux-sous-Chèvremont, commune de l’entité de Chaudfontaine et siège de son entreprise chocolatière. Entouré des 350 personnes  » qui ont compté « , Jean Galler vient de fêter les quarante ans de son entreprise. D’atelier d’expérimentation pâtissière dans la cave de ses parents à fournisseur officiel de la Cour, en passant par le titre de Manager de l’année ou lauréat du Prix de l’innovation, Galler appartient au club très sélect des plus belles réussites wallonnes. De celles qui peuvent se vanter de représenter un savoir-faire chocolatier dans le monde entier.

Pas de réussite ostentatoire pourtant ni de regard fier. Jean Galler serait plutôt à l’image de ses chocolats et langues de chat : authentique, familial et de qualité. Très souriant, il accueille au premier étage d’une maison Art déco de briques jaunes, à l’allure simple. Historiquement, la bâtisse accueillait le premier atelier de chocolat (aujourd’hui de l’autre côté de la rue). Au fil du temps, l’entreprise s’agrandit, rachète la maison voisine, abat les murs mitoyens et y installe ses bureaux. Jean Galler prévient :  » Vous verrez, c’est un vrai labyrinthe.  » Avant de vous emmener à travers un dédale de couloirs et d’escaliers.

Entre deux portes, il présente son beau-fils, dernier arrivé dans l’entreprise familiale, pour confier trois marches plus haut :  » C’est fantastique ! En deux ans, mon gendre n’a pas fait un faux pas, pas une erreur. Non seulement, c’est un bon père, un bon mari mais aussi un excellent collaborateur. C’est une chance extraordinaire !  »

Une grande table noire, des fauteuils de cuir légèrement usés, trois abat-jour de plexiglass colorés, quelques oeuvres d’art dans les coins… Voilà la salle de réunion. Entre deux cafés, une fidèle assistante dispose truffes, macarons, pralinés et autres douceurs chocolatées. Jean Galler – chemise Mao, veste pied-de-poule, pantalon rouille, lunettes légères et sourire sincère – ronronne de plaisir en savourant une truffe blanche.  » Vanille de Madagascar « , précise-t-il. Pour un homme de 61 ans qui passe ses matinées à goûter des chocolats, il faut bien admettre qu’il tient la ligne.  » J’ai de la chance, le stress me fait fondre.  » A en juger par sa silhouette, le métier de chocolatier ne doit pas être de tout repos.

Installés, nous entamons les débats. Il sera question d’art, donc.  » Pour moi, démarre-t-il au quart de tour, l’art passe par les femmes, c’est certain. Au départ, il y avait ma grand-mère, une femme aux mains merveilleuses, qui peignait, sculptait… Elle me fascinait. Ce n’est sans doute pas un hasard, si j’ai moi-même épousé une artiste (NDLR : Yvette Dillen). Une femme de la même trempe qui, elle aussi, sait tout faire de ses mains. Ce qui est fascinant avec les artistes, c’est leur capacité à voir des choses qui échappent à la plupart des gens. Réaliser des choses merveilleuses et procurer du plaisir aux autres, c’est fabuleux. J’entretiens plus que des affinités avec l’art. Si, par la suite, des personnes comme Philippe Geluck ou le styliste Jean-Paul Lespagnard sont arrivés dans ma vie, ce n’est pas un hasard. J’en suis convaincu.  »

En 1989, Jean Galler, qui adorait Le Chat, prend courageusement son téléphone et propose à Geluck de faire des chocolats avec lui.  » Mon idée était que le chocolat et la BD sont deux identités purement belges et que, plutôt que d’avancer chacun de notre côté, nous avions tout à gagner à nous associer. Après tout,  » L’union fait la force  » n’est-elle pas notre devise ?  » L’artiste accepte et, de cette collaboration devenue aujourd’hui amitié, naissent les produits Langues de Chat ou Chocolat du Chat. D’autres collaborations artistiques verront le jour, comme avec Jean-Paul Lespagnard, en 2016, autour des oeufs de Pâques. Collaboration avec des artistes, maispas que : l’entreprise soutient depuis plus de trente ans la lutte contre la sclérose en plaques en fabriquant, pour l’association, les bâtons bien connus à prix plancher.

Ave César !

Sa première oeuvre d’art préférée, Jean Galler l’annonce avec enthousiasme : Salade César, de… Philippe Geluck. » Même si j’adore le cinéma et la salade césar, ce qui me séduit par-dessus tout dans cette oeuvre, c’est son humour ! Cette oeuvre est belle, forte et simple. Non seulement, un César est un objet magnifique mais il représente aussi le talent qu’a la France de valoriser ses artistes, de faire en sorte qu’ils puissent y demeurer et se développer. Que ce soit le festival de Cannes ou le Salon du chocolat, les Français ont cette puissance pour mettre en valeur leur savoir-faire. Et en partant de rien. Il ne faut pas oublier que si le festival de Cannes est né, c’était pour rivaliser avec la Mostra de Venise. En Belgique, cette volonté nous manque. Regardez : le musée du Chat, qui ouvrira en 2019, s’il voit le jour, c’est grâce à Philippe. Il l’a voulu, il l’a porté et il y est arrivé. Je suis très admiratif. C’est un peu pour tout ça que j’ai choisi cette oeuvre-là.  »

Reconnu pour son talent d’innovation (Galler lançait, le premier, le chocolat à plus de 70 % de cacao, une révolution en son temps), l’homme avoue que derrière sa passion et son goût de l’invention, c’est la revanche qui reste sa première motivation : » Je venais d’un milieu très modeste, mes parents, boulangers- pâtissiers, travaillaient très dur et je ne les voyais pas beaucoup. Qui plus est, petit, je souffrais d’une timidité maladive et être entouré d’enfants de médecin ou d’avocat à la récréation, alors qu’on est le fils du boulanger, ce n’était pas facile… J’en ai vraiment bavé. Pour me faire des copains, j’apprenais par coeur les sketchs de grands comiques et je les rejouais dans la cour de récré… Faire rire les gens, c’est déjà un peu exister.  »

Ensuite, les choses se sont enchaînées très vite.  » Mauvais élève, je quitte l’école à 16 ans pour faire mon apprentissage en boulangerie-pâtisserie. Espérant que je bifurque vers une profession moins difficile, ma mère m’a offert un livre de cuisine reprenant les activités périphériques à la pâtisserie. Dans leur cave, tous les soirs après le travail, je m’essayais un peu à toutes ces disciplines. C’est comme ça que j’ai découvert enfin le chocolat.  » Rapidement, l’adolescent se distingue, devient meilleur apprenti de Belgique, part en Suisse et atterrit chez le célèbre pâtissier Lenôtre, à Paris. De retour en Belgique deux ans plus tard, il achète son premier atelier et épouse au passage la fille des vendeurs.  » Une très belle femme, qui étudiait à l’académie des beaux-arts. C’était il y a 37 ans.  »

Jean Galler sourit et découvre ses dents du bonheur.  » J’avais cette rage de vaincre, de m’en sortir, en un mot, stopper le cercle vicieux et réussir. Ça n’a pas été facile… Quand vous quittez l’école à 16 ans, vous avez des lacunes énormes, des tares terribles… J’ai tout fait pour les combler. Je n’en suis pas fier mais, lorsque ma femme a accouché, j’étais en train d’étudier un manuel de comptabilité à la maternité. J’ai vraiment beaucoup beaucoup travaillé. Des années plus tard, ma fille, qui travaillait avec moi, me croise dans l’usine et me dit : « Excuse-moi papa, je ne t’avais pas reconnu. » Ça a été un gros gros choc. Là, je me suis dit que je devais repenser certaines choses.  »

Aujourd’hui, père et fille cultivent ensemble des vignes en terres liégeoises et produisent un vin 100 % belge, Septem Triones. Une façon de se rattraper, pour tout ce temps non partagé ? Jean Galler répond, très étonné :  » Je ne me suis jamais posé la question.  » Mi-hésitant, il rajoute :  » Peut-être qu’inconsciemment je chercher à rattraper le temps perdu.  » Pour conclure :  » Mais c’est une belle histoire. Déjà, créer une entreprise dans sa vie, c’est fantastique, mais en créer une seconde avec sa fille, c’est un bonheur immense.  »

Les parents, ces héros

Sa seconde oeuvre, c’est celle d’un jeune artiste, Antoine Doyen, découvert lors d’une exposition à Stavelot : un collage représentant un match de foot. » C’est un gros coup de coeur ! Je la trouve même totalement décalée, je ne serais d’ailleurs pas étonné que l’artiste ne s’intéresse pas du tout à ce sport. Plus fondamentalement, ce qui a de fascinant avec le football, c’est qu’il y a un siècle, ce n’était qu’un sport comme un autre alors qu’aujourd’hui, c’est un véritable phénomène de société. J’ai toujours été fan de foot et je soutiens depuis toujours le Football club de Liège, pas le Standard, l’autre « ,précise-t-il gentiment.  » Maintenant, nous sommes en quatrième division mais j’ai le même plaisir à les soutenir que lorsque nous jouions contre les grands d’Europe, il y a vingt-cinq ans. Et puis, le foot est un des rares lieux où peuvent se côtoyer un SDF et un patron du Bel 20.  »

Fidèle, donc, Jean Galler ?  » Oui ! Mais mon plus grand bonheur, c’est d’engager un jeune, sans emploi ou qualification, lui apprendre le métier et le voir grandir. C’est ça, pour moi, le bonheur de la vie. C’est un peu ce que j’ai réalisé lors de notre quarantième anniversaire: plus qu’une entreprise, nous sommes une petite communauté. Depuis cette soirée, je l’avoue, je suis toujours sur mon petit nuage.  » Et son plus gros échec ? Jean Galler s’excuse de devoir réfléchir et finit par répondre très doucement :  » Ne pas avoir assez dit à mes parents tout le bien qu’ils m’ont fait et tout l’amour qu’ils m’ont donné. J’étais trop jeune et ils sont partis beaucoup trop tôt…  »

Les gens heureux

Très ému, Jean Galler passe à sa dernière oeuvre ; un tableau de Mark Rotkho, Orange and Yellow, découvert grâce à son épouse lors d’une exposition aux Pays-Bas.  » A la fois simple et complexe, qui nous permet de comprendre que dans l’apparente simplicité des choses, se cache beaucoup de complexité. Souvent, j’entends les gens dire à propos de ce tableau ou d’autre chose : « Ça aussi, j’aurais pu le faire. » C’est faux ! J’ai envie de leur répondre :  » Essayez toujours !  » Pour réaliser une oeuvre pareille, chaque élément, chaque détail doit être absolument parfait, et seul un équilibre subtil entre eux permet d’atteindre la perfection. C’est sublime ! Je pourrais rester des heures devant ce tableau tellement il irradie.  »

Parmi tous les arts, c’est sans doute la gastronomie que Jean Galler placerait au premier plan.  » C’est un instantané qui, pourtant, a le pouvoir de perdurer dans votre souvenir pour vingt ou trente ans. Parce que finalement, l’art ça sert à rendre la vie belle et les gens heureux. « 

PAR MARINA LAURENT – PHOTO : DEBBY TERMONIA

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