Merci François !

François Ruffin, réalisateur du documentaire Merci patron !, est l’un des initiateurs du mouvement Nuit debout qui essaime en Belgique. Portrait d’un moine-soldat du journalisme militant.

On ne se méfie jamais assez de ceux qui veulent mettre de la fantaisie dans leur vie. Certains plaquent leur job, d’autres partent au bout du monde. François Ruffin, lui, a fait un film. Et pas n’importe lequel. Son Merci patron !, fable sociale, jubilatoire et drôle, fait un carton en salles – 230 000 entrées après six semaines d’exploitation en France, sa sortie est annoncée pour le 11 mai en Belgique – et s’impose comme une référence du mouvement Nuit debout, place de la République à Paris ou ailleurs. Le procédé, en caméra cachée, est discutable, le propos colle au moment : Merci patron ! raconte comment un couple de chômeurs de la Somme (sud de la France) s’attaque à un géant du luxe, LVMH, pour obtenir de quoi sauver sa maison menacée par les huissiers. Son succès hors des cinémas ne doit rien au hasard. François Ruffin l’a voulu ainsi. A Paris, le 23 février dernier, à la veille de la sortie du film, il organise un débat avec quelques camarades :  » Leur faire peur, comment ?  » A l’issue de cette rencontre, ils décident de ne pas rentrer chez eux après la manif prévue le 31 mars. L’histoire retiendra que Nuit debout est né ce soir-là.

Tout jeune déjà, François Ruffin se rêve en héraut du journalisme militant. Il se réclame de Serge Halimi, avec lequel il collabore au Monde diplomatique, et travaille à Là-bas si j’y suis, l’émission de France Inter, avec Daniel Mermet. Son obsession à lui ? L’industrie, les délocalisations, le nord de la France, dont il est originaire… et Bernard Arnault, dont il fait le symbole du capitalisme à combattre. A 25 ans, en 1999, il crée à Amiens, où il réside, un mensuel de contestation sociale, Fakir, qui lui vaudra quelques démêlés avec la municipalité de l’époque. En 2003, à peine sorti du Centre de formation des journalistes (CFJ), il rédige un livre, Les Petits Soldats du journalisme (Les Arènes), dans lequel il dézingue l’école. L’ouvrage choque par sa méthode, mais il est régulièrement réédité.

Ses camarades du CFJ se souviennent de lui comme d’un contestataire permanent, assez solitaire et pas franchement drôle. Lui se décrit aujourd’hui comme un  » petit-bourgeois  » qui s’est associé à la  » classe ouvrière  » (les Klur, le couple héros de son film) pour bousculer  » l’oligarchie « , incarnée par LVMH. Tout juste à un moment, dans Merci patron !, le sent-on lâcher prise, lorsqu’il s’interroge sur ce qu’il est en train de faire et s’il ne risque pas davantage de nuire aux Klur que de les servir. Fugace moment où le doute perce.

Car, généralement, il prend son rôle de soldat de la lutte sociale très au sérieux. Ce mardi 5 avril, sur la place de la République, alors qu’il vient d’acheter un sandwich au premier stand à merguez croisé, un militant l’alpague :  » La bouffe solidaire, c’est de l’autre côté.  » François Ruffin pourrait en rire ou s’en ficher, il répond très sérieusement :  » Ne t’inquiète pas, je suis un pur, moi.  » Plus loin, une jeune fille, un peu exaltée, le voit répondre à une chaîne de télé et lui crie :  » Si tu tombes dans la com, tu deviens le même que les autres. Je te l’interdis.  » Il lui assure que non.

Gentil, aimable et timide,

il inspire confiance… au début

La com est pourtant l’une de ses grandes forces. Chaque mot est pensé, chaque exemple, réfléchi. Lors de ses récentes prises de parole, il rappelle son précédent fait d’armes, le blocage de la zone industrielle d’Amiens, en 2010, contre la réforme des retraites ; il évoque le cas de cette salariée de la propreté qu’il veut défendre, de cette usine de Ham (Somme) menacée de fermeture. Des situations comme ça, on imagine qu’il doit en connaître des milliers et que celles-là ne sont que les dernières qui lui passent par la tête. En réalité, il répète les mêmes, ad nauseam.

On le dit sectaire. Il l’est. A sa manière : il prend toujours un certain plaisir à faire un pas de côté pour ne pas être réduit au classique militant d’extrême gauche. On lui parle de grève générale, il rétorque que  » ça (le) saoule. Dans ces cas-là, tu te retrouves tout seul et ceux qui voulaient la grève générale, ils ne sont pas là . » Il pense qu’avec son film, il a créé une émotion et qu’il n’y a que ça qui marche, plus que le discours militant habituel,  » souvent chiant « . Le principe de Nuit debout est  » pas d’étiquette, pas de leader  » ; lui plaide pour faire venir Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT (l’une des principales organisations syndicales de France),  » justement parce qu’on ne l’attend pas « .

Dans cette originalité, certains ne voient qu’une habile façon de promouvoir sa petite personne. D’autres y trouvent la source de leur attachement. Parce qu’il est gentil, aimable et timide, beaucoup lui font confiance. Ils le considèrent comme un doux exalté, un loufoque qu’avec un brin de condescendance, ils prennent sous leur aile. Les mêmes se sentent ensuite trahis lorsqu’ils se découvrent au détour d’un livre, d’un article ou d’un film.

François Ruffin sait mieux que quiconque faire mousser son action. Fakir a pour sous-titre :  » Journal fâché avec tout le monde. Ou presque.  »

Détracteurs et admirateurs se retrouvent sur un point : François Ruffin a une haute opinion de lui-même et se montre volontiers mégalo. Laurent Beccaria, son premier éditeur aux Arènes, se souvient encore de la réaction de son auteur lorsqu’il refuse de publier son deuxième ouvrage :  » J’ai lu deux versions de son manuscrit et, vraiment, je ne le sentais pas. Je lui envoie une lettre très argumentée pour expliquer que cela me fait de la peine mais que je ne vais pas le prendre. Il me répond : « C’est moi qui ai de la peine pour toi, tu viens de refuser Guerre et paix. »  » Pour son film, il se compare à Michael Moore, l’impertinent réalisateur américain de Bowling for Columbine.

Ravi du succès de Nuit debout, il s’en tient en marge. Sa rapide prise de parole place de la République le 5 avril – au bout de dix minutes, les présents ont préféré reprendre le cours de leur AG plutôt que de débattre avec lui de  » cinéma et politique  » – lui a montré que le mouvement supportait mal la personnification. Son heure viendra, il en est sûr. Sinon, il ira ailleurs. Il a déjà quelques idées. Lorsqu’on lui demande ce qu’il va faire des bénéfices – a priori confortables – de Merci patron !, il répond :  » Réduire la précarité des membres de Fakir. Continuer à agir, avec plus de moyens, pour les autres Klur. Ce que nous avons fait est minuscule comparé à l’océan de travail devant nous.  » Il faudra juste attendre un peu : cette semaine, le héros fatigué s’octroie quelques jours de repos dans un village de vacances de La Grande-Motte, dans le sud de la France…

Par Agnès Laurent

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