Menaces sur les grands projets

Le futur stade national critiqué et mal ficelé, le musée du Canal torpillé par la N-VA et boudé par Didier Reynders, le pénitencier de Haren sans solution d’accès, NEO pris de vitesse… Les grands projets bruxellois ont-ils du plomb dans l’aile ?

En 1958, une frénésie de grands travaux a changé le visage de Bruxelles. De cette époque, celle de l’Expo universelle, datent des monstres et des merveilles : l’Atomium, le Centre international Rogier, la Cité administrative de l’Etat, les autoroutes urbaines… La capitale n’a plus connu, depuis lors, une telle profusion de projets ambitieux. L’heure du réveil a-t-elle sonné ? Dans le Pentagone et au-delà, les pouvoirs publics et le privé ont lancé une multitude de grands projets urbains qui doivent, en principe, se concrétiser au cours des dix prochaines années : un nouveau stade national, un centre commercial et de loisirs sur le plateau du Heysel réaménagé, un musée d’art moderne et contemporain, un village-pénitencier à Haren… Mais rien n’est simple à Bruxelles, où les lenteurs administratives plombent les initiatives, où les décisions dépendent de plusieurs niveaux de pouvoir et où les enjeux communautaires échauffent les esprits. Des projets phares sont critiqués, d’autres butent déjà sur de gros obstacles.

Parmi ces projets, celui d’un nouveau stade national sur le parking C du Heysel est loin d’être ficelé. Les installations seront-elles rentables ? La Flandre va-t-elle imposer ses conditions, la Région bruxelloise ayant décidé de faire ériger l’enceinte sur le territoire de la commune flamande de Grimbergen ? La N-VA a déjà mis son grain de sel dans le dossier, estimant que le néerlandais devait être la langue du futur stade. La candidature de Bruxelles à l’Euro 2020 a bien été retenue, mais le calendrier imposé par l’UEFA pour l’organisation du championnat, prévu dans 13 villes européennes, est serré. Or, la partie de poker en cours autour de l’arène réunit une pléiade de joueurs aux intérêts pas toujours convergents : Régions bruxelloise et flamande, Ville de Bruxelles, Union belge de football, RSC Anderlecht, candidats constructeurs…

Marché de dupes avec la Flandre ?

Depuis son séminaire de mai 2013 à Ostende, la Région bruxelloise est à la manoeuvre, poussée dans le dos par la Ville. Mais ses moyens étriqués contrastent avec l’ampleur du projet. Dès août 2013, l’ancien ministre-président Charles Picqué (PS) émettait des doutes sur l’opportunité de construire un nouveau stade, évoquant pour Bruxelles une  » spirale d’endettement et de dépenses qui pourrait être préjudiciable à d’autres matières, comme l’offre scolaire « . Son successeur, Rudi Vervoort (PS), n’en a cure. Il a même cédé discrètement au marchandage de la Flandre : en échange du feu vert de la Région flamande à l’implantation du stade à Grimbergen, le ministre-président bruxellois a accepté l’élargissement du ring nord, projet flamand auquel Bruxelles s’opposait. Cet élargissement permettra de donner une attractivité nouvelle aux zonings industriels périphériques flamands, au détriment de localisations urbaines intra-bruxelloises.

La Ville et la Région ont toujours proclamé que pas un euro d’argent public ne serait investi dans le stade, baptisé provisoirement  » Eurostadium « . Pourtant, début octobre, Fabian Maingain, conseiller communal FDF – dans l’opposition à Bruxelles-Ville -, révélait que 727 000 euros de frais d’étude et d’avocats liés au projet étaient déjà supportés par la Ville, donc par le contribuable. Le stade lui-même  » ne se fera pas sans le soutien financier du gouvernement « , estimait, en mars dernier, Johan Beerlandt, le patron de Besix, l’une des trois sociétés en lice pour le marché. Un soutien qui tournerait, selon lui, autour de 100 millions d’euros !

Sous la menace des investisseurs

Le bureau Deloitte évalue le coût de la construction du stade à 314,3 millions d’euros. Cette enceinte, à édifier entre début 2016 et juin 2018, aurait une capacité de 62 613 places et ne devrait comporter ni piste d’athlétisme ni toit rétractable, option qui offrirait le meilleur rendement. L’Eurostadium remplacera le stade Roi Baudouin, appelé à disparaître pour faire plus de place aux logements prévus dans le cadre de NEO, le projet de réaménagement du plateau du Heysel porté par la Ville.  » Les investisseurs qui ont permis la première phase de NEO ont fait savoir aux autorités bruxelloises qu’ils retireraient leurs billes si un club résident s’installait dans le stade Roi Baudouin « , assure l’Arau, l’Atelier de recherche et d’action urbaines.

Lors du récent match Arsenal-Anderlecht, le club bruxellois est sorti du bois, annonçant son intention d’occuper le nouveau stade  » coûte que coûte « . Anderlecht envisagerait même de devenir seul locataire de l’Eurostadium, où il disputerait ses matches à domicile. L’Union belge interviendrait en sous-location, pour les rencontres des Diables Rouges.  » Le Sporting négocie directement avec les consortiums « , glisse Alain Courtois, Premier échevin MR à Bruxelles-Ville. Anderlecht monte donc en première ligne, tandis que l’Union belge fait désormais profil bas. En cause : les attaques des patrons du FC Bruges et du Standard contre le stade.

Choix final à la mi-février 2015

Bart Verhaeghe, homme d’affaires originaire de Grimbergen et propriétaire du Club brugeois depuis février 2011, mène la fronde contre l’occupation de l’enceinte par Anderlecht, le grand rival. Selon lui, le Sporting recevrait le stade sur un plateau d’argent grâce à l’aide de la Ville et de l’Union belge.  » Il sait pourtant que l’Eurostadium sera construit par un consortium privé « , répliquent nos confrères de Sport/Foot Magazine dans leur numéro du 5 novembre. Ils révèlent en outre que le nouveau stade de Bruges sera lui-même payé à 50 % par les pouvoirs publics. Pour boucler la boucle, ajoutons que Verhaeghe pilote le projet Uplace, à Machelen, un immense centre commercial concurrent du mégashopping center prévu par la Ville de Bruxelles au Heysel.

Début novembre, les trois consortiums privés qui concourent pour la construction et la gestion du stade national ont remis une seconde offre. Le lauréat sera désigné à la mi-février 2015. Ce sera soit Besix, dont le patron, Johan Beerlandt, est actionnaire de la SA Anderlecht ; soit Denys, groupe flamand qui a décroché le chantier de construction de la mégaprison de Haren ; soit Ghelamco, qui a construit en 2013 la nouvelle arène de La Gantoise et y a associé son nom. Besix disposerait, dit-on, des meilleurs atouts pour construire l’Eurostadium. A défaut, la société perdrait sur tous les fronts. Car Besix est aussi candidat à la construction du 3e anneau du stade Constant Vanden Stock, un agrandissement qui tombe à l’eau au cas où Anderlecht décide pour de bon de quitter le Parc Astrid.

Quelle rentabilité pour NEO ?

Le nouveau stade national fera partie intégrante de la revalorisation du plateau du Heysel. La première phase du projet NEO, qui doit être lancée en 2017, porte sur la réalisation d’un vaste centre commercial et de loisirs, baptisé  » Mall of Europe « . Il sera doté de 200 boutiques, 30 restaurants, un cinéma de 21 salles, une cité des sciences pour enfants, un parc d’attractions sur le thème des personnages de Franquin, un parc de découvertes appelé  » Euroville « … Le géant français Unibail-Rodamco, associé à Besix et CFE, a été retenu par la Ville de Bruxelles pour réaliser l’opération. La construction de 590 logements, d’une maison de repos, de deux crèches, de 3 500 m² de bureaux et de 3,5 hectares d’espaces verts sont également programmés. Soit un investissement privé de 800 millions d’euros. L’ouverture est prévue pour 2021, voire pour 2023.

D’ici là, d’autres nouvelles surfaces commerciales toutes proches auront peut-être hypothéqué l’attractivité et la rentabilité de NEO. Le projet Uplace, près du ring, à Machelen, a été privé de permis d’environnement en mai dernier. Son avenir et la taille finale du shopping center restent encore en pointillés. En revanche, Docks Bruxsel, près du pont Van Praet, prévoit d’ouvrir ses portes dès le 20 octobre 2016. Dépollution et terrassements sont terminés. La structure du premier bâtiment apparaît (les sociétés BPC et… Besix sont à la manoeuvre). Il est prévu, sur le site, 41 000 m² de surfaces commerciales et de restauration, 8 salles de cinéma, un parc de loisirs indoor, une salle de 1 500 places pour des manifestations culturelles… Les responsables du projet comptent attirer sur place 7 à 8 millions de personnes par an. Sur le plan commercial, 62 % de ses surfaces auraient déjà trouvé preneur, soit 46 baux signés. D’ici 2025, la Région a prévu d’y ajouter, sur 30 hectares, un éco-quartier de 3 000 logements.

Beliris et le piétonnier du centre

La Ville, elle, se lance dans le réaménagement des boulevards du centre, qui seront partiellement piétonnisés. Le chantier devrait démarrer en 2016 et durer un an et demi. De Brouckère deviendra une place digne de ce nom, ornée d’une oeuvre d’art. La zone piétonne s’étendra jusqu’à la Bourse, parcours rythmé par des placettes. Au-delà, le boulevard réservera un espace limité à la voiture. La place Fontainas sera verdurisée et reliée à un parc à créer. Le dossier de réaménagement des boulevards est inscrit depuis 2001 déjà dans les crédits Beliris, le fonds de soutien aux grands projets d’infrastructures bruxellois. La réalisation du piétonnier cher au bourgmestre Yvan Mayeur (PS) dépend donc des intentions de Didier Reynders (MR), nouveau ministre de tutelle de Beliris. En principe, le fonds financerait le projet à concurrence de 12 millions d’euros.

Loin du centre, près du village de Haren, petit morceau de la Ville situé le long de la frontière avec la Flandre, doit voir le jour, vers 2018, un complexe pénitentiaire géant, le plus grand du pays. Le gouvernement a choisi, pour construire et entretenir les lieux, le consortium privé Cafasso (le groupe australien Macquarie, associé au groupe flamand Denys). Cette nouvelle prison doit remplacer celles de Saint-Gilles, de Forest et de Berkendael. Mais les riverains sont plus mobilisés que jamais contre le projet. Ils craignent la saturation du trafic dans le centre de Haren et sur la chaussée de Haecht, déjà très fréquentée. Ils dénoncent aussi la disparition du Keelbeek, l’espace vert sur lequel la prison doit s’élever, que l’exécutif bruxellois a refusé de classer.

Le pénitencier de Haren dans l’impasse

Avec une capacité de 1 190 détenus, répartis sur huit unités, le village-pénitencier représentera une surface de 51 000 mètres carrés de bâtiments, sans compter les surfaces extérieures. Handicap : le site est enclavé et peu desservi en transports en commun. La question de l’accessibilité de la prison se pose pour les familles des détenus, les avocats… Aucune réponse n’a été apportée à ce jour au défi de la mobilité. On ne sait même pas comment il est prévu d’entrer sur le site.  » La Région flamande marque son accord pour que l’entrée soit située sur le boulevard de la Woluwe, à Machelen, mais on imagine mal que l’accès à la plus grande prison bruxelloise se fasse par la Flandre, avoue Alain Courtois. Si l’entrée est prévue ailleurs, il faut bien reconnaître que le village de Haren et la chaussée de Haecht étoufferont sous le trafic.  »

Pour résoudre la question du transfert des détenus entre la future prison et le Palais de Justice de Bruxelles, la solution avancée est d’installer des chambres du conseil, des chambres de mises en accusation et des tribunaux correctionnels au sein même de la future prison.  » Je m’y oppose, clame Courtois : la proposition va à l’encontre de l’équilibre entre réquisitions du Parquet et droits de la défense. Elle contribue à renforcer le sentiment d’un système judiciaire opaque.  »

Bref, le dossier patine, malgré les commissions de concertation qui réunissent la Régie des bâtiments, la Ville, les Régions bruxelloise et flamande, les riverains, les magistrats… Dans le même temps, des professionnels du milieu carcéral jugent inhumaines les infrastructures de plus de 300 détenus. D’autres experts dénoncent le coût énorme pour l’Etat du système de partenariat public-privé (PPP) adopté pour la construction et l’entretien de la prison de Haren. Ne vient-on pas d’apprendre que le département de la Justice a les poches vides, ne peut plus payer ses factures et coupe dans ses frais d’entretien de bâtiments ?

Haro sur le musée du Canal

Le projet d’un musée d’art moderne et contemporain dans l’emblématique immeuble Citroën, le long du Canal, est encore plus malmené. Attaqué par la N-VA et boudé par Didier Reynders, vice-Premier ministre MR, il est peut-être déjà mort-né. Fin octobre, deux députées régionales N-VA ont fait savoir qu’elles s’opposaient à la perspective de voir les collections fédérales d’art moderne abritées dans ce musée promu par la Région bruxelloise. De quoi donner des sueurs froides au ministre-président PS Rudi Vervoort, qui s’est enthousiasmé pour ce projet. Une inquiétude d’autant plus justifiée qu’Elke Sleurs, la nouvelle secrétaire d’Etat ayant la tutelle sur le Musée des Beaux-Arts, institution dont dépend la collection, est elle-même N-VA.

Les deux élues nationalistes flamandes renvoient à l’accord de gouvernement fédéral, selon lequel la collection d’art est  » une et indivisible « . Le transfert des collections entreposées dans les réserves du Musée des Beaux-Arts dépend donc de la bonne entente entre le fédéral et la Région, coopération qui, prévoit déjà Vervoort,  » ne sera pas un long fleuve tranquille « . Le ministre-président assure pouvoir finaliser début 2015 la négociation d’acquisition de l’ensemble du bâtiment avec le groupe PSA Peugeot Citroën, dont les activités encore situées place de l’Yser seront relocalisées à proximité. Pour rentabiliser l’investissement, la Région compte réaliser une opération immobilière sur la partie dédiée au logement, soit quelque 40 000 m².

Quant au musée (15 000 m² d’exposition et 3 500 m² de stockage), il est censé dynamiser une zone jusqu’ici délaissée par les touristes.  » Sa localisation permettrait de déconcentrer l’offre culturelle à Bruxelles, estime Isabelle Pauthier, directrice de l’Arau. Sur cent musées bruxellois, une dizaine seulement se situent au-delà du Canal, au nord-ouest de la capitale.  » L’échevin bruxellois Philippe Close (PS) défend lui aussi bec et ongles le musée, mais d’autres voix, y compris à la Ville, reconnaissent à demi-mots que la localisation au Canal est un pari à haut risque :  » Les visiteurs de la Grand-Place et des musées du Mont des Arts s’aventureront-ils jusque-là ?  »

Michel Draguet peu convaincu

Très optimiste, Rudi Vervoort espérait pouvoir inaugurer les lieux dès 2017, en fin de législature. La Région a étudié ces derniers mois les besoins en superficie et en aménagements avec les équipes de Michel Draguet, le patron du Musée des Beaux-Arts. Mais l’idée d’un musée au Canal ne les a pas convaincues.  » La Région nous a posé des questions, nous avons répondu et précisé nos besoins, mais le projet n’a jamais existé au niveau fédéral « , relève Draguet, qui attend  » un cadre politique plus clair  » avant un éventuel déménagement des collections.

Les parlementaires N-VA plaident pour un musée d’art contemporain au Cinquantenaire ou au Mont des Arts, mais demandent  » qu’on entretienne ce qui existe plutôt que de lancer des projets d’infrastructures nouvelles « . De son côté, Didier Reynders, dont dépend le fonds Beliris, dit attendre  » un vrai projet « . Pour le vice-Premier MR, il n’est pas question d’amputer les établissements fédéraux et les programmes de mobilité dans la capitale pour construire un nouveau musée. Non sans ironie, il relève que la Région bruxelloise compte acheter le bâtiment Citroën… avec l’aide du fonds Beliris. Et sans garantie qu’une collection y arrive un jour.

Du coup, Vervoort réplique que si Reynders ne veut pas payer, la Région financera elle-même l’acquisition. Quant aux collections, à défaut d’accord sur leur destination, elles risquent, à terme, d’être dispersées. Ne dit-on pas, en coulisses, que la N-VA cherche déjà à établir un inventaire des collections du Musée des Beaux-Arts ?

Par Olivier Rogeau

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