Dans leur nouvel opus consacré à la guerre 40-45 en Belgique, Bruno Deblander et Louise Monaux brossent un saisissant portrait de cette sombre période et nous proposent des témoignages inédits qui, en ces temps troublés, sont autant de formidables leçons de résistance et de résilience.
Des tranches de vie de citoyens » ordinaires » par leurs origines, mais souvent extraordinaires par leur force de caractère et leur détermination à l’épreuve des deux grands conflits mondiaux, l’historienne Louise Monaux et le journaliste Bruno Deblander ont fait un véritable genre per se. Après un premier ouvrage consacré à la Seconde Guerre mondiale, centré sur des parcours individuels, et un opus consacré à la » der des der » de 1914-1918, les auteurs ont voulu approfondir et élargir leur angle de vue en se penchant, cette fois, sur le sort des familles, que la guerre a séparées, déstructurées, parfois décimées. Adoptant une logique chronologique, ils ont découpé leur ouvrage (1) en six grands chapitres consacrés respectivement à l’invasion, l’Occupation, la déportation, la Résistance, la Libération et les Ardennes. A travers une série d’encadrés explicatifs, consacrés par exemple à l’organisation de la » Militärverwaltung » (administration militaire régissant la Belgique et le nord de la France) ou au système des Stalag (pour soldats) et Oflag (pour officiers), ils remettent également les témoignages humains dans une perspective historique et pédagogique qui permet de mieux en saisir les enjeux. Focus sur trois de ces parcours à la fois emblématiques et exceptionnels…
» Acquitté faute de preuves ! »
Dans la foulée de leur fulgurante blitzkrieg, les Allemands occupent Bruxelles dès le 17 mai 1940. Alors que certains s’apprêtent déjà, par idéologie ou au nom de la » politique du moindre mal « , à chercher des accommodements avec l’ennemi, d’autres vont rapidement développer un esprit de résistance. Jean Derissen avait 9 ans en 1940. Il se souvient parfaitement de cette période : » Bien que n’étant pas issu d’une famille de mélomanes, mon père était devenu un violoncelliste très doué. Avant-guerre, il se produisait dans des cinémas, où il y avait encore des orchestres, et fut ensuite engagé à l’INR, la radio publique. C’est là qu’il s’est lié d’amitié avec Nahum Sluzsny, un jeune pianiste très prometteur. Au printemps 1942, la situation des Juifs, déjà précaire, s’aggrave encore et c’est tout naturellement qu’il décide d’héberger son ami et la femme de ce dernier, Esther. » Après ce premier acte de courage, le père de Jean Derissen s’engage plus avant encore dans la Résistance. Affilié au Front de l’indépendance, il héberge d’autres personnes, cette fois-ci qu’il ne connaît pas et se lance également dans l’impression de tracts antinazis. Mais un jour, la chance tourne. Le chef de son réseau, un certain Piet Lauwers, est arrêté par les Allemands, en possession d’un agenda où figurent les noms des membres du groupe. Cette imprudence permet à l’occupant de remonter la filière : » Mon père a été arrêté lors d’une répétition de l’orchestre, se souvient Jean Derissen. Prévenue par un collègue de ce dernier, ma mère s’est mise dès le lendemain à remuer ciel et terre pour savoir où mon père était détenu. Ayant finalement appris qu’il était au siège de la Gestapo, avenue Louise, elle nous a pris avec elle, ma jeune soeur et moi, pour aller parlementer au corps de garde. On l’a conduite dans un bureau du septième étage, celui de la section » antiterroriste « , tandis que nous patientions, ma soeur et moi, dans un couloir. »
La mère » casse-cou » et ses deux enfants ressortent sans avoir rien obtenu, mais la chance va encore tourner, cette fois-ci dans le bon sens. Grâce au fait que Piet Lauwers n’a pas dévoilé sous la torture les véritables activités du réseau, les chefs d’accusation se réduisent en réalité à peu de choses : » L’affaire a été transmise à un tribunal militaire, poursuit Jean Derissen. Or, les hauts gradés de la Wehrmacht qui siégeaient dans ce tribunal détestaient la Gestapo. Ma conviction, c’est qu’ils ont saisi la balle au bond pour démontrer à la fois l’ineptie de cette police secrète et l’inefficacité d’une instruction » bâclée ». Du coup, mon père est sorti libre du palais de justice. Ma mère et moi l’attendions à la sortie et je l’entends encore qui répétait sans cesse, incrédule mais soulagé : « Acquitté faute de preuves ! » »
Roulette russe
Quoique d’une tout autre nature, le parcours de Nicolas Wégimont illustre lui aussi cet esprit de résistance, et aussi une incroyable résilience. Ce mitrailleur du 12e de ligne a 29 ans lorsqu’il est fait prisonnier, comme beaucoup de ses camarades, au mois de mai 1940. Il est envoyé en captivité au Stalag IA de Stablach, en Prusse orientale et, de là, affecté au » Kommando » de Schlossberg, qui a la particularité d’être le camp situé le plus à l’est du Reich. Se retrouvent là notamment des Belges et des Français de toute condition qui vont travailler dans des fermes avoisinantes ou dans des ateliers de mécanique. Au sein de ce camp, un petit noyau va bientôt mettre en oeuvre une forme de résistance par la culture : » A un moment, raconte Jean Wégimont, le fils du prisonnier, ils ont joué Les temps modernes de Chaplin, qu’ils ont adapté en pièce de théâtre. Avec des matériaux de récupération, ils créaient une scène, des décors, des costumes. Mon père était un très bon musicien amateur et, sous l’impulsion de Jules Ruwet, un musicien liégeois assez connu avant-guerre, ils avaient monté un orchestre qui accompagnait ces représentations et qui donnait une bouffée de liberté aux autres prisonniers. » Un jour de juin 1941, ils iront jusqu’à mettre en scène une mémorable version du Mariage de mademoiselle Beulemans devant un parterre d’officiers allemands, et de prisonniers belges, français et polonais. Jules Ruwet et son complice Nicolas Wégimont leur avaient préparé une surprise : en lieu et place de la traditionnelle marche nuptiale qui marque le » happy end » de la pièce, l’orchestre entame une flamboyante Brabançonne, bientôt reprise en choeur par l’ensemble de la troupe, au grand dam du colonel Von Pirch, qui commandait le Stalag…
Et la vie s’écoule ainsi pour Nicolas Wégimont jusqu’en avril 1945. Le IIIe Reich est à l’agonie et, face à l’avancée des Soviétiques, les gardiens du Stalag IA regroupent leurs prisonniers pour entamer une terrible marche vers l’ouest, dans le froid mordant de ce faux printemps. A Königsberg, les geôliers abandonnent leurs prisonniers, qui vont alors croiser les avant-gardes de l’Armée rouge. » Des troupes très peu disciplinées, indique Jean Wégimont, composées en grande partie de condamnés de droit commun à qui l’on donne carte blanche pour terroriser l’adversaire. Ceux-là même qui pilleront et violeront à Berlin et ailleurs. » C’est alors que Nicolas Wégimont va vivre une scène de cauchemar, qui n’est pas sans évoquer Voyage au bout de l’enfer, le film de Michael Cimino : » Un épisode que mon père avait toujours du mal à raconter. Leurs » libérateurs » russes les ont alignés contre un mur, avec trois de ses camarades. Et c’est là qu’a commencé le sinistre jeu de la roulette russe. Son revolver à barillet chargé d’une seule balle, un soldat a mis en joue le premier homme, puis le deuxième. Vient le tour de mon père. Le soldat presse à nouveau sur la détente. Clic… Il est sauvé. Le quatrième homme était surnommé » P’tit René « . C’était le cadet du groupe, un jeune gars sympathique qui habitait Rochehaut, au bord de la Semois. Il n’aura pas la chance de ses camarades. » Ce n’est que début juillet 1945 que, à l’issue d’un long périple à travers l’Europe dévastée, cahoté dans le même type de wagon à bestiaux qui l’avait conduit à Stablach en 1940, Nicolas Wégimont rejoindra la Belgique et les siens. Son fils Jean, un petit garçon de 7 ans, découvre enfin ce père qui n’était jusqu’alors pour lui qu’une photo dans son cadre.
Trois frères
Poussé lui aussi par ce besoin de transmettre une part de mémoire aux nouvelles générations, Melvyn Fishel s’attache depuis quelques années à rassembler la documentation la plus précise sur l’histoire, peu banale, de sa famille. Ses grands-parents, Mendel et Emily, ont émigré de Liverpool en 1921 pour s’installer à Anvers. » C’étaient des négociants en textiles, enchaîne Melvyn. Ils étaient d’origine juive lithuanienne, mais de nationalité anglaise. Ils ont eu trois fils : Benny l’aîné et mon père Leonard (Len) étaient également anglais. Le dernier, Léon, né en Belgique, était encore à l’école en mai 1940. » Quand la guerre éclate, le grand-père, Mendel, voulant mettre sa famille à l’abri, décide qu’ils partiront à vélo vers la frontière française. Mais arrivé à La Panne, pris d’une soudaine appréhension, il demande à son aîné, Benny, de retourner à Anvers pour voir si du courrier urgent ne les y attend pas. » Effectivement, poursuit Melvyn Fishel, une lettre du consulat les avertissait de se rendre d’urgence à Ostende pour y être rapatrié en Angleterre. Mais le courrier datait de plusieurs jours et le bateau salvateur n’avait pas attendu mes grands-parents. »
N’ayant d’autre choix, toute la famille Fishel revient donc à Anvers. Quelques semaines plus tard, un policier belge se présente à leur domicile et demande si les deux fils aînés, Bernard (Benny) et Leonard, sont présents. » Mon père Leonard, qui lui avait ouvert, a répondu par l’affirmative. Dès le lendemain, une voiture militaire allemande venait les » cueillir « . Ils ont été arrêtés en tant que civils britanniques en âge de porter les armes et non en tant que Juifs, ce qui leur a en fin de compte sauvé la vie. » Après avoir été incarcérés dans diverses forteresses belges, ils sont finalement convoyés vers l’Ilag VIII de Tost, en Silésie. » Il s’agissait d’un camp d’internement destiné aux civils, signale Melvyn, mais qui n’avait rien à voir avec un camp d’extermination. » Les deux frères recevront des colis de la Croix-Rouge et aussi du courrier de leurs parents et de leur cadet, restés à Anvers. Du moins jusqu’à la mi-42. » En août 1942, explique Melvyn, mes grands-parents reçurent un avis de se présenter à la caserne Dossin à Malines. Tout est ensuite allé très vite. Leurs biens ont été confisqués et ils ont été déportés à Auschwitz. Comme ils avaient déjà la cinquantaine passée, ils n’ont pas été sélectionnés pour travailler et ont été immédiatement conduits à la chambre à gaz. » Quant à Léon, le cadet, il périra lui aussi à Auschwitz en novembre 1942. Il avait 20 ans. Les deux frères survivants, Benny et Leonard, ignorant toujours le sort réservé à leurs parents, sont finalement libérés par la 8e armée britannique. » Alors que mon oncle Benny est retourné vivre en Angleterre, mon père s’est réinstallé en Belgique, conclut Melvyn. Il y a épousé Dora, une jeune fille polyglotte qui lui avait écrit sans relâche tout au long de sa captivité et qui deviendra ma mère. »
(1) 40-45 Apocalypse en Belgique. Mémoires familiales,par Louise Monaux et Bruno Deblander, éditions Racine, 175 p.
Par Alain Gailliard