En situant son nouveau roman à Auschwitz, en mêlant romance et horreur, ironie et empathie, le trublion des lettres britanniques joue sur la corde raide. Rencontre avec un équilibriste surdoué.
Y aura-t-il polémique ? Sur le papier, tous les ingrédients sont présents. Un auteur britannique, Martin Amis, un rien sulfureux, dont l’humour corrosif n’aura cessé depuis des lustres de déclencher l’ire (dans le désordre, des traditionalistes, des royalistes, des islamistes…) ; un sujet, l’Holocauste, propre à susciter le courroux ; et, dès septembre 2014, la vive réaction de deux maisons historiques – et prestigieuses – de l’auteur de Guerre au cliché, l’Allemand Carl Hanser Verlag et le Français Gallimard, qui décident, dans un seul élan, de ne pas publier La zone d’intérêt. Pour raisons financières, avance Carl Hanser Verlag, qui explique que, Martin Amis n’étant pas une figure littéraire majeure en Allemagne, il n’y a aucune chance que son nouveau livre soit un best-seller. Pour raisons littéraires, selon Gallimard, l’éditeur des Bienveillantes, de Jonathan Littell, qui n’a pas trouvé le roman » très convaincant « .
Plusieurs mois ont passé depuis l’automne, et Calmann-Lévy s’est empressé de prendre la relève de Gallimard (signant, à l’occasion, pour le roman suivant). » Tout nouveau roman est un défi, confie Amis (voir aussi notre interview ci-contre) ; mais avec celui-là, j’avais, me semble-t-il, des responsabilités particulières, je marchais sur des oeufs. Or, il n’y a eu ni révolution ni objection. J’ai même reçu des lettres de déportés me disant leur contentement. » Un satisfecit dû, nul doute, à la centaine de livres lus sur la période. » Cela fait plus de cinquante ans que le sujet me passionne. J’ai écrit un premier roman sur ce thème, en 1991, La Flèche du temps (NDLR : l’autobiographie d’un médecin d’un camp de concentration), et en publierai sûrement un troisième plus tard. En notant que la haine nazie est, littéralement, impossible à comprendre, que le « pourquoi » reste sans réponse, Primo Levi, mon mentor, nous a ouvert les portes de la fiction. »
La Zone d’intérêt (soit le camp d’extermination d’Auschwitz, selon la terminologie nazie) commence par un coup de foudre – » C’est cette idée de romance au sein d’un camp et le contraste entre l’horreur des chambres à gaz et les tourments du coeur qui a servi, dit Amis, de déclencheur à l’écriture. » Angelus Thomsen, dit » Golo » , le premier narrateur, neveu du secrétaire particulier de Hitler (Martin Borman) et directeur de l’usine Buna-Werke (fabrique de caoutchouc), tombe amoureux de Hannah, la gironde épouse du commandant du camp, l’alcoolique Paul Doll. Ce dernier, à l’ascension fulgurante depuis son poste à Dachau et deuxième voix du récit, autoproclamé » homme normal « , s’inquiète de l’éloignement de sa femme et… s’active, dès potron-minet, à la réception des convois de déportés et à leur » selektion » – scènes les plus ravageuses du roman. Quand Golo manie l’humour (remarquant, l’air de rien, les » yeux d’un marron foncé guère patriotique » de Hannah), Doll se façonne une morale imparable : » Le « Bien » et le « Mal », le « bon » et le « mauvais » : tous ces concepts ont fait leur temps. Sous l’ordre nouveau, certains actes ont des conséquences positives, d’autres, des conséquences négatives. C’est simple comme bonjour. Et, alors que le premier, fermant les yeux, cauchemarde sur des visions de squelettes recouverts de peau, le second sadise Szmul, le chef du Sonderkommando, » le vautour du crématoire « , la troisième voix de ce récit.
Qui peut juger les Sonderkommandos ?
Tout le monde en convient : Szmul, le déporté chargé de l’élimination des prisonniers, est l’homme le plus triste et le plus incompris du camp. Il a perdu la foi, se débat avec sa conscience, parle de son » désir animal, voire minéral de durer « , sauve un ou deux juifs par convoi, et a décidé d’enfouir son journal de bord pour que le monde connaisse un jour la vérité. Qui peut juger les Sonderkommandos ? s’interroge aujourd’hui Martin Amis, faisant référence encore une fois à Primo Levi. Juger le grossier et grotesque Doll, dont l’auteur met en exergue avec un humour dévastateur la folie et l’aveuglement, semble en effet plus aisé. Comme il est facile de détester la gardienne Ilse Grese (hybride des deux monstres, bien réelles, Irma Grese et Ilse Koch). Même sentence pour les agissements des ingénieurs de la compagnie IG-Farben ou pour ceux des médecins prêts à toutes les horreurs, non par haine des juifs, mais par simple opportunisme. L’officier SS Thomsen, lui, subit un traitement à part. » C’est un « obstruktiv Mitläufer », un obstructeur, comme le furent 40 % des Allemands, explique Martin Amis. Il suit le mouvement tout en faisant de son mieux pour traîner les pieds et mettre un grain de sable dans la machine. »
Après lecture de ce brillant roman choral, à la provocation savamment dosée, alternant gravité et humour noir, satire et historicité, marivaudage et chambre à gaz, il y a fort à parier – et à espérer – que La zone d’intérêt suscite plus d’enthousiasme que de réprobation.
La zone d’intérêt, par Martin Amis, trad. de l’anglais par Bernard Turle. Calmann-Lévy, 394 p.
Par Marianne Payot