Marie enceinte incognito

Pendant sept semaines, Le Vif/L’Express part à la découverte des sept plus beaux objets d’art du pays. Pour continuer la série, voici…

La Vierge, presque mère, se distingue à peine des autres villageois, dans cette £uvre abondamment copiée, et dont les Musées royaux des Beaux-Arts, à Bruxelles, possèdent deux versions – l’une du père, l’autre du fils…

Dans ce village inventé du Brabant flamand, qui ressemble peut-être au patelin du peintre (mais on ignore où Breughel est né – près de Breda, ou dans le Limbourg belge, à Grote ou Kleine Brogel), l’hiver bat son plein. Chacun, paysanne rondelette, gamin hirsute, vilain transi par le froid, le béret vissé sur les sourcils, vaque à ses occupations. Sur le lac gelé, comme le bac est figé par la glace, des silhouettes passent l’eau à pied. Des enfants jouent à glisser, tels des toupies, sur leurs luges en mâchoire de bovidé. Au premier plan, une femme égorge un porc dont le sang coule dans une écuelle à long manche, tandis qu’une autre, sans effort apparent, extrait une seconde victime de l’auberge, tenant le cochon criant par les oreilles. Que l’animal emprunte la porte principale du  » restaurant « , la clientèle s’en moque éperdument – autant, d’ailleurs, que du sort qui l’attend. C’est la morte saison, on l’a dit, et c’est surtout le XVIe siècle : qui se soucie d’un peu de fange sous les chaises ? La foule a un autre souci : payer la dîme au percepteur de Charles Quint attablé dehors. Dans la file, ça grince, ça soupire, ça joue des coudes. Et personne ne semble remarquer l’arrivée d’un petit prince, encore niché bien au chaud dans le ventre maternel… Flanquée d’un b£uf roux, juchée sur une bourrique que mène, l’air absent, son charpentier de mari, Marie, belle, inconnue et enceinte, s’emmitoufle dans une cape bleue. Sans attirer l’attention, parfaitement anonyme dans la lumière rose de fin de jour, le couple se hâte vers le lieu d’enregistrement qu’évoque l’Evangile de saint Luc :  » En ce temps-là parut un décret de César Auguste […] Tous allaient se faire dénombrer […] Joseph monta de la ville de Nazareth en Galilée à la ville de Bethléem en Judée, avec Marie, son épouse, qui était grosse…  » Le hameau frissonnant est bien loin d’évoquer le Moyen-Orient. Mais comme explose, ici, le talent du maître, qui réussit habilement le télescopage, presque par accident, d’un épisode biblique (le recensement des juifs) et d’une réalité qu’il a continûment sous les yeux (le paiement du détestable impôt) ! La mère du Christ ballotée à dos d’âne, à deux doigts d’accoucher, le fils de dieu prêt à paraître parmi les hommes, et ces hommes, justement, pris dans leurs tracas quotidiens… Au départ de détails réalistes, Breughel restitue une image synthétique de l’humanité résignée à la précarité de son destin. Magistral.

L’entreprise de tableaux Breughel

Dans son bureau de l’immeuble qu’occupe, un peu en retrait des Musées royaux des Beaux-Arts, à Bruxelles, la direction de ces derniers, Véronique Bücken, conservateur au département Art ancien, connaît parfaitement le tableau. C’est une star – pas la dame, mais la peinture. C’est vers elle, et vers les Magritte, que le gros des touristes convergent toute l’année. Acheté par l’Etat belge 9 000 francs en 1902 (pas cher, même pour l’époque) aux héritiers d’un collectionneur anversois, Le Dénombrement de Bethléem, signé Bruegel sans  » h « , daté 1566, est bien le chef-d’£uvre que les galeries du monde entier nous envient : il est en effet l’original, celui qui servit de modèle, dès 1600, à plusieurs copies anciennes exécutées dans l’atelier du fils aîné de l’artiste, Pierre Breughel le Jeune. Treize Dénombrements sont en effet parvenus intacts jusqu’à nous : neuf appartiennent à des musées (à Anvers, Lille, Caen, Arras, Maastricht…) et quatre font la gloire de particuliers. Ne l’oublions pas : la famille Breughel, c’est une entreprise de tableaux qui marche du feu de dieu. Le père, Pierre le Vieux, s’est marié sur le tard, en 1563, avant d’engendrer trois descendants qu’il connaîtra peu : une fille dont on a rarement parlé, et deux fils barbouilleurs, Pierre le Jeune (dit d’Enfer) et Jan, l’éblouissant Breughel de Velours.  » Le Vieux est mort quand le Jeune avait 5 ans. Ce qui fait que les visiteurs s’embrouillent un peu « , confie un des gardiens de la salle 68 (celle des Breughel), qui s’empresse de retourner son badge, afin de cacher son nom. Interdit de parole aux journalistes, comme tous ses collègues ( » ordre de la direction ! « ), il recommande de s’en remettre aux officiels.

Une lumière de génie

Véronique Bücken, donc, aimable et compétente. Mais fatiguée d’entendre les milliers d’interprétations que des centaines d’études ont données aux détails du Dénombrement. Le château en ruine, qui évoquerait l’ancienne Eglise par rapport à la nouvelle, symbolisée par la maison en cours de construction ?  » Oui, bof.  » L’homme au chapeau large penché dans le potager du lépreux : un voleur de choux, clin d’£il de Bruegel à la cupidité des Espagnols ?  » Ah, tiens ? J’avais lu que c’était un gitan. Je suis toujours étonnée par ce qu’on imagine…  » Et c’est normal : un sacré filou, ce Bruegel ! On rapporte qu’il s’infiltrait dans les mariages et les kermesses, pour bambocher à l’£il et capter les singeries de fêtards mal dégrossis, qu’il se plaît ensuite à reproduire. Mais vrai : il entremêle aussi des scènes et des édifices dont le sens, aujourd’hui, nous échappe. Aussi la spécialiste préfère-t-elle analyser la façon dont il suggère le mouvement.  » Notez les personnages à l’arrière-plan : beaucoup vont par trois. Ces trios exécutent la même action à des stades différents : le découpage de leurs gestes évoque la technique du cinéma…  » Et la neige, oh la neige ! Bruegel en module si finement la blancheur, qu’il la rend poudreuse, foulée, salie, givrée, immaculée :  » A son époque, on représente déjà la neige sur des enluminures. Mais Bruegel est un des tout premiers à la mettre en scène dans des tableaux de chevalet. A sa suite, le thème du paysage enneigé connaîtra un succès considérable.  » Par des glacis et des dilutions qui laissent affleurer, par transparence, le blanc de la couche de fond, il restitue la réverbération de cette fin d’après-midi de décembre comme personne. Une lumière de génie, une aura quasi irréelle, à rendre fous les amateurs de puzzle…

Sur les traces du père

Un sujet religieux, plus une peinture de genre, plus un paysage à vol d’oiseau :  » Ce tableau, c’est aussi trois en un « , relève Véronique Bücken. Et la preuve, par 164 centimètres sur 115, que Bruegel est le champion de l’agencement des trivialités quotidiennes.  » Voyez, au centre, la petite dame armée de son manche de brosse : ça n’a aucun sens de balayer la neige comme ça, et pourtant, sa présence, convaincante et indispensable, équilibre parfaitement l’£uvre.  » A l’inverse de ses compatriotes, Bruegel ne se laisse pas tenter par les courants artistiques antiques. Les torses glorifiés, bien proportionnés ? Très peu pour lui. Son truc, c’est le facteur humain. La réalité rustique. Le genre mineur. Un style inclassable, qui néglige la minutie du rendu au profit d’une écriture ronde et allègre, qui apporte à ses personnages de BD une vivacité captivante. Son aîné mettra certainement ses pas dans les siens. Avec talent, certes, mais sans l’excellence paternelle. La preuve dans la salle 68, où les générations se cognent. Un des Dénombrement peint par le fils répond à celui du père.  » En moins bien, chuchote notre gardien muselé. Regardez le soleil rouge. Il manque chez le rejeton… « . Alors, cherchons-y les différences. Dans la copie, qui tire nettement vers les bruns, figurent davantage d’oiseaux et un arbre plus grand. Mais l’homme qui attache ses patins au bord de l’étang, le corbeau perché sur un tonneau, le trou à la surface gelée et la roue posée contre la cabane ont en revanche disparu… Piet le Jeune avait-il, oui ou non, le Dénombrement original sous les yeux ? On l’ignore. Selon les uns, il aurait plutôt travaillé d’après un calque ou un dessin de son père ; selon les autres, il aurait bien connu le prototype, tout en en prenant délibérément ses distances.  » Les copies ont toutes été réalisées dans l’atelier du fils, assure la spécialiste ; mais peut-être faut-il envisager qu’il y eut aussi des copies secondaires, soit des copies de copies…  »

A-t-elle au moins abordé toutes ces nuances, celle qui décrit l’£uvre au pas de charge ? Et rendu aux père et fils ce qui leur revenait ? Abandonnant le Dénombrement, où elle commentait sûrement, à grand renfort de gestes arrondis sur son ventre, la condition intéressante de Marie, une guide japonaise a entrepris de déplacer son groupe de visiteurs asiatiques et las vers La Chute d’Icare. L’étiquette du tableau n’est pas avare en points d’interrogation :  » Pieter Bruegel I ? ? 1527/28 ? – Bruxelles 1569 « . L’£uvre n’est en effet pas formellement attribuée au premier représentant de la dynastie familiale. Mais qui, parmi la foule de touristes, s’en souciera ? Devant le tableau qui narre la noyade  » sans intérêt  » du fils de Dédale (encore une scène où le sujet principal passe quasi inaperçu), tous défilent fatigués, ironiquement indifférents à son terrible thème : l’apathie avec laquelle les humains voient souffrir leurs semblables… Et reviennent les phrases versifiées de  » Musée des Beaux-Arts « , de W.H. Auden. Le poète britannique y écrit qu’  » en matière de souffrance, ils n’avaient jamais tort, les Vieux Maîtres […] Dans l’Icare de Breughel, par exemple : le soleil brillait Comme il devait sur les jambes blanches disparaissant dans l’eau Verte ; et le délicat vaisseau coûteux qui dut avoir vu Quelque chose d’étonnant, un gamin tombant du ciel, avait quelque port en vue et naviguait calmement…  » Le poème d’Aden pèse un peu sur l’estomac. On a du mal à imaginer le facétieux Bruegel aussi sérieux : ces guiboles sans corps aux moulinets désespérés, ne jettent-elles pas finalement, sur la toile, une touche incongrue magnifiquement désopilante ?

La semaine prochaine

5. LE RETABLE DE SALUCE

Retrouvez l’ensemble de notre reportage photo sur www.levif.be

En pratique

Le Dénombrement de Bethléem se trouve aux Musées royaux des Beaux-Arts (Musée d’Art ancien), 3, rue de la Régence à 1000 Bruxelles. Accueil de 10 h à 16 h, sauf le lundi. Infos au 02 508 32 11 ou sur www.fine-arts-museum.be

VALÉRIE COLIN PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire